Que c’était étrange, de se retrouver au cœur des loups qu’elle espionnait depuis si longtemps. Elle avait l’impression d’être une étrangère, parmi cette fourmilière qu’était la meute Esobek. Elle se sentait intruse, elle se sentait comme un corps étranger dans une organisation trop parfaite. Comme si chacun de ces individus savait, au fond de lui, qu’elle n’était qu’une espionne et qu’elle violait leur intimité chaque jour qui passait depuis ces dernières années.
Elle les avait longtemps observés, chacun d’entre eux, connaissant mieux leurs habitudes que leur identité. Il lui tardait de voir les alphas de la meute de près. Plume Rousse, particulièrement. Elle avait envie de parler avec cette louve, de savoir ce qu’elle était, au-delà de sa carapace de responsabilités et de sa froideur naturelle.

Mais pour l’heure, roulée en boule devant la caverne où elle venait de passer sa première nuit, Osmium contemplait le monde qui s’éveillait doucement. Elle pouvait sentir la présence des autres loups, dormant tout près. Toute la nuit, elle avait écouté leur respiration régulière, tranquille. Elle qui n’avait jamais rien connu d’autre que la solitude dans lequel le giron maternel les élevait, elle découvrait un monde nouveau, fait de relations sociales et de vie en communauté. De nouvelles notions qui lui plaisaient bien, pour le moment.
Un léger craquement se fit entendre, derrière elle. Quelque chose de fluet, discret. Elle déplia son échine enroulée, se renversant légèrement sur le dos, braquant ses yeux vairons sur le loup qui émergeait de la caverne.
Etrangement, elle ne l’avait encore jamais vu. Cette considération l’étonna : elle avait déjà recensé presque tous les membres Esobek, comment celui-ci avait-il pu lui échapper ? Cependant, sa surprise n’eût aucun impact sur sa physionomie, qui s’éclaira en même temps d’un large sourire idiot, à l’attention de cet inconnu dont elle brûlait d’envie de tout savoir.

- Salut ! Bien dormi ?, lança-t-elle sur un ton enjoué.

Il fallait bien attaquer la discussion d'un côté ou d'un autre, sans qu'il se sente agressé. La sympathie marchait assez bien sur les autres, en général. Quoi que la louve n'avait pas encore eu beaucoup de sujets sur lesquels s'essayer, elle testait encore ses capacités de sociabilité.

« ‘Lut. Non. »
Elle qui pensait le surprendre, elle se fourvoyait totalement : ce loup-là semblait être totalement désabusé, dépourvu de toute source d’étonnement. Elle le regarda se coucher – ou plutôt, s’écrouler – à côté d’elle, exhalant un soupir. Son front s’assombrit légèrement : pas franchement désagréable, mais visiblement fermé au dialogue. Ca n’allait pas être facile d’en savoir plus sur celui-là. Mais Osmium était le genre têtue, voir même bornée. Elle n’allait pas se laisser décourager par une apparente lassitude. Elle savait que ses airs adorables venaient à bout des pires goujats, et celui-ci n’en était pas un, ça se voyait. Sa langue ne devait pas être si compliquée à délier que ça.
Ses yeux vairons se fixèrent sur le loup gris, ses paupières papillonnant avec douceur. Mais là encore, autre frustration : son « interlocuteur » a ses paupières hermétiquement closes, ce qui a pour effet de contrarier la louve. Son visage se ferme quelques millisecondes, avant d’arborer à nouveau cette surface lisse de tout sentiment, sinon qu’une expression pleine de joie et de gentillesse.

- Oh... Pourquoi ça ?, répondit-elle en feignant une voix inquiète, pleine d'empathie.

Comme si les insomnies de cet inconnu l'intéressaient. Quoi que... Peut-être avait-il commis des actes atroces ? Sans doute avait-il de petits secrets bien sales, comme toute personne normalement constitué ? Vous savez, ce genre de choses qu'on cache bien au fond de soi, par honte ou par peine ? Précisément le genre de petit secret douteux qui intéressait la jeune louve au plus haut point.

Il bâille, geste qu’Osmium n’apprécie guère. L’ennuie-t-elle à ce point ? Pourquoi reste-t-il, dans ce cas ? Elle ne le retient pas ! Ses yeux se tournent – enfin ! – vers elle. Un peu d’attention, voilà qui ne serait pas trop demandé. Peut-être même qu’il consentira à élargir la discussion, plutôt que de la laisser patauger dans un monologue qui risque de devenir rapidement très ennuyeux, pour lui comme pour elle. Or, Osmium a horreur de s’ennuyer.
« Pf, c’est rien, faut pas s’inquiéter pour moi. »
L’humilité dont fit faussement preuve ce loup étrange irrita la louve noire. Plutôt que de jouer la carte de la modestie et de l’éploré qui ne se plaint pas, mieux valait directement mentir sur la nuit qu’il avait passée. Il appâtait les questions, puis ne souhaitait plus y répondre.

« C’est quoi ton nom ? Je pense pas t’avoir déjà vue avant. Moi c’est Fjorgur. »
Fjorgur, Fjorgur… Les yeux de la louve se plissent imperceptiblement, durant un millième de seconde. Elle n’a jamais entendu ce nom-là, ce qui la choque et l’irrite tout à la fois. Pourquoi n’a-t-elle jamais eu l’occasion d’espionner ce loup-ci ? Quelque chose lui échappe. Or, Osmium a horreur de constater son manque de contrôle face à une situation, en plus d’avoir horreur de s’ennuyer.
Mais enfin, on s’intéresse un peu à sa petite personne. Et, au moins, le mystère qui entoure cet inconnu est au moins aussi vaste que celui qui l’entoure, elle, puisqu’il ne sait pas non plus qui elle est. Encore une fois, par réflexe, elle est tentée de mentir, de donner une fausse identité. Mais c’aurait été trop dangereux que de trop mentir au sein d’une même meute : Osmium se doutait bien que les nouvelles allaient vite et une fausse identité lui aurait ôté toute crédibilité à l’avenir. Le sourire apaisant de ce Fjorgur l’encouragea à dire la vérité.

- Moi c'est Osmium. J'étais une solitaire... avant. C'est sûrement pour que ça que tu m'as jamais vue., répondit-elle d'une voix douce, l'oeil brillant.

Elle escomptait bien ouvrir cet étranger qui semblait être fermé comme une huître. Pas pour longtemps, ceci dit.
Il fallait en premier lieu le mettre dans un climat de confiance.