J'ai du mal à me dire que mon petit frère, cet être si inoffensif et si frêle, soit quelque part dans les terres libres à me chercher et à m'attendre. J'ai du mal à réaliser qu'il est bien en vie, et que seul il se débrouille pour retrouver nos traces et nous rejoindre. Mon coeur s'enflamme d'une ardeur nouvelle, parce que non, Zirco' n'est pas mort. Zirco' est là, quelque part, dehors, et il attend que je vienne le chercher. Je le cherche. Je trouve chaque soir le temps de rejoindre l'endroit que j'ai indiqué à Kali en attendant que mon cadet en soit informé et qu'il vienne enfin. Bientôt, très bientôt, mon petit frère sera de nouveau à mes côtés et nous n'aurons plus qu'à retrouver mon jumeau, notre frère, qui j'en suis certaine, est encore en vie lui aussi. Mais pour l'heure, le travail m'attend. Il ne suffit pas de chercher chaque jour de nouvelles pistes pour retrouver ma famille. Je dois aussi montrer aux miens que je suis l'une des leurs et que je serais prête à tout pour eux. Et ça consiste aujourd'hui à m'entraîner dur auprès de deux louves, dont une que je ne connais que de nom et l'autre que, je dois l'avouer, je n'apprécie pas. Etrange pour moi de déprécier un membre de ma meute, mais il faut reconnaître que cette louve au coeur de givre n'est en rien une femelle amicale. Et si tous les membres des autres meutes ont rencontré des Navnik comme elle, alors je ne suis pas étonnée qu'ils nous haïssent et veuillent notre mort. J'arrive sur la Dune de sable en bonne dernière, et je lance un sourire quelque peu gênée aux deux louves qui semblent m'attendre. Depuis longtemps ? J'espère que non. Je les rejoins rapidement, me plaçant plus près de la Générale que de la seconde louve immaculée. Trois fantômes blancs dans la neige ...

- J'espère n'est pas trop en retard ?

Mais en fait, ça n'a probablement aucune importance. Il est temps de s'entraîner, et j'attends le programme du jour avec impatience.

La guerrière n'a aucune compassion pour moi, tout comme elle n'a aucun respect pour notre supérieure hiérarchique qui semble nerveuse. Je ne réponds à aucune de ses remarques acerbes, décidant qu'il n'est pas temps de déclencher des conflits et que, même si tel était le cas, je ne serais pas à la hauteur. Je lui lance un regard en coin sans chercher plus longtemps, elle n'est visiblement pas d'humeur à exposer ses explications pour un comportement aussi méprisable. Je reporte alors mon attention sur notre générale et j'attends les ordres, pour ma part déjà prête à partir. Plantée sur mes quatre longues pattes blanches, j'attends patiemment qu'elle donne le signal de départ, ayant acquiescé plus tôt en silence pour ne pas prendre une nouvelle remarque désobligeante de la troisième louve, pas amicale pour deux sous. Je soupire, me concentre, et il ne manque plus qu'un mot pour que je m'élance entre les arbres.

Un mot, c'est tout ce que j'attendais. Je m'élance, mes quatre pattes s'allongeant pour que mes foulées soient les plus longues et les plus tendues possible. Je tends les muscles, bats des postérieures contre le sol pour rendre plus fortes mes pressions et ainsi avancer plus vite, plus loin. Je rattrape rapidement mon retard derrière les deux immaculées, mais la victoire n'est encore donnée à personne. Je respire profondément, me concentre sur la cible. Je fixe mon regard émeraude sur le tronc de l'arbre décharné et je concentre tous mes sens, toutes mes compétences dans un seul et unique but : l'atteindre en première. J'entends les galopades de mes consoeurs à mes côtés, et j'entends leurs souffles rauques. Leurs coeurs battant pulsent au même rythme que le mien, nos pattes foulent le sol avec la même ardeur, la même détermination, et c'est une rage semblable qui nous unit le temps d'une course folle pour atteindre le même objectif. Nous sommes des Navnik toutes les trois, mais une seule obtiendra la victoire ce soir.

Je tire la langue durant quelques foulées, me rappelant le délice de chaque flocon sur mes babines immaculées. Mes pattes frappent le sol avec une telle force que j'aurais presque l'impression de pouvoir m'envoler. Mais bientôt quelque chose attire mon attention sur le côté. La louve la plus âgée s'écarte du chemin, s'éloignant progressivement de nous alors que Anya et moi continuons de courir comme des forcenées. Je sens mes muscles se tendre avec frénésie sous ma peau, et mes poumons se remplir et se vider à mesure que je respire. L'air entre dans mes poumons en me brûlant la trachée, et ressort plus chaud que la braise. Mon encolure gonfle et ploie sous la force du vent d'hiver, et mes pattes continue cette acharnement incessant en vue de cette victoire que je veux faire mienne. Si la troisième louve a disparu dans la forêt, il reste encore une adversaire à vaincre et je donnerais tout ce que j'ai pour arriver avant elle au pied de ce tronc d'arbre. Elle est peut-être générale, elle n'en n'est pas moins ma partenaire pour aujourd'hui, et mon adversaire pour l'heure. Je souris, je sens que l'arrivée est proche, et mes muscles douloureux qui me brûlent la peau me rendent si vivante que je pourrais courir jusqu'à en mourir juste pour le plaisir de me savoir bien en vie.

La lâcheté n'est pas une vertu, et pas davantage une qualité. On pourrait appeler ça l'instinct de survie, mais abandonner ses soeurs de meute en plein cours d'un entraînement n'a rien d'honorable pour la vieille louve grincheuse. Je ne l'appréciais déjà que très peu, désormais je ne suis plus sûr de pouvoir dépasser cette rancoeur de notre première rencontre. Je m'efforce de garder l'avance que j'avais accumulée sur Anya. Mes muscles me brûlent et je suis déjà presque arrivée, mais tant que je n'aurais pas dépassé cet arbres, tant que la victoire ne sera pas vraiment mienne, je ne m'arrêterais pas. Ca se joue à bien peu, elle est tout près de moi lorsque j'atteins enfin la ligne d'arrivée, et c'est essoufflée comme jamais que je regarde Anya arriver juste à ma suite, reprenant mon souffle en rasant le sol de ma truffe. D'un regard amusé, je remercie Anya pour cette course folle qui, si elle m'a mis les muscles à rude épreuve, m'aura fait un bien fou malgré tout.

- Eh bien, je pense qu'on est arrivées au moment où il faut se battre. Nous ferrons un un contre un apparemment, t'es prête ?

Les yeux empli de malice, je n'esquisse qu'un faible mouvement de tête pour lui signifier que oui, je suis prête. Je bondis dans sa direction, frappe le sol de mes pattes et la percute de tout mon poids. C'est là, en me donnant l'impression d'avoir rencontré un mur, que je réalise ma faiblesse comparée à sa force colossale. Je lâche un hoquet de surprise, comprenant bien que je n'ai aucune chance de finir entière cet entraînement, pourtant je plonge mes crocs dans son encolure comme si j'avais le moindre espoir de prendre le dessus sur ma partenaire du jour.

Elle s'écrase sur moi pour essayer de m'étouffer et me faire lâcher prise. Son poids me donne l'impression que ma mâchoire va se briser, et dans un réflexe de survie j'essaie désespérément d'ouvrir plus grand la gueule pour la lâcher et me libérer de son étreinte. Mais elle est vraiment bien positionnée, et je manque bientôt d'air. Elle se redresse, j'en fais de même. Essoufflée et pourtant déterminée à continuer, je la regarde et j'essaie d'anticiper ses mouvements. Son corps se prépare à l'assaut. Ses muscles tendus pointent tous vers la gauche, et c'est là que je l'attends. Je penche la tête dans la bonne direction pour l'intercepter, mais ma surprise est grande lorsque c'est mon flanc droit qui est pris d'assaut. Elle plonge ses mâchoires droit vers ma postérieure et j'en perds l'équilibre, m'écroulant brutalement dans la poussière et l'humus. Je me débats, grondant à pleine voix alors que mes crocs cherchent à atteindre sa cuisse. Je balance mes antérieures griffues vers ses flancs et sa croupe, et j'essaie de la repousser pour me libérer de son étreinte douloureuse. Je gronde, claque des mâchoires, me contorsionne pour tenter de l'atteindre. Pendant plusieurs secondes c'est un échec cuisant qui accompagne chacune de mes tentatives, puis la chance tourne et je parviens à attraper la peau sous son abdomen, je claque fort mes mâchoires sur ses côtes sans maintenir aucune pression, juste pour la surprendre et la pousser à détourner son attention de ma patte. Je roule sur moi-même, me relève d'un bond et fonds sur elle tous crocs dehors. Je capture son encore entre mes crocs et tire en arrière, cherchant à mon tour à lui faire perdre l'équilibre, puis je pousse brutalement en avant pour essayer de la décontenancer. Si je parviens à passer au-dessus d'elle, j'aurais peut-être une chance.

L'espace d'un instant je crois en ma chance. Mais brutalement le poids de la louve chance de direction et je me retrouve à claquer des mâchoires dans le vent, alors que du sable ne me vienne dans les yeux. Lâche ! Mais visiblement utile, puisque je me retrouve aveuglée à essayer d'enlever le sable de mes orbes émeraudes. Je gronde de surprise et de frustration, alors que brutalement ma croupe est abattue sous le poids de mon assaillante. Je me retrouve au sol en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Et lorsque je rouvre des yeux douloureusement piquants, c'est pour la voir mâcher ma cuisse avec frénésie. Je me relève tant bien que mal, mon arrière-train bloqué sous son emprise m'empêchant toute manoeuvre. Et dans un mouvement rageur, je m'affale sur le flanc pour balancer mes postérieures dans sa cage thoracique de toutes mes forces. Je l'oblige à se pousser d'au-dessus de moi, et je pense déjà à la manière de la prendre par surprise. Mais la fatigue à raison de mes membres, et aucun d'eux n'accepte de m'obéir quand mon cerveau leur demande de se relever et de repartir à l'assaut. Alors, dans un souffle saccadé, je soupire et tente de reprendre ma respiration.

- J'en ai assez, je n'en peux plus, Générale ...

Elle semble comprendre et je crois que même si je n'avais pas la moindre chance contre elle, Anya est aussi éreintée que moi. Dans un accord tacite, nous nous redressons et repartons en silence vers nos terres. Seul nos souffles rauques résonnent dans les bois, et je souris en pensant que c'est de cette manière que nous progresserons.