Cela faisait déjà quelques semaines que j’étais arrivé dans cette meute bizarre qu’était celle des Esobek. J’avais pas mal de difficultés à m’intégrer. Non pas parce que les autres ne m’aimaient pas, enfin du moins je ne pense pas, mais parce que j’essayais de m’approcher le moins possible des autres. Je restais avec Emarok, presque collé à lui à toutes heures pour apprendre le plus possible de lui, et surtout pour ne pas le perdre. Je perdais chaque personne à qui je tenais, et ce depuis ma naissance. Emarok était le dernier. Je ne voulais surtout pas le perdre.

Mais ce matin là, j’avais pris mon courage à demain et j’étais allé me promener un peu. L’hiver avait commencé depuis quelques jours et la neige recouvrait le sol. Le petit loup n’avait jamais vu la neige, et c’était avec des yeux émerveillés que j’avais écouté Emarok m’expliquer ce que c’était. Ce joli manteau de velours qui se posait délicatement en petits flocons sur le sol était en fait de l’eau si froide qu’elle s’était collée, tellement collé qu’elle était devenue dure et brillante. Les étoiles pleins les yeux, je courais un peu partout dans cette neige, tache noire au milieu d’un manteau blanc. Pas très pratique pour se camoufler, mais quel belle image ! Je levais la tête pour observer le ciel. Un corbeau volait au-dessus de ma tête. Ce n’était pas la première fois que je le voyais, et j’aimais bien jouer avec lui. En fait, c’était mon seul ami. Le corbeau se posa sur la neige, seconde tâche noire sur un manteau blanc. Je me plaquais au sol, imitant le chasseur qui traque sa proie. Bien évidemment, je ne comptais lui faire aucun mal, c’était mon ami, mais le corbeau comprit très bien mon jeu et me laissa approcher jusqu’à ce que je ne sois plus qu’à quelques centimètres. Puis, au moment où j’allai bondir, il s’envola. Dans un éclat de rire, je lui courus après, sautant dans les airs, galopant dans le vents, avec le corbeau qui voltigeait au dessus de ma tête.

Puis, le corbeau poussa un croassement mécontent. Il resta devant moi, en train de gronder. Il y avait quelqu’un d’autre, il me disait sûrement de faire attention. Le corbeau s’envola et resta néanmoins à planer non loin de moi. Je m’approchais doucement de la source d’inquiétude de mon ami. Téméraire ? Non pas vraiment, curieux plutôt ! Je ne vis pas tout de suite la tâche blanche sur le manteau blanc qui se fondait dans la nature, je ne la vis que lorsqu’elle bougea du petit buisson ; elle m’avait déjà vu. Le corbeau se mit à croasser, mécontent que je n’aie pas encore pris mes jambes à mon cou. Mais il était trop tard pour fuir. Alors, d’un air perplexe je lançais un petit :

« Euh... désolé... Z’êtes qui M’dame ? »

Eh mais c’est vrai ça ! C’était une étrangère, elle n’était pas chez elle. Je ne connaissais pas tous les Esobeks, mais je pouvais reconnaitre dors et déjà leur odeur, et cette louve ne la portait pas. Qui était-elle ? Que faisait-elle ici ? Je n’avais jamais rencontré, depuis que ma mère m’avait laissé chez les Esobeks, d’autres loups que ma propre meute... Qui cela pouvait-bien être ?

Le corbeau planait toujours au dessus de ma tête et poussa un cri effroyable quand la louve blanche s'approcha de moi. Pour un peu, il l'aurait attaquée, je le savais, mais je le regardais et lui fis signe de se terre. La louve s'assit et me dit qu'elle était solitaire et qu'elle se baladait chez les Esobeks, pour résumer. Je penchais la tête de côté quand elle dit qu'elle arpentait nos terres. Est ce que c'était mal? Je me souvenais qu'Emarok avait voulu chasser maman quand elle chassait sur le territoire Esobeks avant de me confier à lui. Cette louve courait elle un risque à venir sur la terre des Esobeks... ma terre?

Je m'approchais d'un pas de la louve, observant ses yeux qui paraissaient presque blancs avec la neige. J'allais m'avancer encore un peu pour me poster devant elle quand le corbeau descendit en piqué pour m'érafler la tête.

"Mais arrete ça suffit !"

Je secouais la tête vivement pour le chasser, et le corbeau, mécontent que je ne prenne pas en garde son avertissement, partit tomber voler plus loin; boudant dans son coin. En voyant son ami volatile agir ainsi, je poussais un petit rire cristallin. Ce corbeau ! Peur de tout, encore pire que moi !

" Faut l'excuser madame, il se méfie des étrangers, il veille sur moi."

Je rapportais mon attention sur la louve, un petit sourire attendri aux lèvres en pensant à mon ami qui boudait là haut. C'était le seul ami que j'avais, je ne connaissais et ne voulais connaître personne de mon âge et je savais très bien que je me comportais difficilement avec eux, renfrogné, timide mais dur. Par contre, c'était tout autre avec les adultes et en particulier  ceux qui n'étaient pas de ma meute. Avec eux, je parlais bien plus  librement, ils ne pouvaient pas me juger sur ce que je suis, le fils adoptif et de ce fait illégitime du Prince. Ils me voyaient tout simplement comme un louveteau.

Je repensais soudain à ce qu'elle venait de me dire. Elle arpentait nos terres...

" Et est ce que c'est mal? "

Dis je tout haut ? Est ce mal d'arpenter nos terres alors qu'elle n'était pas des Esobeks ?  C'était fort possible, mais en même temps... la terre n'est elle pas à tout le monde? Ayant toujours vécu,  jusqu'à récemment,  seul sans meute avec ma jeune mère qui ne m'avait jamais rien expliqué de la vie, je n'arrivais toujours pas à saisir ni le concept de meute ni celui de territoire. Pourquoi tout ça ? Pourquoi tant de complications?

Mon appréhension quant à l'étrangere avait un peu disparut; et je commençais vraiment à me détendre et à sourire. Il faut dire que la dame avait quelque chose de rassurant en elle; quelque chose de doux et apaisant dans son sourire et ses yeux opalescents.  Elle me demanda comme je m'appelai et je souris, maintenant complètement décontracté ou presque :

" Je m'appelle Connor! "

Un.sourire aux lèvres, je regardais la louve devant moi tout en voyant le corbeau recommencer à tournoyer au dessus de nos têtes.  Je me rappelle alors que la dame avait dit de ne pas être trop sévère et de prendre bien soin de lui. Je haussais les épaules.

" Il boude souvent, mais il est très gentil et ne part jamais très longtemps. C'est lui que je connais le mieux ici. Je le connais depuis que je suis arrivé. "

Puis, dans un rire léger, je lançais :

" Il ne vous aime pas trop!"

Je souriais de toutes mes belles petites quenottes.

- Tu ne connais pas d'autres louveteaux de ton âge ?

Je rigolais :

« Ah si ! Mais c’est pas pareil ! Eux ne comprennent pas. »

Je souriais de toutes sens dents toujours, comme si cette réponse était tout à fait naturelle. Bah oui voyons... S’il ne comprennent pas, ils ne comprennent pas quoi !

La louve avait l’air intriguée par la moindre de mes paroles. Elle ressemblait beaucoup à maman. Douce, aux airs innocents, blanche comme la neige. Seuls ses yeux étaient différents. Maman avait des yeux bleus comme la mer, qui pétillaient de bonheur rien qu’en me voyant sourire, elle avait des yeux si purs qu’on semblait se perdre de son bleu. Cette louve avait des yeux brumeux, presque blancs, qui étaient plus mystérieux que doux, mais qui n’étaient pas durs non plus. Elle inspirait la confiance.

- Sur quoi ?


Je souris.


" Bah... Ils ne pensent pas comme ce corbeau. Ils n'arrivent pas à comprendre les choses, ils ne voient que le bout de leur truffe "


Sans méchanceté et sans être hautain, je regardais la louve blanche d'un air entendu, comme si cette réponse suffisait à tout expliquer de A à Z. Bah oui, quoi ! Logique non?

Puis, je continuais :

"Et puis ils ne cherchent pas à comprendre non plus, ils ne veulent pas comprendre autant qu'ils ne peuvent pas. Il se satisfont de ce qu'ils ont et attendent que tout leur tombe tout prêt dans la gueule. Un corbeau se débrouille de lui même dès la plus tendre enfance. Il sait ce que c'est que devoir tout faire pour soi sans que personne ne puisse rien pour toi. "


Il n'y avait aucune amertume ni tristesse dans ce que je disais, je ne me lamentais nullement, je constatais seulement l'évidence. Mais pouvait-elle le comprendre?