Je m'avance dans l'ombre des pierres tombales et je marche avec délicatesse, frôlant à peine le sol comme si je pouvais outrer les habitants des sous-terrains. Comme si les morts, à l'image de loups bien en chair, pouvaient se plaindre d'un quelconque tapage de ma part. Je soupire doucement dans l'air froid de l'hiver, et je fixe les pierres les unes après les autres. Est-ce que nos morts devraient être enterrés ? Devrions-nous avoir les mêmes coutumes que les hommes ? Quel intérêt, d'enfermer des corps dans des boîtes ? Comment la nature peut-être reprendre ce qui lui appartient à travers ces objets aux formes si angoissantes ? Je m'arrête devant l'une des pierres, brisée depuis longtemps, et je passe ma patte pour enlever la neige des choses gravées dans le marbre gris. Depuis longtemps, toutes ces vies ont été oubliées. Depuis longtemps elles ne sont plus que des souvenirs dans la tête de leurs proches, et leurs proches eux-mêmes sont peut-être tout aussi morts qu'elles. Des vies qui autrefois riaient et pouvaient jouer au sein de leurs meutes. Des vies qui avaient une importance, et qui après avoir été à demi rendu à la terre, ont été abandonnées là. Ferais-je de même si ma famille venait à mourir ? Si mon père ou ma mère disparaissait ? Si mes frères quittaient ce monde ? Non. Mes frères ne quitteront pas ce monde. Jamais. Je tape dans la neige pour tenter d'en remettre sur les gravures et effacer cette idée de ma tête, mais le doute persiste sournoisement au creux de mon esprit ...

- Encore toi ? On fait que de se croiser dis moi.

Je me retourne vivement, mais si mon attitude aurait été marquée par ma surprise, je me détends rapidement. Il ne s'agit que de la louve sombre que j'ai rencontré il y a peu, et ce n'est là une mauvaise chose pour moi puisqu'à aucun moment l'antipathie ne s'est installée entre nous. Alors, je souris doucement, réservée malgré tout, et je me rapproche d'elle d'un pas lent et tranquille.

- Bonjour, Nilaya. C'est une agréable surprise, pour ma part. Comment vas-tu ?

Dois-je tout de suite m'exclamer que j'ai retrouvé l'un de mes frères ? Ou du moins que je sais désormais où il se trouve, et que nos retrouvailles ne tarderont plus plus ? Non. Il a semblé que nous nous soyons appréciées la dernière fois, mais de là à lui confier dès lors tous mes secrets, il y a encore un espace.

- Tu as l'air de bien aller, je suis contente de te voir aussi. Aurais-tu appris une bonne nouvelle ?

Je ne peux m'empêcher de sourire à pleines dents. Ainsi ma bonne humeur transparait-elle par tous les pores de ma peau ? Après tout ça ne me surprend pas. Des jumeaux, j'ai toujours été celle qui semblait la plus joviale, la plus extravertie. Et le tempérament indépendant et parfois bagarreur de mon frère ne l'a probablement pas aidé à changer la façon dont le monde nous regardait. Deux parfaits opposés, attirés incontestablement l'un vers l'autre et ce, pour le meilleur comme pour le pire. Alors, là dans le silence d'un cimetières aux nombreuses ombres fantomatiques, je décide de prendre des risques. Je décide dévoiler à une inconnue des informations que je gardais jusque là secrètes, même si j'ignore encore totalement à quel degré je peux lui accorder ma confiance. Je trouve notre situation bien peu banale. Une Sekmet et une Navnik qui semblent bien s'entendre, il n'y a là rien d'ordinaire. Pourtant, je sens que je n'ai rien à craindre d'elle. Pas encore.

- Eh bien, j'ai retrouvé la trace d'un être qui m'est extrêmement cher ...

J'en viendrais presque à me demander ce que je fais là, d'une humeur si excellente. Si je ne me connaissais pas, je pourrais croire que je prépare un mauvais coup. Quel loup sain d'esprit se faufile en pleine nuit dans un cimetière pour d'y réjouir au milieu des morts passés ? Mais, fort heureusement, je me connais. Je me suis seulement baladé, et avant que Nilaya ne me pose la question, je ne souriais pas. Aussi, suis-je seulement une louve que le temps à mené là sans que l'intention l'y conduise. En revanche si moi, nouvelle Navnik, je ne connais pas les terres que je foule depuis peu, Nilaya elle, est une Sekmet de longue date. La curiosité me pousse à la dévisager quelque peu, même s'il n'est pas dans mes habitudes de jouer la commère. J'hésite d'abord quelques secondes à lui poser la question qui me trotte dans la tête. Après tout, elle n'a peut-être pas envie d'en discuter avec moi.

- Est-ce que ... Est-ce que tu as perdu quelqu'un ?

Mais les mots partent tout seuls, sans que j'aie le temps de les retenir. J'aimerais retourner en arrière, réfléchir un peu plus et m'abstenir, mais il est trop tard. Et puis, libre à elle de ne pas répondre, n'est-ce pas ?

Le temps est long avant que Nilaya n'accepte de répondre à ma question.Tellement de temps que je finis par croire qu'elle n'y répondra pas, que le silence demeurera entre nous jusqu'à ce que je parle à nouveau ou jusqu'à ce qu'elle s'en aille. Mais je n'ai pas envie de la voir partir, sa présence m'est agréable. Je n'ai pas envie de la regarder s'en aller sans que nous ayons pu partager quelques minutes côtes à côtes, alors que l'entente de nos meutes est si fragile et que, paradoxalement, la notre semble grandir à chacun de nos échanges. Elle n'est pas comme le prétendent les miens. Elle n'est pas sadique et fourbe, pas plus que je ne suis lâche et opportuniste, comme le croient les loups du monde. Parce que oui, je connais aussi bien les rumeurs sur les autres meutes que celles qui pourrissent dans la mienne et la diminuent, lui faisant perdre chaque jour sa crédibilité et la gloire qu'elle a certainement portée.

- Tout ceux que j'aimais à vrai dire...

Que dire ? Comment lui faire savoir qu'elle n'est pas seule, que je suis aussi capable d'écouter son malheur si cela peut la soulager quelque peu ? Mais au fond, je sais que c'est inutile. Je comprends sa peine, j'ai aussi perdu tous ceux que j'aimais avant de retrouver un indice sur la vie de mon petit frère. Je ne sais même pas si il va toujours bien, depuis que j'ai rencontré Kali. Et, pour ma part, je n'aurais pas envie d'en parler indéfiniment à quelqu'un. J'aurais plutôt tendance à garder pour moi la peine et la douleur, afin de ne pas importuner les autres ou me faire plaindre. Parce que je ne veux pas me faire plaindre pour les souffrances de ma vie, quand je sais que d'autres comme Nilaya, on déjà leurs propres douleurs. J'esquisse un regard contrit pour lui faire savoir malgré tout que je comprends et que je serais là en cas de besoin, mais je n'ajoute rien. Si elle désire parler, elle le fera, je n'ai aucun doute là-dessus.

- Et toi, qui as-tu eu la chance de revoir ?

Après un silence gêné, j'esquisse un sourire timide. Par compassion, parce que je sais qu'elle s'intéresse à mon bonheur par politesse si ce n'est pour oublier son propre malheur.

- J'ai perdu mes frères il y a plusieurs semaines, et je viens d'apprendre que le plus jeune est en vie, qu'il va bien. Je vais le retrouver, bientôt.

Oui, parce que je sais qu'il n'est pas loin et qu'il me cherche. Alors nos chemins ne resteront pas séparés indéfiniment.

Les regrets. Ce sont eux, qui me poursuivront inlassablement jusqu'à la fin de ma vie. Je le sais, je l'entends et la comprends. Parce que les regrets sont le pire mal qui puisse frapper une vie, et ils sont la seule maladie incurable qui existe. Les regrets dévorent des souvenirs, consument des esprits, détruisent des existences jusqu'à les rendre plus ternes que les roches grises que nous voyons au-delà de l'horizon. Le monde devient alors fade, et toutes les saveurs, toutes les couleurs disparaissent de nos champs de vision. Comme si l'univers perdait toute sa chaleur, toute son importance. Comme si plus rien n'avait plus d'importance que les regrets. Ils sont un poison, un venin mortel qui arrive sans prévenir et vous détruit lentement, douloureusement, si discrètement qu'il en devient parfois indécelable et encore plus dangereux.

- Si jamais tu as besoin... D'une maman...

Je sors de mes pensées, tourne vers elle un regard intrigué, tinté d'une profonde gratitude. Si Nilaya voit en moi comme une fille, alors je ne peux qu'être comblée par sa précieuse amitié qu'elle semble m'avoir donné dès notre première rencontre. Je m'approche d'elle, tout près, pour enfouir mon museau dans le pelage sombre de son encolure. Je ferme les yeux, là au creux de son cou, apaisée par sa seule présence. Et si j'ai perdu mes véritables parents, c'est la sagesse de Nilaya qui me les a rappelé le plus depuis que j'ai fais sa connaissance. Nul doute que je n'oublierais jamais cette louve au pelage d'ébène, et que pour rien au monde je n'en ferais mon ennemie.

- Ton amitié m'est précieuse, Nilaya, et sache que si tu vois en moi une fille, je vois en toi l'image d'une mère, aimante et douce. Je serais aussi cette amie sincère pour toi, autant que tu l'es pour moi.

J'observe timidement les tombes un instant avant de laisser libre court à ma curiosité, espérant qu'elle ne verra pas mal mon intérêt pour ses souffrances mais plutôt mon désir d'être présente pour elle.

- Comment s’appelaient-ils ?

Comment s'appelaient tous ces êtres qu'elle a aimés et perdus ? Qui étaient ceux qui ont eu mérité son amour profond et que la vie lui a arrachés ? Je veux être à ses côtés si elle en éprouve le besoin.

Je ne suis ni une compagne, ni une mère. Aussi je pourrais prétendre mille fois compatir à la douleur de ma chère amie, je ne saurais souffrir assez pour comprendre réellement ce qu'elle peut ressentir. Perdre un parent est probablement ce qui existe de plus dur à vivre. Mais perdre un enfant, un être à qui on a donné la vie et pour qui on l'aurait fait à nouveau des milliards de fois si nécessaire ...

- Aucune mère ne devrait avoir à faire ses adieux à son enfant ...

Si seulement j'avais les mots pour lui dire à quel point je suis désolée de ce qu'elle a vécu. Si seulement j'étais assez âgée, assez sage pour lui faire comprendre qu'elle n'est pas seule, qu'elle compte pour moi et que toutes ces souffrances que la vie lui a infligées, elle ne les méritait pas. Si seulement j'avais le pouvoir de ramener à ses côtés ce que le monde lui a injustement arrachés. Mais je ne suis qu'une jeune sentinelle de deux ans, je n'ai aucun pouvoir sur la vie et la mort, et je ne peux qu'être à ses côtés pour lui rappeler sans cesse que le temps guérit les blessures à défaut d'effacer les cicatrices, et que la vie mettra toujours sur son chemin des êtres qui valent la peine d'avoir souffert autant. Je souffle doucement dans son encolure, blottie contre elle à la manière d'une amie sincère, et je la laisse pleurer contre moi autant de temps qu'il lui semblera nécessaire de le faire. j'aimerais avoir les mots pour lui redonner foi en l'avenir, mais j'aurais bien trop peur d'être maladroite ou de ne pas trouver les paroles justes. Elle ne méritait pas tout ça, et j'espère que pour ce lourd tribu, la plus belle des aventures l'attend encore dans le futur.