Perdu. Invar était perdu.
Sa vie jusqu'ici s'était résumé à un seul point d'ancrage; les hommes. Il y était né, il y avait grandi, avait peu à peu supprimé toute autre pensée pour se concentrer sur celle-là: les servir. Leur obéir et tuer des loups. Son pilier, son unique raison de vivre, son unique moyen de vivre. Sauf qu'il avait perdu les humains. Les traqueurs de loup du village avaient disparu de sa vie. Pourquoi? Pour la hargne et l'envie irrésistible de vengeance qui l'avait entrainée, trop obnubilé par les ardeurs de la traque, loin de la meute et de ses maîtres. A cause d'un traître. Une saleté de traître.
Il s'était trop éloigné des tranchées, et ne les avait plus retrouvées. Si elles avaient été plus proches, il aurai eu une chance que les humains le reconnaissent ou au moins le ramènent sans le connaître. Mais non. Il s'était retrouvé à errer, âme résignée à finir sa vie en esclavage sans la moindre volonté d'autre chose, projeté dans un monde qu'il ne voulait pas. Un monde peuplé de ceux qu'il avait traqué, chassés, combattus, tués depuis tant de temps. Un monde de loups. Invar n'était pas un loup. Il était un chien, merde. Un damné chien qui a laissé son sang de loup au moment où il a appris à renifler leur piste pour entraîner sur eux toute la meute humaine et condamner leur vie à finir sous les tirs ou dans l'arène.
Il était passé près d'une large faille dans le sol, d'où au fond scintillaient des remontées de magma. Il se souvenait vaguement d'avoir déjà abattu deux lupins dans le coin, un gris et un brun. Mais faire le chemin retour était une tout autre histoire. Parce que du haut d'une voiture et à pattes, ça n'avait rien de semblable. Comble de malheurs, la neige brouillait le peu de repères qu'il pouvait avoir. Toute cette liberté soudaine était si déconcertante, étrange, par rapport à la vie si bien rythmée qu'il avait eu là-bas. Déstabilisante. Il refusait à se dire qu'il s'y ferai; non, il retrouverai les humains et sa vie asservie, comme il retrouverai le traître pour le tuer.
Puis, cet endroit-là. Une ex-construction humaine, c'était sûr. Mais aucun bipède dans la zone, seulement quelques carcasses dessechées et dures comme du bois par le froid; les rafales brouillaient ses narines et les traces étaient effacées par les flocons. Ses oreilles ne percevaient que le sifflement du vent. Cet hiver était pire encore que les précédents; froid et plein de neiges. Les lupins mourraient en nombre cette saison, avait-il songé depuis le village en voyant le blizzard arracher les branches aux arbres et les cadavres congelés qui parsemaient le sol ici et là lors des traques. Désormais, c'était lui qui en faisait partie: ceux qui allaient mourir. Mais non, il ne mourrait pas. Non, il se battrait, il échapperai à la mort, parce qu'il retrouvera ses maîtres.
L'odeur de louve qu'il finit par croiser n'est pas ancienne. Du moins pas assez pour avoir été effacée par le vent et les tourmentes. Peut-être que cette sauvage voudrait lui indiquer la direction du village? Et si elle lui mentait? Si elle voulait le piéger? Si elle l'attaquait? ... C'était un risque à prendre. Aussi dangereux était-il. Aussi fourbes étaient les canins sauvages.
Il passa sa tête dans l'ouverture du rideau coloré. C'était ancien, vieux, mais ça avait tenu le coup. Mais Invar était trop obsédé par son objectif qu'il ne daigna pas examiner ce qui se trouvait autour de lui. A quoi ça pourrait lui servir, hein?

« Comment peut-on faire une chose pareille ... »

Ce qui fut une erreur puisqu'il ne comprit pas les paroles de la lupine. Elle sentait la meute (laquelle, il n'en savait strictement rien) et il tarda à découvrir l'origine de son dégoût: un cadavre, un cadavre des siens, qui trônait piteusement dans une cage au milieu du chapiteau. Il resta de marbre. Il avait tué des loups pendant trois années, chez les humains. Comme si le cadavre de l'un d'entre eux allait l'émouvoir.

« Eh, », gronda-t-il, tentant d'attirer l'attention de la femelle.

Il puait l'homme, le chien, et n'était sûrement pas attirant ou avenant avec sa fourrure emmêlée et pitoyablement faible, son air décharné, la lueur de farouche obéissance canine qui dansait au fond de son regard. Peut-être était-ce aussi une erreur de lui avair adressé la parole, en fait.