L'aube grise me sape le moral, et d'autant plus sans la présence de mon frère pour me rassurer et enfouir dans mon encolure son museau réconfortant. Je souffle mon désespoir, et je prie le ciel pour qu'il me rende mes frères, les seuls membres de ma si petite famille. Je haie les humains, je haie leur lâcheté et je déteste leur cruauté qui les pousse à détruire le monde qui les porte. Je haie l'injustice de ce monde qui m'a enlevée aux êtres les plus précieux à mon coeur. Comment Zirco' va-t-il s'en sortir seul ? Est-ce que Kuro va se trouver une autre famille ? Vont-ils aimer une autre louve plus que moi ? J'ai envie de gronder, j'ai envie de hurler. Il n'est pas dans mon tempérament de m'énerver pourtant, mais de vivre sans mes frères est une épreuve difficile et mes nerfs ne tiendront pas éternellement ainsi. Soudain, j'entends des grondements sauvages faire écho dans les bois. Je suis certaine reconnaître les menaces d'un chiens, mais les grondements de son ennemi ne sont pas ceux de l'un de ses semblables. Non, je suis persuadée de reconnaître là la voix d'un loup. Kuro ? Je ne réfléchis pas davantage. Je fonce à travers bois, écrase le sol de mes pattes et slalome entre les arbres dans la direction du combat. J'arrive sur les lieux comme une furie, percute le chien de tout mon poids lorsque mes yeux perçoivent la masse noire qui l'affronte. Ca ne peut être que Kuro ! Mes crocs se plantent avec rage dans l'épaule de mon ennemi et, l'espace d'un instant, je suis tellement furieuse que je me sens assez forte pour le terrasser. C'est juste avant qu'il ne me désarçonne et me balance sur le flanc, me faisant japper de douleur. Sonnée, je le regarde qui s'avance lentement vers moi, furibond, prêt à m'arracher la jugulaire.

Je vois mille et une étoiles danser devant mes yeux, mais j'entends parfaitement la rage qui émane du combat. Kuro se bat avec vaillance, comme toujours. Il a toujours été là pour moi, et je me dois d'en faire de même pour lui. Personne ne pourra toucher à mon frère sans que je m'interpose. Pourtant, là dans l'air froid de l'hiver, même si mon esprit reste embrumé, je sens que quelque chose cloche. Kuro ne se bat pas comme d'habitude, il n'est pas aussi hargneux et semble réfléchir davantage. S'est-il entraîné depuis que les hommes nous ont séparés ? A-t-il appris aux côtés de quelqu'un d'autre que moi ? A-t-il une nouvelle louve dans sa vie ? La jalousie se répand dans mon corps comme une traînée de poudre et, si je n'étais pas tant dans les vapes, je crois que je me lèverais pour lui demander des explications, molosse ou pas. Et puis, le silence. Le silence de la mort et l'odeur du sang en abondance. Ennemi mort. Kuro se précipite vers moi, de cette masse nouvellement puissante et imposante. Il me tire par la peau du cou, ce qui ne m'étonne guerre de mon frère. Et puisque je ne vais visiblement pas assez vite, me voilà balancée sur son dos comme une proie qu'il n'aurait pas envie de se coltiner en gueule. Je grogne vaguement, ma vue me revenant peu à peu. Ce n'est que dans l'obscurité de la tanière qu'il a dégoté, que je prends conscience de l'horreur : ce n'est pas Kuro. Je me redresse, le fixe avec insistance, cherche des réponses dans son regard changeant.

- Mais ... Qui es-tu ?

Me suis-je battu aux côtés d'un ennemi ? Aie-je pris tant de risques par l'unique espoir de croiser mon frère ? Me voilà si faible que je me mets à aider tous les loups sombres qui croisent ma route. Je me relève, m'ébroue pour reprendre une certaine contenance, et je m'avance près de la sortir pour humer l'air et entendre les aboiements furieux des chiens, dehors. Mes oreilles, cependant, restent repliées vers l'arrière, à l'écoute des moindres mouvements que pourrait faire l'inconnu au pelage d'ébène. Je suis une Navnik, et si je suis une sentinelle, je n'en suis pas moins en danger avec n'importe lequel de mes semblables. Notre meute n'a pas bonne réputation ...

Le mâle sombre n'esquisse pas le moindre mouvement. Il ne bouge pas, ne parle pas, et j'avoue que son silence est tout aussi frustrant qu'inquiétant. Attend-il ses partenaires pour en finir avec moi ? N'a-t-il pas fait exprès de m'emmener, ou a-t-il sauvé ma vie pour en faire autre chose ? J'inspire profondément, tente de me calmer. Il n'est pas l'heure de paniquer, je me dois de rester calme jusqu'à ce que le champ me soit libre pour partir.

- Si ça t'intéresse, je m'appelle Shiro.

Mais je sens que cette discussion est déjà à sens unique, et j'ignore si j'ai vraiment envie de la continuer. Pour autant, je n'ai aucune envie de partir, les grondements furieux des chiens me coupent tout désir de fuite.

- Nocturne.

Que fait-il là en plein jour ? Il semble pourtant tellement bien porter son nom, celui-là ... Je laisse les secondes s’effiler un moment, se suivre et se multiplier. Je ne tourne pas la tête dans sa direction, je pense en fait surtout à m'enfuir en courant, mais les chiens semblent encore trop proches pour que je prenne un tel risque. Je n'ai pas envie d'être ramassée par cet être lugubre qui trône derrière moi. Je soupire doucement, laisse la brise hivernale plaquer mon pelage contre ma peau et me glacer les sangs. J'écoute les grondements funestes des chiens et les voix des hommes dont la rage me transperce les tympans. S'ils nous trouvent, ils nous tueront sans aucune hésitation. Mais si mon angoisse va principalement vers les bipèdes et leurs armes de guerre équipées de crocs et de griffes, elle va aussi vers cet être sombre, derrière moi, qui pourrait décider de m'achever à n'importe quel moment.

- Je n'te boufferais pas si c'est à ça que tu t'attends, navnik.

Je me tourne vers lui, le scrutant de mon regard d'émeraude. Il est clair qu'il ne semble pas offensif, même si sa trogne ne me promet pas la vie sauve au premier échange de regards. Mais, à choisir, je décide de lui faire confiance. Après tout, m'aurait-il sauvée des chiens s'il avait voulu que je meurs ? Je ne comprends toujours pas ce qui l'a poussé à m'emporter avec lui, sonnée comme je l'étais, mais l'important est qu'il ne m'a pas laissé mourir. Peut-être se refusait-il de me laisser là-bas alors que j'avais risqué ma vie pour lui ? Je ne sais pas. Je ne saurais probablement jamais pourquoi il a agis ainsi, pourquoi il a décidé de ne pas sauver seulement sa peau. Moi, j'ignore si je l'aurais aidé. Si je n'avais pas été persuadée qu'il s'agissait de Kuro, j'aurais peut-être agis différemment. J'aurais peut-être fuis. Plus j'y pense et plus je me demande si j'ai défendu ce mal par pur égoïsme ou si j'aurais fais pareil à sa place, sauver une vie qui n'avait pourtant pas la moindre importance à mes yeux. Je me tourne complètement et le détaille.

- Merci de ta sollicitude, c'est toujours intéressant à savoir, solitaire.

J'appuie sur le mot qui le désigne comme si je voulais le mépriser, histoire de faire comprendre que je peux avoir peur et ne pas me laisser marcher dessus, les deux en même temps. Et puis le silence prend de nouveau place, devenant presque gênant.

- Qu'est-ce que tu faisais là-bas ?

Après tout, peut-être a-t-il cherché les emmerdes ? Peut-être s'entraînait-il d'une quelconque façon morbide, trop prétentieux pour se croire perdant contre des chiens et leurs bipèdes ? Peut-être l'ai-je malencontreusement interrompu ?

- Les proies se font rares. Ils me sont tombés dessus.

- En meute, nous avons moins ce genre de problèmes ...

Ce n'est là qu'une remarque, je sais bien en voyant simplement son visage qu'il n'est pas ce genre de loup à rejoindre une meute pour survivre à une saison trop difficile. Il n'est pas aussi froussard qui moi, et il a probablement bien plus de tempérament que bien des loups que j'ai pu rencontrer durant ma courte existence. Je le regarde avec compassion, je vois bien que malgré toutes les difficultés il restera toujours debout, maigre et affaiblis, mais debout. Les chiens, dehors, sont encore plus lâches que les solitaires comme moi qui ont rejoint un clan pour leur survie. Ceux-là dehors, sont nourris quotidiennement pour nous tuer, et il profitent de la saison froide pour nous tomber dessus et faire des nous des victimes. Ils essaient de se faire passer pour des héros en débarrassant leurs bipèdes des prédateurs et des voleurs, mais ils sont tellement stupides qu'ils ne se rendent pas compte de qui sont réellement les méchants dans l'histoire.

- S'ils pouvaient seulement se rendre compte que leurs humains sont les seuls à blâmer, peut-être aurions-nous une chance de ne pas perdre les nôtres.

La faim prend des vies, elle est impitoyable et cruelle. Les plus jeunes, les plus âgés, les plus faibles. Les maladies profitent de cette période de famine pour entrer dans les tanières, se faufiler entre les loups et contaminer les plus fragiles pour leur ôter leur dernier souffle de vie. Je n'ai encore perdu personne définitivement, mais j'ai peur que mes frères finissent par être touchés alors que je suis au chaud dans une tanière, à me nourrir des proies d'une meute sans savoir où sont les membres de ma famille de sang. Je me tourne vers l'extérieur, guette les voix des bipèdes qui semblent s'éloigner peu à peu sans avoir complètement disparu. Bientôt les chiens ne seront plus qu'un souvenir d'aujourd'hui, un danger écarté. Mais le froid me brûle la peau et me glace les os. Je frissonne, mon pelage se hérisse comme pour me protéger un peu plus de la saison froide et mon corps se secoue de tremblements légers pour économiser sa chaleur naturelle. J'ai les pattes qui commencent doucement à s'engourdir.

Il a peut-être raison. Peut-être que les chiens ne méritent aucune pitié, que nous ne devrions que souhaiter leur mort à tous, et que notre seul objectif devrait être de les enterrer tous, les uns après les autres. Mais je ne peux m'empêcher de croire qu'un jour, peut-être, l'un des leurs sera doté d'une intelligence supérieure à celle de ses semblables, et que ce jour-là une nouvelle guerre débutera : celle de la justice. Peut-être qu'un jour le chien sera capable d'évoluer, de se remettre en question et de réfléchir par ses propres moyen. Peut-être que l'animal sera doté d'une conscience, d'une âme juste et peut-être qu'il sera capable de compassion. Mais d'ici là, oui, peut-être Nocturne a-t-il raison. Les chiens ne sont que des armes de combat, des outils pour nous abattre, nous les loups, sans jamais se fouler ou risquer sa propre vie. Les humains sont des lâches, et les chiens ne sont que des moyens immondes de nous atteindre, nous.

- Rentre chez toi, la voie est libre.

Perdue dans mes pensées, je redresse rapidement la tête pour l'observer. Je n'ai pas fais attention à ses mouvements, et s'il avait été un ennemi, il aurait pu m'abattre sans que je puisse faire quoi que ce soit. Mais il n'a rien fait. Il est sorti, simplement, et le voilà face à la tempête qui approche. Je l'observe, derrière lui, et je me prends à ressentir une curiosité que je n'ai pourtant pas le droit de m'accorder. Il est un solitaire. Et aussi semblable soit-il à mon frère, il n'est pas lui. Je m'avance jusqu'à venir m'arrêter à ses côtés, regardant vers la forêt, écoutant les derniers échos de rages à travers les arbres. Les chiens sont partis, les hommes avec, et il est temps pour moi de quitter ce mâle qui a sauvé ma vie lorsque j'ai voulu protéger la sienne. Mais je ressens quelque chose, comme un pincement. Un regret. Oui, je regrette de n'avoir pas davantage de temps. Je regrette de ne pas pouvoir l'entendre un peu plus, de ne pas pouvoir l'observer plus longtemps. Je m'éloigne de quelques pas et je me retourne, lui lançant un dernier regard.

- Merci, Nocturne. Je te suis redevable, désormais.

Et, clignant lentement des yeux, je finis par m'éloigner et disparaître entre les arbres. Il est temps de rentrer chez moi.