Il fait sombre, les jours sont courts et le temps grisâtre. Il semblerait que le ciel pleure autant que moi la disparition des miens. Je souffle dans l'air, et je m'ébroue pour libérer mon pelage de la brume qui l'imbibe. Je m'avance lentement en son sein, et j'essaie de distinguer les silhouettes autour de moi. Je perçois les arbres, quelques buissons épineux, mais rien de vivant. Soudain, un lapin détale devant moi. Je marque un mouvement de recul, surprise, puis je reprends ma marche et je m'éloigne des buissons morts. J'observe les lieux, renifle les recoins, et je comprends rapidement que je me suis trop éloigné des terres de ma meute. Pourtant, impossible de faire demi-tour. Avec ce brouillard, je ne vois pas à trois quelques mètres autour de moi, et je serais bien incapable de dire d'où je viens. Je soupire, je pose ma truffe au sol et j'essaie de retrouver ma propre piste. Mais, mon odorat est bloqué par l'humidité de l'air. J'ai beau avancer, je crois bien que je m'éloigne davantage de chez moi à chaque pas que je fais. Je soupire, me redresse, cherche des points de repères visuels. Rien. Et puis, je comprends. Je n'ai pas d'autre choix que celui de signaler ma position, autrement je vais devoir rester là des heures, jusqu'à ce que la brume retombe. Je renverse ma tête en arrière et je lance un long hurlement vers le ciel. Un hurlement de signalisation, un appel aux miens. Espérons que l'un d'eux me retrouvera, et surtout qu'on ne se perdra pas ensemble au moment de rentrer ...

Les secondes sont longues avant qu'une odeur vienne me sortir de ma torpeur. Le regard plissé, j'essaie de définir la forme qui s'approche de moi mais je ne vois qu'une ombre et je me demande si la brume épaisse ne déforme pas simplement la réalité. Je recule de quelques pas, je commence à m'éloigner dans le sens inverse. J'aime autant retrouver mon chemin seule, plutôt que d'attendre un sauveur qui pourrait être un ennemi et vouloir m'abattre au lieu de m'aider à rentrer chez moi. Malheureusement il est trop tard, j'ai déjà lancé mon appel et à l'heure qu'il est, n'importe qui peut-être en train de me chercher. Ami, comme ennemi. Je souffle dans l'air froid, j'inspire et je hume les odeurs. J'essaie de me repérer, toujours en vain. Et finalement, je tombe sur une autre silhouette sombre qui me fait face et qui semble s'avancer dans ma direction. Je la détaille longtemps avant d'être certaine qu'il s'agit bien d'un être de mon espèce.

- Seriez-vous un peu perdu, joli mâle?

Je tique, hausse un sourcil, et la dévisage. Mais, je n'ajoute rien, ne cherche pas à démentir ou à m'expliquer. Peu importe, en fait, elle s'en rendra compte bien assez tôt. Le silence s'étend quelques secondes, elle semble gênée de m'avoir parlé. Ou de m'avoir ouvertement flattée ? J'avoue que c'est amusant, on ne m'avait jamais dis une chose pareille avant, et je ne peux que me réjouir de plaire.

- Vous êtes sur le territoire des Esobeks et je peux vous ramener chez vous.

Elle semble tolérer ma présence, elle n'a aucune animosité à mon égard et je ne vais pas m'en plaindre. Ma voix, d'une douceur grave, résonne dans l'air humide.

- En effet, je le suis. Connais-tu le chemin pour quitter les terres de ta meute ?

Je m'avance pour la rejoindre, l'obscurité matinale n'aide pas à discerner les traits de la jeune femelle qui va visiblement me tenir compagnie pour le reste de ma promenade.

Elle comprend son erreur plus vite que ce à quoi je m'attendais. Dommage, le jeu s'annonçait divertissant ...

- Toutes mes excuses, je vous ai pris pour un mâle. Je suis vraiment désolée, j'avoue avec la brume cela n'aide pas et comme je ne connaissais pas votre odeur avant que je vous sente, je ne pouvais pas deviner.

J'affiche un sourire poli, quoi que dans un sens je le suis toujours. Je me demande si mon frère pourrait passer pour une louve, dans un brouillard aussi épais. Mais à y réfléchir, il vaudrait mieux pour celui qui le trouve, ne pas le confondre. Mon frère n'a ni ma patience, ni mon amabilité ... La louve au pelage sombre m'affirme qu'elle saura me guider hors des terres de sa meute. Sans me départir de mon sourire je m'approche d'elle, sans la moindre méfiance apparente mais tous les sens en alerte. On n'est jamais à l'abri d'une embuscade, surtout lorsqu'on foule les terres d'une meute potentiellement ennemie.

- Je m'appelle Midnight Sun et vous ?

- Pouvons-nous nous tutoyer ? Je m'appelle Shiro.

Et je m'approche un peu plus, comme pour lui signifier que je suis prête à la suivre jusqu'aux frontières. Maintenant que je me sais loin de chez moi, je dois rentrer au plus vite. Rester plus longtemps dans les parages me mets en danger, et je n'ai pas le temps de risquer ma vie. Pas tant que je n'aurais pas retrouvé ma famille.

- C'est par là, les terres de ta meute.

Je la suis docilement, sans montrer le moindre signe de résistance. Après tout nous avons un but commun : me faire quitter ces terres. Je laisse la louve sombre passer devant pour m'indiquer la route, et je regarde malgré le brouillard, les lieux qui m'entoure. Maintenant que je sais où je suis, j'essaie de mémoriser quelques indices qui me permettront de savoir à l'avenir où je me trouve et comment rentrer chez moi. Heureusement que je ne suis pas tombée sur une Esobek hostile qui aurait pu vouloir m'abattre sans me laisser une chance de justifier ma présence. Il est vrai que je ne me perds jamais d'habitude mais, perdue dans mes réflexions intenses, je n'ai pas vu le brouillard se lever et je n'ai pas fais attention où je mettais les pattes. Je suis consciente de la chance que j'ai eu, aussi je ne m'attarde pas davantage et je laisse ma guide décider de la cadence jusqu'aux frontières de sa meute.

Je pense à mes frères, me demandant si c'est ce même brouillard qui les empêche de me revenir. Si c'est cette même saison froide qui les maintient éloignés de moi depuis déjà bien trop longtemps à mon goût. Je ne compte plus les jours, je ne peux pas le supporter. Le manque devient angoisse et l'angoisse se change elle-même en un sentiment de terreur profond qui me tient au corps et refuse de me ficher la paix. Je pense à eux sans cesse, chaque jour, à chaque heure de la journée alors que je suis au chaud chez les Navnik. Je me demande ce qu'ils font, s'ils ont réussi à se retrouver au moins tous les deux. J'ai peur pour Kuro, qui a une fâcheuse tendance à ne pas se faire que des amis dans ce monde ... Et j'ai peur pour Zirco' qui lui, clairement, est beaucoup trop jeune pour se retrouver seul et livré à lui-même. D'autant plus par une saison pareille, alors que je n'avais jamais vu d'hiver aussi rude de toute ma vie.

- Je crois que je saurais retrouver ma route à partir d'ici. Je te remercie, Midnight Sun, c'est gentil de ta part de m'avoir raccompagnée.

Abréger la discussion et rentrer au camp au plus vite. Oui, je veux retrouver les miens et la sécurité de ma tanière. On peur dire que cette fois, je l'ai échappé belle.

Je prends note que les Esobek ne sont pas tous des meurtriers sanguinaires, contrairement à ce que leur attaque menée contre ma meute pouvait me faire penser d'eux. Après tout, le problème est toujours le même : mettez un Alpha incompétent à la tête d'un groupe, et ce sont tous les membres de ce même groupe qui en pâtissent. C'est toujours ainsi. Je suppose que les Alpha Esobek ne doivent pas être si compétents. Ou alors sont-ce mes propres Leaders qui n'ont pas leur place en haut de la hiérarchie, je l'ignore. Je ne suis pas assez ancienne pour me faire mon propre jugement, même si Helya m'a semblé tout à fait à même de s'occuper d'une meute lors de la réunion. Je m'éloigne sans un mot de plus, prête à retrouver le chemin de la maison. Mon pas flottant m'emporte silencieusement vers mes terres, loin de celles de la louve sombre, quand soudain je fais demi-tour pour la rejoindre. Quelle idiote, j'ai failli oublier !

- Oh, Midnight Sun ! Connaîtrais-tu par hasard un loup dénommé Kuro ? Le pelage sombre, les yeux verts et un sale caractère ? Ou bien un louvard du nom de Zirconium ? Le pelage argenté et les yeux gris ? Je les cherche depuis des semaines alors ... Si par hasard tu les avais rencontrés ... ?

Il faut que je pense à demander à chacun des loups que je croiserais. Il faut que je le fasse, parce que seule je n'ai que peu de chance de les retrouver. Au moins si tout le monde sait que je les cherche, peut-être apprendront-ils un jour que je suis toujours en vie, et alors nous nous retrouverons bien vite.

- J'aimerais bien te dire oui, mais hélas, non je n'ai rencontré aucun de ses loups. Pourquoi?

- Oh ...

Si j'avais dressé les oreilles, attentive à sa réponse, je les abaisse en affichant un visage aussi marqué par la déception que par la tristesse. Non, elle ne les a pas vu. Ni mon jumeau, ni mon cadet. Et je meurs de les attendre, de les chercher, et d'ignorer où ils peuvent être et ce qu'ils peuvent bien faire.

- Et toi aurais-tu croisé un loup qui s'appelle Élixir?

Je relève des yeux intrigués vers la jeune femelle sombre. Elle a aussi perdu quelqu'un ?

- Je suis désolée, je ne l'ai pas vu non plus. Mais, si je le croise, je lui dirais que tu le cherche. A présent je m'en vais, merci encore, pour tout.

Pour tout et si peu ... Je fais demi-tour et je m'en vais, disparaissant cette fois entre les arbres sans plus faire demi-tour. Il me faudra chercher une autre piste pour retrouver les miens.