Les jours sont longs, les heures sont lentes et le temps, violent, meurtrier. Les saisons semblent refuser de prendre la place de l'hiver, comme si le ciel lançait sur le monde son courroux. Les loups se meurent, ici bas. Une quelconque entité supérieure le sait-elle ? Est-ce que quelqu'un, quelque part, nous regarde mourir les uns après les autres en se réjouissant de notre souffrance ? Je l'ignore. Pour ma part, je crois que le monde ne peut nous contrôler, que nous sommes maîtres de nos propres Destins. Si nous voulons souffrir, alors nous souffrirons. Et si nous voulons être heureux, alors nous le serons. Je ne cherche ni la douleur, ni le bonheur. Je cherche seulement à survivre, et pour ça je dois continuer de progresser pour protéger mon frère autant qu'il m'a toujours protéger. Nous sommes frères jusqu'à la fin des temps, et rien ne pourra plus jamais m'enlever un membre de ma petite famille. Je reviens des terres libres, où j'ai fais la malencontreuse rencontre d'une sauvage louve sombre, et même si je me suis fais massacrer je trouve encore la force d'en ricaner pour moi-même. Me faire latter par une simple louve de meute, quand quelques mois plutôt j'étais un chien de guerre que rien ne pouvait arrêter. Je mets la faute sur la disparition de ma mère, sur la longue attente infligée à mon frère et moi, à ces mois passés à ne rien faire d'autre que guetter un retour devenu inespéré. Heureusement que nous avons finalement décidé de partir à sa recherche. Il semblerait que nous aurions pu attendre bien longtemps qu'elle réapparaisse enfin à l'entrée de notre tanière dans les montagnes. Morte, elle ne risquait en effet pas de se pointer avant un sacré bout de temps. Je soupire doucement, immobile au milieu de la dune de sable. On me surveille, et ça depuis un bon moment. Le corps parfaitement statique, seul mon pelage ondule avec l'air froid et mes oreilles pivotent d'un côté et de l'autre pendant un petit moment. Les secondes passent, s'accumulant jusqu'à devenir d'interminables minutes. Mon traqueur est patient, mais je le suis davantage. S'il croit que je vais baisser ma garde, il se trompe. Qui cela peut-il être ? Le loup sombre ? Le brun ? La petite blanche ? Peut-être cet autre brun ou la louve d'ébène qui m'aurait encore suivi ? J'ai envie de ricaner, mais alors l'intrus attaquerait probablement. Je reste silencieux, immobile, comme si je n'existais plus. Comme si je n'étais qu'un mirage dans le blizzard. Et puis, un choc. Je gronde ma surprise, tombe en avant, perçois les touffes sombres qui me suivent. Regard émeraude ou améthyste, allez savoir. Je cherche à plonger mes crocs dans son encolure, mais n'y parviens pas. Je pousse sur mes postérieures pour me retrouver au-dessus de l'inconnu et, tous crocs dehors, je menace sa jugulaire. Mais elle attend. Elle ne bouge pas. Je la fixe longtemps dans les yeux, grondant, attendant qu'elle réponde, qu'elle me donne une raison de lui arracher la gorge. Et elle ne bouge pas. Et je comprends. Je me recule et fais un écart sans la quitter des yeux, j'ai du mal à y croire.

- Delta ?

Mais je n'attends pas sa réponse. Bien sûr que c'est Delta ! Je jappe, bondis sur elle pour plaquer mes grosses pattes sur son poitrail et la faire rouler à nouveau, avant de reculer tout aussi vite. Sans la quitter des yeux, je me sens retomber en enfance, lorsque insouciance était encore mon quotidien.

D'émouvantes retrouvailles, dignes d'une foutue histoire à l'eau de rose. Le genre de truc auquel Delta et moi n'avons jamais cru. Pourtant nous sommes là tous les deux, à se rouler l'un avec l'autre et se mordre avec tout l'amour que nous éprouvons l'un pour l'autre. Avec tous ces sentiments dans le regard, toute cette passion dans une relation qui n'a jamais eu d'autre but que la loyauté et l'amour fraternel. Elle est la petite soeur que je n'ai jamais eu, la sale gosse indomptable que j'ai longtemps aimé réprimandé sans vraiment croire à mes propres engueulades. Elle est la seule au monde que j'ai pu avoir regretté dans ma vie. La seule à laquelle il m'est souvent arrivé de penser en me demandant ce qui pouvait lui être arrivé, ce qu'elle pouvait être devenue. Elle a disparu un jour, et si nous sommes tous deux des loups sans attaches, je me suis parfois posé la question malgré tout. Je me suis souvent demandé si je finirais par la revoir un jour.

- Je ne pensais pas te revoir, Daren.

Je me recule légèrement avec un sourire attendri, le regard plongé dans ses orbes bicolores que je n'ai jamais pu me résoudre à oublier. Et puis, je lui mets un léger coup de museau dans la joue, l'air faussement outré.

- C'est toi qui t'es sauvée ! J'ai jamais quitté la grotte dans les montagnes, moi. J'espère au moins que tu as nourri ta soif d'aventures ?

Aventures dans tous les sens du terme, d'ailleurs, parce que je n'ai pas connu Delta pour sa pudeur ou pour un tempérament calme. Bien au contraire, la jeune louve volcanique est restée dans mes souvenirs une grenade prête à exploser à tout moment, et c'est ce qui m'a toujours maintenu à ses côtés.

Ainsi ma petite soeur n'a pas eu le choix, elle a été obligée de s'éloigner de moi. Dans un sens ça ne m'étonne pas. C'était probablement plus fort qu'elle, elle avait besoin de ça pour vivre, pour se sentir encore de ce monde. Delta n'a jamais été une sédentaire, elle a besoin de bouger, de voir de nouveaux paysages. Elle s'assied finalement, et je la suis dans un mouvement identique, comme un réflexe.

- Et toi, qu'es-tu devenu? La vie en meute te réussit, beau gosse.

Je lui mets un coup de tête affectueux en accompagnant mon geste d'un sourire en coin.

- Ne t'fiches pas d'moi, je n'ai jamais été aussi faible ... J'ai encore du boulot pour rattraper ce que j'ai perdu.

Et puis je pense à autre chose que j'ai perdu.

- Hassan et moi avons quitté les montagnes pour retrouver notre mère. Elle est morte ici, d'après les rumeurs ...

J'attends déjà son air grave pour compatir à ma douleur, mais je me refuse à le laisser aller au désespoir. La vie a pris ma mère, mais la vie me donnera bien un jour une nouvelle raison de vivre. Suffit d'être patient, et de se tenir prêt.

- T'en fais pas pour moi, j'm'en remets.

Un nouveau coup de tête et une lèche affectueuse sur le museau. Je suis heureux d'être là, à nouveau à ses côtés. Comme quoi le Destin nous réserve bien des surprises.

Delta n'est pas l'une de ces louves qui tombent amoureuses ou qui manipulent parce qu'elles ont besoin de quelque chose. Non, ma soeur est une louve authentique, indomptable, dont il faut gagner le respect pour oser espérer travailler avec elle, ou partager quoi que ce soit. Je crois que si l'un a gagné le respect de l'autre, c'est certainement pour nos tempéraments solitaires. Nous n'avions pas besoin de poser des questions pour en avoir les réponses, et nous nous contentions chacun de la présence de l'autre pour en éprouver un réconfort certain. Nous n'avons jamais eu besoin de bavarder des heures, le temps nous a permis d'apprendre l'un de l'autre tout ce qui nécessitait d'être su. Et les années ont passé, le temps nous a séparés, puis rassemblés et séparés encore. Nous nous aimions, mais nous n'avons pas éprouvé la dépendance de l'être aimé. Nous savions au fond que nos routes finiraient toujours par se recroiser. C'est ainsi qu'est née notre profonde amitié, notre presque fraternité, et c'est ainsi que nos vies continueront d'être menées. En parallèle, sur deux chemins différents qui, pourtant, resteront toujours liés l'un à l'autre. Le temps passe, les nos retrouvailles ne sont à mon goût pas assez longues. Mais les responsabilités m'appellent, et bien vite je devrais encore dire au revoir à ma petite soeur. Je fourre mon museau dans son encolure et inspire profondément, fermant les yeux.

- Je vais devoir y aller, la vie de meute attend mon rapport.

Mais, encore de longues secondes, je ne bouge pas. Là, tout contre elle, je me contente pleinement de son coeur battant contre le mien, et de son souffle emmêlant mon propre pelage. Un jour, peut-être, saurais-je la convaincre de laisser la solitude à d'autres et de me rejoindre dans la sécurité d'une vie de meute ...