Depuis quand suis-je parmi les Navnik ? Quelques jours ? Plusieurs semaines ? Des mois entiers ? J'en ai perdu la notion du temps. Kuro me manque. Zirco me manque et notre trio est une torture à se souvenir. Mais je ne peux m'en empêcher, je pense à eux du matin au soir et du soir au matin. Mon rôle de sentinelle ne m'aide pas, même s'il me donne l'espoir de les retrouver durant l'une de mes rondes. Je suis seule, je fais mon job et, pour aider à passer le temps, mon esprit divague. Mais il ne va jamais bien loin, il repart sans cesse là où les hommes l'ont laissé. Il repart sur les traces de mon passé, sur ce jour funeste qui a marqué le premier pas vers l'isolement. Sans mes frères à mes côtés, sans mon jumeau pour compléter à la perfection mon tempérament, je me sens devenir folle. Chaque jour j'ai la sensation qu'un peu plus de colère s'insinue en moi, alors que je suis d'un naturel si calme. Comme si, au fond, Kuro essayait de garder un contact permanent avec moi. Comme si, en réalité, mon propre esprit ne supportait pas de vivre sans les débordements volcaniques de mon frère jumeau. Je soupire, et alors que je quitte les abords des ruines de la chapelle, je me décide à me rendre près de la dune de sable, où ma ronde continuera et finira par se terminer. Un jour, je retrouverais la trace de mes frères. Et si entre temps ils passent par les terres de ma nouvelle meute, je m'efforcerais d'être la première à les trouver. Mais, assez de réflexion. Une odeur attire mon attention, et c'est d'instinct que mes pattes suivent la trace. Ce n'est pas un effluve de ma meute. C'est une odeur que je ne connais pas, ce qui signifie qu'un être est ici, et qu'il n'y a rien à faire. Je trottine vers cette masse sombre et je le fixe, le pelage hérissé pour lui faire montre qu'il n'est pas le bienvenu. Par par ces temps difficiles où chacun risque sa vie pour un maigre morceau de viande.

- Eh ! Qui es-tu, solitaire ?

Mais en me rapprochant, je m'aperçois qu'il ne s'agit en fait que d'un jeune mâle. Un jeune mâle qui, malgré tout, n'a pas sa place sur les terres de ma meute. Je me dois de le sortir d'ici et rapidement, à moins bien sûr qu'il ne montre patte blanche envers les miens. Je suis calme et modérée, mais pas naïve.

Le jeune mâle se présente, sans cacher qu'il appartient à une meute ennemie. Il faut dire, toutes les meutes sont nos ennemies désormais. Alors même les solitaires devraient être chassés, par simple précaution. Chacun pourrait être l'allié des autres meutes, et chacun est donc un danger potentiel pour les miens. Je m'avance un peu plus, le petit promettant d'avoir aucune mauvaise intention. Dans ce cas, pourquoi fouler des terres qui n'appartiennent pas à sa famille ? Pourquoi marcher sur un sol ennemi, qui pourrait receler les pires pièges mortels ? Cependant, c'est plus fort que moi, son aplomb attise ma curiosité et j'ai bien envie de comprendre son attitude à risques avant de l'escorter loin des miens. Le faire sortir devrait pourtant être ma priorité, mais je suppose que si je le surveille, il n'est pas réellement un danger pour les membres de ma meute. Et puis, ce n'est pas comme si je pouvais me prétendre capable de l'éjecter contre son gré ...

- Si tu sais que tu n'es pas le bienvenu, je suppose que tu cherche les frontières pour t'en aller ? C'est de l'autre côté.

Oui, peut-être s'est-il seulement perdu. Peut-être avait-il l'intention de rentrer chez lui, lorsqu'il s'est rendu compte qu'il était finalement bien loin de sa tanière familiale.

Il refuse d'un hochement de tête. Est-ce une plaisanterie ? Est-ce qu'il cherche à voir où sont les limites de ma tolérance ? Si tel est le cas, je vais rapidement lui faire comprendre qu'on ne joue pas avec les Navnik, et ce n'est pas parce que je suis une louve au tempérament patient et calme que je vais laisser passer tous les vagabonds sans m'enquérir de la raison qui les poussent à venir jusque sur les terres de ma meute. Je fronce le regard, le fixe dans les yeux. Cherche-t-il à me défier ? Pourtant, son pelage n'est pas hérissé, ses membres détendus, et il ne semble pas sur le point de me sauter à la gorge. Son attitude est d'une telle étrangeté que je peine à savoir quelques intentions l'ont mené sur les territoires des miens, et de ce fait j'ai du mal à savoir quelle attitude adopter face à lui. Est-ce que je dois imiter mon frère et chasser l'intrus sans chercher à comprendre les raisons de sa présence ?

- Avant de partir, j'aimerai bien savoir ton nom, vu que tu sais déjà le mien.

Je plisse les yeux, suspicieuse face à son sourire trop étiré pour être vraiment sincère. Il se trame quelque chose, et j'aimerais comprendre quoi. Mais d'ici à ce qu'il se décide à me le faire savoir, je n'ai pas d'autre choix que de rester avec lui pour le surveiller.

- Mon nom est Shiro, et ton sourire ne me plait guère.

Que prépare-t-il ? Un coup bas ? Ce ne serait pas étonnant venant d'un Sekmet, et je ne serais même pas surprise de tomber dans une embuscade. Naïve, j'ai toujours eu besoin de mon frère pour me sortir de sales situations comme celle qui semble se préparer. Pourtant, je reste là à l'observer, au lieu de fuir alors que j'ai un mauvais pressentiment. Ma curiosité et ma bonté d'âme me perdront.

Il me rassure gauchement, me propose de jouer. De jouer ? Est-ce que c'est une plaisanterie ? Mais quel âge a ce jeune mâle pour oser me demander, à moi, une chose pareille ? Suspicieuse, je le détaille en plissant légèrement les yeux. Oui, il doit plaisanter. Ou faire diversion ? D'instinct, je tourne la tête de tous côtés et je hume l'air pour tenter de dénicher d'autres de ses congénères, des intrus sur les terres de ma meute. Mais, malgré mon flair, rien.

- On a l'air de pas avoir trop d'écart... J'me disais que ça t'aurait peut-être intéressé. T'es libre de refuser, après tout, j'suis un "ennemi" !

Ca, c'est plutôt flatteur, je suppose. Mais je ne me laisse pas avoir par ses belles paroles. Si déjà à son âge il est capable de manipuler les autres, je ne donne pas cher de sa mentalité quand il sera véritablement adulte. Je soupire. Ai-je seulement le droit de discutailler avec un gamin d'une meute ennemie, sur les terres de ma meute ? Je pense que non. Pourtant, il me semble si peu touché par la haine des siens, j'ai du mal à le chasser de nos terres. Je ressens une sorte d'empathie à son égard, comme si finalement, il était l'avenir. Forgez l'avenir à la haine, et vous aurez un présent de cauchemar. Et si, plutôt, je lui apprenais que les Navnik ne sont pas si monstrueux ?

- Tu sera un ennemi quand tu aura attaqué l'un des miens. L'as-tu fait ? As-tu attaqué un Navnik ?

J'ose espérer qu'il me réponde par la négative. Un louvard de son âge avec déjà un passé de guerrier ? Manquerait plus que ça. Alors les Sekmet les prendraient à la tanière, et ce serait réellement misérable.

Il répond négativement avec une telle véhémence que je ne peux que le croire. Lui, jeune mâle de sa meute, n'a pas attaqué l'un des miens. Et, de ce qu'il prétend, il n'en a pas l'intention. Alors, si il n'est pas agressif et s'il n'est pas un danger, pourquoi chercherais-je à lui faire du mal ? Parce qu'il est sur les terres de ma meute ? Certes il l'est, Mais n'est-il pas qu'un louvard ? Doit-on réellement pousser les jeunes dès son âge à haïr l'autorité et à se limiter à des terres qui ne seront, dans leur tête, jamais assez vastes ? Je ne devrais probablement pas, mais j'ai bien envie de le pousser à la curiosité. De lui apprendre, de lui montrer que nous, les Navnik, ne sommes pas des monstres dénués de compassion. Et j'ai bien envie de lui faire comprendre que non, il ne faut pas s'arrêter à ce que nous apprennent les adultes, parce que oui, l'endoctrinement devrait être proscris dans le monde entier.

- Alors, tu veux jouer avec moi ?

L'air qu'il prend m'attendrit, je ne peux le nier. Il m'attendrit et je sens qu'il est sincère. Alors, après de longues secondes d'hésitation à le fixer en silence, je cède à mon coeur plutôt qu'à ma raison.

- Bien sûr, avec plaisir !

Et dans un sourire jovial, je lui laisse le loisir de choisir ce jeu auquel il a envie de jouer.

- Attrapes-moi si tu peux !

Il part à toute allure. Je quitte ma position, pars en trombe à sa poursuite. Faites que je ne sois pas tombée bêtement dans un piège. Faites qu'il respecte les terres des miens et qu'il ne soit pas plus doué qu'il ne le laissait paraître. Faites, je vous en prie, qu'il ne me sème pas pour aller poser problème aux miens. Je cours à toutes pattes, zigzague entre les arbres pour tenter de le rattraper. J'entends son rire, son rire de louvard, et l'espace de quelques mètres j'ai envie de rire à mon tour. Je m'abstiens pourtant, trop nerveuse pour me laisser complètement allée. Grisée par la course poursuite, les oreilles pointées dans la direction de sa voix et les membres tendus pour tenter de le rattraper, je me concentre totalement sur lui afin de me garantir de ne pas le perdre, mais je doute malgré tout de mes propres capacités. Ce petit fourbe court bien vite pour un jeune mâle, et moi bien trop lentement pour mon âge et mon niveau. Je souffle, essaie de couper le chemin pour le rattraper et jusque là, je m'en sors pas mal. Mais lorsqu'il franchit des obstacles, je peine deux fois sur trois à le suivre à la même vitesse, et il me faut chaque fois rattraper un retard plus grand sur sa propre avancée. Pourtant, je ne me décourage pas et je continue de bondir par-dessus les arbres morts et de glisser sous les troncs écroulés. Je ne le lâcherais pas.

Je n'ai de cesse de frapper le sol de mes pattes avec une détermination farouche, je refuse de me laisser distancer par un louvard et pourtant, il est nettement plus rapide que moi. J'ignore où il a été entraîné, mais je n'ai pas eu la même chance que lui et je peine à suivre la cadence, même si je refuse de laisser la douleur dans mes muscles freiner mon allure. Brutalement, je change de trajectoire et me plie en deux pour partir sur la droite sans plus lui accorder un regard. Je sais où il se dirige, j'anticipe sa destination et je fonce entre les arbres. Je rase de près un tronc penché, l'esquive de justesse et reprends immédiatement de la vitesse pour arriver au croisement avant lui. Par chance, j'ai bien réfléchis. Lorsque je déboule au carrefour de plusieurs sentiers, le petit arrive à bonne distance, sur une ligne droite. Je me camoufle dans le paysage enneigé, entre les troncs, et je me faufile pour me rapprocher chaque fois un peu plus de lui alors qu'il n'a peut-être pas remarqué que je n'étais plus derrière lui. Et lorsqu'il arrive assez près de moi, je le percute brutalement, me servant de son élan pour l'envoyer au sol. Essoufflé mais un sourire amusé collé aux babines, je me rapproche de lui et le détaille, reprenant mon souffle.

- C'est for amusant, j'espère que je ne t'ai pas fais mal ?

Je hume les alentours par réflexe tout en le regardant se lever, et je remarque que le soleil tombe doucement dans le ciel et qu'il me faudra bientôt raccompagner le petit aux frontières afin de rentrer au camp pour la nuit.

Il m'assure que tout va bien, que je n'ai pas été assez brusque pour lui faire du mal. Je souris, satisfaite par cette courte rencontre qui, malgré tout, est forte en émotions et me fait un bien fou. Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas perdu de vue les recherches de mes frères, et que je n'avais pas passé un peu de temps avec un congénère sans avoir quoi que ce soit en tête. Me libérer ainsi l'esprit m'aura soulagé, et je me sens davantage d'attaque pour retrouver les miens, désormais. Je me redresse enfin, après de longues secondes à le surplomber, et je m'éloigne de quelques pas sans pour autant partir, lui laissant l'occasion de se redresser et de s'ébrouer. J'en fais d'ailleurs de même, retirant de quelques secousses les nombreux flocons de neige perdus dans mon pelage immaculé. Je l'observe en silence, d'un regard attendri et amusé. Je l'aime bien, ce petit inconnu d'une meute ennemie.

- Tu semble moins vil que les membres de ta meute.

C'est for agréable de se dire qu'on peut encore croire en la bonté des autres, même lorsqu'ils sont supposés faire parti du clan de nos ennemis jurés. J'espère pouvoir bientôt revoir ce jeune mâle, et j'espère que d'ici là il n'aura pas subi le lavage de cerveau des membres de sa meute pour devenir aussi cruel et buté qu'eux.