L'aube grise se lève sur les terres de ma meute, et je m'extirpe difficilement de ma tanière. Les temps sont durs, les chasses bien mauvaises, et si j'ai réussi à chiper une proie pour la ramener aux miens, ça ne suffira pas pour nous faire tenir tout l'hiver. Il faudra bientôt voler à nouveau, ou trouver des proies plus proches de nous. Je pense sans cesse à mes frères, et j'ai beau interroger tous les loups que je croise, personne ne semble connaître les deux seuls mâles de ma vie. Je soupire, mon désespoir grandit chaque jour et les chances de survie de mon petit frère diminuent avec le temps qui passe. J'ai peur, terriblement peur de découvrir son cadavre au printemps, quelque part dans ce monde sans pitié où nous avons été séparés par des monstres aux bâtons d'acier crachant un feu mortel. Je m'avance au milieu du territoire de ma meute, et finalement je quitte les terres sécurisantes pour reprendre mes recherches insensées et acharnées sur les terres libres. Un jour, je retrouverais leur piste. Je crois en nos retrouvailles, et je ne peux accepter l'idée qu'ils puissent être morts quelque part. Non, je me refuse à imaginer pareil scénario. Kuro aura retrouvé Zirco' et veillera sur lui jusqu'à me retrouver moi. Je suis certaine qu'ils vont bien, qu'ils sont déjà ensemble à l'heure qu'il est et que le sale caractère de Kuro entraîne Zirco' à la patience qu'il n'a jamais eu, comme tout bon louveteau qui se respecte. Un doux sourire se dessine sur mes babines aux souvenirs qui remontent, et je ne fais plus attention à la direction que prennent mes pattes immaculées.

Dans le blizzard brutal, une ombre. Un raclement de gorge qui me pousse à me tourner pour prendre connaissance du nouvel arrivant. Un loup obscur aux yeux bien étranges, tout comme les miens. Les humains nous ont pris bien plus au fil des décennies, que notre seule liberté. A force de détruire notre monde, ils ont modifié nos gênes, poussant les uns et les autres à arborer des couleurs d'iris particulières, parfois plus que d'autres. Je dévisage le loup en silence alors qu'il s'approche davantage. Je n'ai que bien peu de connaissances parmi ma nouvelle meute et pour cause : je n'ai cherché qu'à retrouver mes frères plutôt qu'à m'intégrer au sein des Navnik. Lorsque je saurais Kuro et Zirco' en sécurité, peut-être aurais-je le coeur à me présenter et à discuter avec mes semblables. Pour l'heure, j'ai le besoin viscéral de savoir ce qui s'est passé, de connaître enfin la situation de mes frères, de ma seule famille.

- Bonjour Shiro. Tu va te promener bien loin dans les terres neutres. Tu as repéré des intrus ?

Il connait mon nom, mais j'ignore le sien. Si les nouveaux sont rapidement repérés, il est parfois difficile de se souvenir de tous les membres déjà installés. Des intrus, dit-il ? S'ils sont en terre libre, le sont-ils toujours ? Je m'approche, me tourne complètement pour lui faire face, et je réfléchis quelques secondes en détournant le regard pour détailler les environs, comme si je humais l'air. Et, d'ailleurs, c'est ce que je fais. Est-ce que mes frères ont pu passer dans le coin, récemment ? Est-ce qu'ils sont restés sur les terres environnantes ? Sont-ils partis vers les montagnes pour fuir les bipèdes ? Je prie pour que ce ne soit pas le cas. Je n'aurais pas la moindre chance de les retrouver là-haut, et personne ne voudra jamais me suivre pour une mission de sauvetage si dangereuse. Quand bien même j'arrivais à me faire des amis, ce serait une mission suicide de monter dans les montagnes par une saison pareille.

- Non, je cherchais ... quelque chose.

Pour l'heure, mieux vaut rester discrète. Je ne voudrais pas passer pour une opportuniste auprès des miens, en leur laissant croire que je ne suis parmi eux que pour ne pas mourir en attendant de retrouver les miens. Parce qu'en réalité, j'espère bien que mes frères se rallieront à cette même meute lorsque je les aurais enfin retrouvés.

- Je vois... Fais tout de même attention, on ne sait pas ce qui peut roder dans les terres libres.

Il est extrêmement mal poli d'ainsi ignorer l'un de ses congénères, et je suis consciente que ce n'est certainement pas de cette façon que je me lierais d'une quelconque façon aux membres de ma nouvelle meute. Pourtant, sur le moment, je ne fais pas attention et ne pense pas à mal. Je suis obsédée par mes frères, inquiète pour eux, tétanisée à l'idée qu'il pourrait leur être arrivé quelque chose. Je pense si fort à ce qu'il pourrait se passer que je ne suis pas capable de faire abstraction de mes peur et que je me laisse submerger par elles, au point de ne plus communiquer correctement avec les miens. Et voilà qu'un mâle de ma meute m'aborde et que je ne suis capable que de lui montrer un désintérêt total, qui pourrait au mieux le vexer, au pire me faire mal voir ... Je fini par réaliser que mon comportement n'a rien de respectueux, et je me reprends en soupirant doucement. Je pose enfin mon regard sur le mâle sombre et lui donne toute mon attention.

- Je suis désolée, je suis très impolie.

J'hésite quelques secondes, puis je me dis que cet instant passé, la gène ne sera qu'un mauvais souvenir et je me lance enfin. Je le racle la gorge discrètement et mes oreilles s'abaissent contre mon crâne en réaction à la timidité que je ressens, puis je lance d'une petite voix intimidée la question qui me taraude.

- Est-ce que je peux te demander ton nom ? Je n'ai pas encore retenu ceux de tout le monde ...

Ceux de personne, en fait. Bien cachée dans ma tanière ou en traque derrière une quelconque proie, je n'ai pas rencontré les miens. Si, une. Une louve aigrie qui ne m'a pas fait bonne impression, et avec laquelle je m'entraînerais à nouveau pour rien au monde ... Mais lui ... Peut-être est-il différent d'elle. Peut-être ne me fera-t-il pas regretter d'avoir rejoins les rangs de sa meute ...

Le mâle s'avance, ne semble pas outré par mon ignorance. Après tout, il est normal que la nouvelle venue n'ait pas encore eu le temps d'apprendre à connaître toute sa nouvelle famille. D'autant plus lorsque cette dite nouvelle ne passe son temps qu'à chercher des fantômes ... Mais ça il l'ignore, alors autant ne pas risquer de lui faire penser que je suis plusieurs dans ma tête. Je l'observe de plus près, remarque seulement maintenant l'intensité de ses orbes bicolores qui me rappellent soudaine ce mâle ténébreux au regard si particulier. Ce même mâle qui m'a sauvé la vie sans demander son reste, et que je devrais un jour remercier de quelque manière que ce soit. Je remarque ce regard intelligent plein de sagesse, et je comprends lorsqu'il se présente comme étant le conteur des Navnik, d'où vient toute cette sagesse dans ses yeux. Il sait. Il a vécu et il connait les Histoires, les légendes aussi, probablement. Il connait la vie bien plus que n'importe lequel d'entre nous tous. Et moi, je suis si jeune, si ignorante ...

Pendant quelques secondes, je ne peux détacher mon regard émeraude de son visage, de ses épaules qui se dessinent secrètement sous sa peau. Je ne peux quitter sa musculature faible mais expérimentée malgré tout, son visage qui a regardé passer la vie et l'a même vécu lui-même. Et puis, le voilà qui baisse la tête et qui gratte la neige. Je ne suis pas la plus loquace des louves Navnik, j'en suis persuadée sans avoir besoin de rencontrer les autres. Je n'ai jamais été la plus bavarde et, je me cachais plus souvent derrière mon frère que je ne discutais avec mes semblables. Alors, je comprends qu'il puisse rapidement s'ennuyer en ma présence. Mais il relève la tête, me donne à nouveau son intérêt, et me demande si je connais d'autres Navnik. Oui, une. Une louve qui ne m'a pas laissé une belle impression, et que je n'ai pas la moindre envie de découvrir davantage. Et puis, maintenant, lui. Ce loup sombre et sage, intelligent et appréciable. Lui, peut-être, me donne plus envie de le connaître mieux. Je hausse les épaules.

- J'ai rencontré une louve avec laquelle je me suis entraîné. Pas très aimable, d'ailleurs.

Mais c'est tout. Juste elle et lui, et la solitude. Et le silence de mes frères absents. Juste moi et le monde qui me parait si vide.

Un silence s'installe entre nous. Un silence qui ne semble pas le déranger, mais qui me gène moi. Je ne sais pas si je dois chercher un sujet de conversation pour briser le mur entre nous ou si je dois le laisser divaguer dans ses pensées sans m'interposer. Pourrait-il mal prendre ma demande d'attention ? Pourrait-il m'en vouloir par la suite ? Je préfère ne rien faire, je préfère me taire et attendre. Et puis, aussi soudainement que son regard s'est éteint pour l'emporter loin de moi, le mâle sombre revient à la réalité et me lance un regard empli d'un millier d'émotions que je ne suis pas sûre d'avoir toutes connues dans ma courte existence. Toujours dans ce lourd silence, il s'approche, se colle presque à moi. Et je pense, là lorsque nos pelages s'entremêlent, que Kuro serait furieux. Furieux de voir un autre se poster à sa place, furieux de me voir accepter ce contact qui n'est pas sien. Et je suis triste d'être là sans lui, aux côtés d'un loup dont je ne connais rien, et que je laisse faire sans rechigner.

- Ce froid et dangereux pour nous tous. Si tu n'as plus rien à faire ici, nous devrions rentrer. À moi que tu ne veuilles continuer à... À faire ce que tu faisais ?

Je devrais continuer. Le remercier de sa tentative, refuser de rentrer et continuer de chercher. Encore et encore je devrais traquer les effluves de mes frères. Mais morte, serais-je encore capable de trouver leur piste ? J'acquiesce doucement, sans lui lance un regard, les yeux perdu au loin.

- Non, rentrons.

Je reviendrais. Ici et ailleurs, je reviendrais. Je n'aurais de cesse de les chercher jusqu'à retrouver enfin leurs regards dans le blizzard, jusqu'à sentir à nouveau leurs corps chauds contre le mien, glacé par le désespoir.