Il m'est souvent arrivé de me demander comment était le monde, au delà des barreaux de ma cage et des grilles de l'arène. J'ai parfois vu l'extérieur, mais alors j'étais attaché à des chaînes et maintenu par des pattes humaines pour me battre contre un autre chien, des sortes d'entraînements maîtrisés avant les combats plus sérieux. Dans ma cage, quand je fermais les yeux et que le monde devenait assez obscur, assez silencieux pour que mon esprit sombre dans les néants ma trop jeune mémoire, je parvenais à voir des images. Des images floues, parfois des sons et des odeurs. Je ressentais des émotions que je ne me connaissais pas, et que je ne comprenais pas davantage. Je me réveillais en sursaut, parfois, après avoir vu des éclairs rouges zébrer un ciel de cauchemar et avoir regardé mourir des êtres informes dont la perte me faisait terriblement souffrir sans pouvoir m'expliquer qui étaient ces êtres pourquoi j'avais si mal, au fond de ma poitrine. N'importe quel être captif aurait imaginé une herbe plus verte, un monde vaste et de la nourriture à flot. Moi, je voyais des endroits comme ici. Des lieux dévastés, des prairies consumées par la guerre et la folie des hommes. Je n'imaginais pas un monde plus beau, ni même un monde meilleur. J'imaginais seulement être libre et retrouver quelque chose qui semblait me manquer à chaque instant. Cette chaleur, peut-être, dont j'appris plus tard qu'elle était le souvenir du corps chaud de ma soeur. Cette voix, peut-être, dont j'appris qu'elle appartenait à mon frère ou à mon père. Toutes ces nuances de souvenirs me poussaient à me relever chaque matin, comme si au fond, même si je semblais résigné à me battre jusqu'à en mourir, j'attendais que le destin me sorte de là pour me rendre ma liberté. Chaque jour, après chaque combat, je me relevais. J'ignore si j'ai gagné quoi que ce soit de cette année de captivité morbide. J'ignore si j'en ai tiré une quelconque vision du monde ou même une force plus importante, qu'elle soit morale ou physique. Ce que je sais, c'est que les lieux que je foule au fil des jours qui passent me sont toujours familiers. Comme si je les avais toujours connus. Comme si chaque matin, je me réveillais d'un mauvais rêve et que mon monde était revenu à la normale. Comme si, au fond, je n'avais pas vécu la plus grande partie de ma vie dans une foutue cage à attendre le prochain combat.

- Tu viens souvent ici ?

Elle a quelque chose. Quelque chose qui me pousse à la colère, qui remue dans mes entrailles un violent désir de vengeance et de cruauté. Mais il y a aussi cette autre chose. Une émotion profonde, enfouie encore plus profondément en moi, et qui semble vouloir surpasser la rage. Je la regarde longtemps, en silence, comme si je n'avais pas entendu sa question ou comme si je l'ignorais délibérément. Je ne la quitte pas des yeux, et dans ma tête les questions courent et les informations se mêlent pour former des noeuds compliqués qui, doucement, au fil des secondes que je laisse passer, se résolvent lentement. Un pelage immaculé, une chaleur réconfortante. Un regard franc, une voix rassurante. Cette présence à la fois respectée et admirée. Cette envie intarissable de la suivre à chacune de ses départs, mais la curiosité qui m'emporte et me mène loin dans les tunnels, devant ou derrière mon frère selon les humeurs de l'un ou de l'autre. Encore de longues secondes d'un silence pesant, comme si j'étais ce loup complètement fou que nombre de mes semblables pensent que je suis. Anya. Elle a tout, absolument tout de notre mère. Elle n'a omis aucun détail, n'a rien laissé au hasard. Elle est son clone parfait. Je hausse finalement les épaules comme si rien n'était. Comme si je ne l'avais pas fais poireauter plusieurs minutes sans ouvrir la gueule.

- Parfois ...

Et toi, ma soeur, viens-tu souvent par ici ? Tu sens les Navnik, alors que tu devrais être avec nous, à te préparer pour sauver un père qui n'est pas le tiens. C'est probablement pour ça que mon cerveau n'a pas réveillé ton souvenir avant aujourd'hui. Parce qu'il n'est pas ton père. Que ce combat n'est pas le tien. Dans mon regard naît cette lueur de tendresse et d'incertitude que seule ma famille fait brûler. J'ai tant de regrets. Tant de rancune pour ce que les hommes m'ont volé ...

La dernière fois, je ne devais pas faire plus de trente ou trente cinq centimètres de haut. La dernière fois, j'avais des pattes courtaudes et trapues, j'avais un corps minuscule et je ne tenais pas debout plus de quelques minutes sans trébucher ou tomber. La dernière fois, je ne rêvais que d'aventures et de nouveaux mondes à découvrir. L'univers ne me paraissait pas assez grand, la tanière bien trop étroite même si j'étais parfois bien heureux de m'y lover contre mon frère et ma soeur, plus au calme que jamais. Mon frère qui est mort, et ma soeur que je cache désormais du monde pour l'avoir forcée à quitter les siens. J'ai encore beaucoup de zones d'ombres dans ma tête. Beaucoup de tâches sur un tableau qui, du temps où je pensais comme un louveteau, me semblait si parfait. Je n'aurais à jamais que des bribes qui me reviendront furtivement le temps de certaines rencontres. Je n'aurais que des sons vifs, des odeurs à peine identifiables qui me reviendront en mémoire le temps d'un instant, juste pour me dire que la situation ne m'est pas inconnue. Je ne retrouverais jamais cette mémoire morcelée d'un louveteau de trois mois que les bipèdes ont arraché à sa famille, à sa mère, à sa meute. Je n'aurais jamais toutes ces images d'une enfance heureux, de jeux avec les louveteaux de la meute et d'entraînements auprès d'un mentor quelconque. Tout ce que j'ai, ce sont des souvenirs brutaux de sang et de blessures béantes. Des odeurs métalliques ou le goût de la chair. Le souvenir de la souffrance, de ma propre peau arrachée. Tout ce que j'ai, c'est une histoire à raconter et les connaissances d'un chien de combat. Il m'a fallu tant de temps pour comprendre à nouveau les miens, et pourtant je n'ai toujours pas récupéré tous mes souvenirs. Je ne reverrais jamais nettement le visage d'un frère qui a quitté ce monde sans que j'aie pu le protéger. Je ne verrais jamais le sourire de ma soeur lorsqu'elle a eu réussi son premier entraînement. Je n'entendrais jamais les félicitations de nos parents. Tout ça, je n'y aurais pas droit. Et pourquoi ? Parce que je n'étais pas là. Parce que ça ne fait pas partie de mon histoire. Autrefois, j'étais un louveteau ambitieux et téméraire. J'étais courageux, je ne désirais que protéger les miens et je m'étais promis de devenir le digne fils de mon père. Ca, je m'en rappelle. Parce qu'aujourd'hui encore, c'est tout ce qui m'anime. Ce désir ardent de lui montrer que non, je ne suis pas resté aussi lâche que la dernière fois qu'il m'a vu. J'ai changé. Je me suis battu, j'ai été mis à terre, massacré, relevé de force. Mais je n'ai jamais cessé de croire qu'un jour, je serais celui qui le sortirait de sa cage. La dernière fois qu'Anya m'a vu, j'étais son petit frère à peine sevré. Aujourd'hui je suis un jeune adulte prêt à mourir pour ses idéaux, pour son père, pour les siens. Aujourd'hui, je suis un Prince Navnik.

- Tu as ses yeux, Flamme du Dragon.

Je plisse imperceptiblement les paupières en la fixant de mes yeux bruns.

- Tu pense que je peux les peindre en bleu ?

Une touche d'un humour cynique pour cacher la rage qui brûle en moi. J'ai les yeux de celle qui a anéanti sa propre famille. J'ai les yeux de celle qui a abandonné les siens et laissé sa propre fille aux pattes de Sekmet, ceux-là mêmes qui avaient détruit la famille de mon père avant la mienne. J'ai les yeux d'une traitresse, et tout autant que je n'aurais jamais la même histoire que mes frères et soeurs, cette histoire qui devrait me revenir de droit, je n'aurais jamais les yeux de personne d'autre que de ma mère. Dans le regard de mon aînée, ce n'est pas la colère d'avoir elle aussi ces yeux bruns. C'est un tout autre sentiment. L'affection ? Le doute ? Un regard inquisiteur qui me scrute, comme pour me demander comment elle devrait se comporter aujourd'hui, face à moi. Face à son petit frère. Je la fixe dans les yeux, sans la défier du regard, et sans approuver aucune des émotions qui la traversent. Devrait-on seulement se poser la question, face à son propre sang ?

- Comment ... ?

Comment quoi ? Comment je suis resté en vie tout ce temps ? Comment je suis revenu alors que pendant près d'une année j'étais considéré comme mort ? Comment j'ai retrouvé la trace de ceux qui étaient ma famille, et qui n'ont même pas cherché à retrouver l'un des leurs ? Comment ai-je pu revenir alors que j'avais été abandonné avec mon père, l'Alpha légitime ? Comment est-ce que j'ai pu croire qu'aujourd'hui, près d'un an après nous avoir laissé seuls, notre famille aurait changé ... Je hausse à nouveau les épaules, parce que je ne suis capable de faire que ça face à elle. Je l'aimais, autrefois. Je l'aimais autant que j'aimais ma mère, et je n'étais jamais le dernier à sauter sur Anya pour tenter de la renverser et lui mordre les oreilles. Je n'étais jamais le dernier lorsqu'elle acceptait de redevenir un louveteau le temps d'une après-midi, quand mère s'éloignait et que notre soeur aînée veillait sur nous.

- La mort, c'tait pas drôle.

Et aujourd'hui, que se passera-t-il ?

Il m'est arrivé aussi de vouloir savoir ça. Si j'avais réellement changé, ou si je m'étais simplement adapté à un monde trop compliqué, trop douloureux. Je me suis parfois demandé si j'allais redevenir petit, curieux et téméraire lorsque je sortirais de cette foutue cage et que je pourrais enfin retrouver les miens, le monde d'où je venais. Ce monde-même que j'avais oublié pour survivre. Je la regarde dans les yeux, elle semble déçue, et triste aussi. Comme si je lui faisais du mal. Mais, en fait, c'est probablement le cas. Comment ne pas blesser une soeur qui a toujours été présente, et qu'aujourd'hui je tiens à distance alors qu'elle n'a rien à se reprocher ? Elle me fait un sermon, je l'écoute sans broncher. Je ne la quitte pas de mon regard brun, et j'attends qu'elle ait terminé. D'un bout à l'autre elle a raison et je le sais. D'un bout à l'autre je devrais dire Amen à tout ce qu'elle dit. Mais il lui manque des informations, et elle n'a jamais eu la même adulation pour mon père que celle que j'ai eue. Pourquoi me mets-je soudainement à haïr ma mère ? C'est vrai, ça, pourquoi ? Eh bien, grande soeur, je n'étais pas là. Je n'étais pas là, mais il semblerait que j'en sache plus que toi. Ou ta grandeur d'âme est plus grande, et tu as pardonné à notre génitrice ses erreurs. Moi je ne peux pas faire ça.

- Elle nous a laissés mourir. Elle aurait dû nous chercher et elle a décrété que nous étions morts. Pire encore, elle s'est enfuit. Elle vous a tous abandonnés. Comme une lâche.

Je lâche léger grognement et, dans le regard de ma soeur, je cherche une réponse. Pourquoi ai-je tant de colère ? Pourquoi suis-je le seul à lui en vouloir ? Pourquoi les autres ne peuvent-ils pas comprendre ma rage ? Pourquoi ma rancoeur n'est-elle pas partagée ? Suis-je seul à le voir ? Ou suis-je devenu incapable de pardonner ? Suis-je mauvais ? Elle insiste, elle sera toujours là, elle me protégera toujours même si je refuse sa présence à mes côtés. Et je réalise que je n'agis qu'avec méchanceté et distance, comme si j'étais face à une inconnue alors que je suis face à ma soeur. Cette grande soeur que j'aimais tant autrefois, et que je n'ai jamais cessé d'aimer même en ayant oublié son existence. Au fond de moi, je le savais. Au fond, ils étaient tous là, dans mon coeur, et leur souvenir n'attendait qu'un mot, qu'un seul petit déclencheur pour resurgir. Je le sais, parce que je me rappelle de tout l'amour que j'ai toujours éprouvé pour les miens. Je lâche un soupire doux, triste.

- Je ne suis pas en colère contre toi, Anya.

Je suis juste un peu perdu, comme si je débarquais seulement et, en fait, c'est exactement ça. Je débarque seulement.

- Et maintenant ? Que comptes-tu faire ?

Je la fixe dans les yeux. Si Pandémonium était là, il m'empêcherait de parler. Et, certainement que dernièrement je parle bien trop souvent, à bien trop de monde. Mais, qu'ils sachent tous que leur Leader est en vie. Ils ont le droit de savoir, et peut-être même auront-ils l'intelligence de participer à le retrouver. C'est un jeu dangereux, une partie à risques dans laquelle je m'engage, mais je n'ai pas le choix. Elle est ma soeur.

- Pour commencer, je vais reprendre ma meute.

Et mettre à sa tête quelqu'un qui en sera digne. Quelqu'un en qui le véritable Alpha a confiance, et en qui moi-même j'ai confiance encore aujourd'hui.

J'ai été un bébé. J'ai été un louveteau inoffensif qui écoutait les adultes même si j'aimais désobéir et découvrir le monde de mes propres yeux, par mes propres moyens. J'ai été un bébé curieux et joueur, mais profondément respectueux de mes aînés et idolâtrant tellement mes parent que j'aurais donné ma courte vie pour les rendre fiers, s'ils me l'avaient demandé. J'étais jeune, beaucoup trop jeune, mais je les aurais regardé droit dans les yeux et j'aurais sectionné moi-même ma carotide si un tel acte avait été nécessaire pour eux ou pour les nôtres. J'étais un bébé, un être sans défense et j'avais encore toute la vie devant moi. J'avais seulement trois mois. J'avais tout un monde à découvrir, toute une existence à connaître. Et je n'ai rien eu. Je n'ai eu qu'une cage, des barreaux froids et un sol dur où je dormais dans mon urine et mes défécations pendant les premiers mois qui ont suivi mon incarcération. Je n'ai pas eu droit à une enfance. Je suis en colère contre ceux qui me l'ont prise, mais aussi contre ceux qui n'ont pas essayé de me la faire garder.

- Pourquoi veux-tu ressasser le passé ? Respecte les choix de maman. C'est sa meute et non la nôtre. Elle a confiance en Sageeth et lui en Helya. Pourquoi tu ne lui fais pas confiance ? Si la meute a survécu jusqu'ici et c'est étendue c'est grâce à eux ! Au moins, parle leur. Tu verras à quel point ils méritent leur place.

Je ricane entre mes crocs, mes épaules secouées par des soubresauts cyniques. Puis je relève la tête, et mon regard brun, empli d'une dureté nouvelle, se plante dans celui de ma soeur.

- Regardes-moi. Regardes-moi dans les yeux et dis-moi que je fais partie du passé.

Je laisse un court silence avant de plisser légèrement les yeux.

- Tu as raison, Anya. Faire confiance à notre mère vous a bien avancés. Vous avez perdu un Leader et trouvé la guerre. Pire encore, vous avez pleuré des loups qui étaient encore en vie.

Oui, Anya. Des loups. Pas un seul. Parce que non, Anya. Mère n'a pas toujours été honnête avec vous.

- Je ne sais pas pourquoi tu veux tant récupérer la meute du Dragon Oublié, mais Isha n'est plu et Atom n'est plus que l'ombre d'elle-même. Sageeth et Helya sont les deux seuls à pouvoir la diriger désormais.

Je m'avance d'un pas en me redressant de toute ma hauteur pour lui faire face, encore plus près. Mon regard s'assombrit et ma voix se durcit davantage, bien plus grave qu'à l'époque de notre séparation. Je ne suis plus le bébé qu'elle a perdu.

- Le Dragon Oublié est ma soeur. Ne trouves-tu pas qu'elle porte bien son nom, désormais ? Oubliée par sa mère après avoir perdu ses frères et son père. Jamais l'Esprit du Dragon aurait permis une chose pareille. Jamais ! Elle n'avait pas le droit d'abandonner sa fille ! Trois mois ! Elle avait trois mois !

Je hausse le ton, je m'en rends compte, mais c'est plus fort que moi. Ne se rend-t-elle pas compte ? Ne voit-elle pas ? Est-elle si naïve qu'un louvard a vu plus clair qu'elle dans le jeu de sa propre mère ? Je redescends d'une octave et j'inspire profondément. Rien ne sert de m'énerver sur ma soeur aînée. Elle n'y est pour rien.

- Ai-je l'air mort, Anya ? Et si je ne suis pas mort, pourquoi mon père le serait-il davantage ?

Je la laisse méditer quelques secondes, un sourire plein d'une malice que je ne me connaissais pas, étirant mes babines fines.

- Ne fais pas l'erreur de croire que les morts ne reviennent jamais.

Non, ne fais pas l'erreur de croire que tout est terminé. Parce que ça ne fait que commencer.

Elle semble profondément touchée par mes paroles, comme si je la blessais sans la toucher. En fait, je crois bien que je la blesse effectivement sans la toucher. Peut-être aurais-je dû mieux feindre l'ignorance. Peut-être aurais-je dû jouer l'anonyme, l'amnésique une journée de plus. Elle n'aurait pas dû savoir qui j'étais, et je n'aurais pas dû lui faire part de mes projets. Désormais ma soeur a mal, et j'ai mal avec elle sans pouvoir faire quoi que ce soit pour apaiser cette douleur qu'elle ressent et me transmet malgré elle. Je comprends ce qu'elle vit, ce qui se passe dans sa tête. Trahir sa mère ou son frère, que peut-elle faire lorsqu'elle a grandis avec sa mère et qu'elle n'a aucune idée de ce qu'est devenu l'esprit de son cadet ? A sa place, je n'hésiterais pas à faire part de mes découvertes à ceux en qui j'ai confiance, à savoir notre mère et Sageeth. Mais je sens, je vois dans ses yeux qu'elle n'en fera rien.

- Pourquoi tu veux encore faire du mal ? J'ai du respect pour Isha, il était un bon dirigeant. Mais son tour est passé, tout comme celui d'Atom. Ni un ni l'autre ne retournera gouverner ... du moins pas les Navnik. Ton coup d'état n'aidera pas la meute et la déstabilisera, ce qui incitera les autres meutes à nous attaquer avec l'aide de leurs mercenaires chéris. Et là, crois moi, vous ne vous en sortirez pas. Je ne serais pas là pour aller parler aux alphas, aux solitaires, à mes indicateurs et encore moins pour aller espionner qui que ce soit.

Je l'entends sans vraiment l'écouter. Elle est en colère, mais attristée surtout. Elle aimerait que tout ça prenne fin, que les guerres ne soient plus qu'une partie sordide de l'Histoire des nôtres. Elle ne comprend pas.

- Ce ne sont pas des menaces, je ne menace pas ceux que j'aime. Seulement si tu continues, c'est ce qui arrivera.

Je la regarde dans les yeux, je n'esquisse pas le moindre mouvement pendant de longues, d'interminables secondes durant lesquelles je la laisse réfléchir encore, alors que c'est dans ma tête que les questions tournent et s'emmêlent les uns avec les autres. A-t-elle raison ou tort ? Probablement un peu les deux. Mais je suis le fils du Dragon, et le Dragon ne reviendra pas sans une raison de vivre, une raison de se battre encore. C'est la vie de mon père contre la parole de ma soeur.

- Je n'ai pas peur de la guerre, Anya. Père est le Leader légitime, il n'aura pas besoin de mettre la meute à feu et à sang pour reprendre sa place.

Je m'approche d'un pas, et avant d'entendre une quelconque réponse, j'enfouis ma tête contre son poitrail, comme le petit de trois mois l'aurait fait à l'époque. Je le fais parce que j'en ressens le besoin, parce qu'elle m'a manqué, parce que nous sommes un.

- Je te demande seulement d'avoir confiance en moi. J'ai changé, mais je suis toujours Adriel. J'ai seulement grandis.

Je me recule après quelques secondes de silence, guettant cette fois une réponse dans son regard. L'espoir de l'avoir à mes côtés me brûle le coeur, mais ma raison hurle dans ma tête pour me rappeler que c'est impossible. Je le sais, elle ne sera pas là pour rendre à mon père la place qu'on lui a prise.

Elle m'entend, mais ne m'écoute pas. Je crois que Anya avait bien des projets pour sa famille, mais pas celui de la voir se morceler petit à petit, sans que rien puisse y changer quoi que ce soit. J'aimerais la rassurer, lui dire que bientôt tout ira bien. Que lorsque Père sera de retour, notre famille sera enfin réunie. Mais la réalité n'est pas comme dans nos rêves les plus profonds. La réalité est dure et froide, parfois vile et brutale. Elle a pris mon enfance, ma vie, mon avenir qui semblait autrefois si prometteur. La vie m'a pris bien plus qu'elle ne m'a donné, et donnera à d'autre bien plus qu'elle ne leur prendra. C'est ainsi que ça marche, l'équilibre se fait au nez et à la barbe de certains. Je soupire, mais je reste campé sur mes positions. Elle sait que je ne changerais pas d'avis, et je sais qu'elle ne le fera pas davantage. Anya et moi nous ressemblons pour notre détermination et notre tendance à nous accrocher à nos ambitions. Rien ne nous fera décrocher.

- Je suis heureuse que tu sois en vie. J'espère te revoir bientôt et ... pas pour ce que je pense.

J'acquiesce. Elle amorce un demi-tour, un autre au revoir. Je m'approche vivement d'elle et lui coupe la route, enfouis mon visage dans son encolure et reste là plusieurs secondes avant de la relâcher complètement. Le lui lance un dernier regard, dans lequel je mets tout l'amour que j'ai pour elle, et chacun reprend sa route. Seul l'avenir nous dira si nos routes doivent se recroiser, et dans quelles circonstances. Mais je ne perds pas espoir, elle n'est pas obligée de me quitter. Elle peut me suivre, je ferais tout pour l'en convaincre.