Le froid est si virulent qu'il me glace les doigts. Mes coussinets n'ont qu'une envie : se pelotonner contre mon corps chaud, dans une tanière à l'abri des intempéries. Pourtant je suis là, dans la forêt aux pendus, me rendant à la tanière de cette douce louve immaculée. Je n'ai pas besoin de soins, non. Je suis ici pour connaître mes alliés, pour savoir qui sera avec les Dragons, et qui je devrais abattre. Mais, je n'ai que peu de doutes sur les penchants de Manîthil. Elle a connu mon père. Elle en a eu un fils, et je suis certaine qu'elle nous aime tous. Après tout, nous sommes sa famille. Je m'avance timidement entre les troncs morts et calcinés, et je tombe truffe à truffe avec la tanière de métal où habite la louve blanche. Dans le plus grand silence je hume les effluves qui se trouvent aux alentours, et j'essaie de savoir si elle est seule ou si je risque de la déranger en plein travail. Je ne voudrais pas arriver à un moment inopportun. Je soupire, je crois que personne n'est dans les parages. Au moins, il n'y aura pas d'oreilles indiscrètes pour écouter notre conversation, et j'ai besoin de ça pour rencontrer Manîthil. Les évènements qui se préparent sont d'une importance capitale, et je me dois d'être plus prudent que jamais pour chacune des décisions que je prends. Je m'avance vers la petite ouverture et j'appelle, de ma voix la plus basse dont je suis capable, afin qu'elle m'entende mais que personne ne sache que je suis là.

- Manîthil ?

J'espère qu'elle est là, à l'intérieur, et que je ne vais pas tomber sur un voleur qui serait en train de fouiller dans ses affaires. Evidemment je serais le premier à défendre les lieux, elle est de ma famille, mais tout de même. J'aimerais autant ne pas en arriver là ...

Les secondes sont longues avant que la douce louve immaculée daigne me faire part de sa présence. Et durant ces longues secondes, mon esprit divague. Elle est la mère de mon frère. Elle a donc été, un jour, la compagne de mon père. Mon père disparu que l'on m'a arraché, que j'ai laissé se faire enlever par des bipèdes cruels et sans pitié. Souffre-t-elle de sa perte autant que je souffre ? Lui manque-t-il autant qu'il me manque ? Parfois, je pourrais croire que je suis le seul touché par son départ, que je suis le seul àavoir peur des traitements qu'ils peut subir. Parce qu'en réalité, même si ma soeur et mes frères savent, même si j'ai pu leur dire qu'il est retenu prisonnier et que je suis persuadé qu'il est toujours en vie, je n'en suis pas moins le seul qui ait pu voir de mes yeux dans quelles conditions les animaux vivent, là-bas ...

J'ai longtemps pensé à mon père. Je me suis longtemps demandé s'il était toujours là-bas, mais je suis incapable d'envisager sa disparition définitive. Je suis incapable d'accepter l'idée qu'il puisse ne plus être de ce monde. Je ne peux simplement pas tolérer qu'il puisse ne serait-ce qu'avoir abandonné. Si j'ai pu survivre, alors mon père, ce héros, est forcément encore là-bas. Je suis persuadé qu'il se bat, qu'il est toujours aussi fort et que lorsque nous parviendrons à l'atteindre, il se relèvera plus puissant et plus admirable que jamais. Je le vois déjà, droit et fier, mettre à mort un ennemi pour retrouver sa famille. Je le vois déjà, debout sur ses quatre puissantes pattes, les crocs à découvert, prêt à abattre sa rage contre nos ennemis à deux pattes. Mon père ce héros, que personne ne pourra maintenir assez longtemps loin de nous pour que nous puissions perdre espoir et cesser de nous battre en son nom. Mon père ce héros, qui a rassemblé les loups les plus démunis et en a fait une meute soudée et loyale, même après avoir été victime d'impostures et de trahisons. Mon père ce héros, qui recouvrera bientôt sa place légitime et que je regarderais s'élever et élever les siens. Je pense souvent à ce que j'ai vécu, et j'imagine souvent les combats que mon père doit vivre jour après jour. Mais, je sais que quelque soit le nombre de ces combats, mon père en sortira toujours vainqueur. Parce que comme moi, au fond de lui, il sait qu'il reste encore quelque chose. Que, loin de lui, nous l'attendons et le cherchons, tout comme la chaleur de ma petite soeur m'a toujours maintenu vivant durant les dix mois que j'ai passés enfermé dans une cage à attendre la mort. Je n'abandonnerais pas. Jamais.

Mais, au fond, subsistent les questions et les doutes. La peur de le perdre, de donner à mes frères et ma soeur un espoir qui les brisera si il s'avère être faux. Au fond, tout au fond, j'ai terriblement peur de remuer ciel et terre avec une conviction farouche, et d'être finalement obligé de voir étalé dans la terre le corps inerte de mon paternel, ce loup que j'ai longtemps idolâtré et considéré comme parfaitement invincible. Au fond, j'ai terriblement peur de ne pas retrouver mon père. J'ai peur qu'il n'ait été trop faible et qu'en réalité, je l'aie vu mourir ce jour-là, lorsque les draps noirs des bipèdes ont recouvert mon petit corps pour m'emporter loin de lui et loin de ma famille. Parce que non, je n'ai plus jamais revu mon père. Parce que non, je n'ai plus jamais senti son odeur dans le hangar et parce que non, sa voix n'a plus jamais résonné à mes oreilles pour me rassurer et me promettre la sécurité et le retour à la maison. Parce que non, le courage n'a plus été présent dans ma tête à partir de ce jour. Je n'ai jamais su ce qu'il était advenu de mon père, et si je refuse de croire qu'il a été abattu ce jour-là, je ne peux nier que j'ai vu cette flèche rouge se planter dans son épaule. Je l'ai vu s'écrouler de mes yeux, et je n'ai pas eu le temps de voir sa cage thoracique se soulever pour suivre sa respiration lente et endormie par un quelconque subterfuge. Et je réalise, là devant la tanière de métal, que je ne sais rien. Que je mène peut-être ma famille à sa propre perte. Et c'est une trouille sans nom qui me prend, lorsque la voix de Manîthil résonne.

- Entre Gamin.

Gamin, l'un de ces nombreux noms donnés du temps où je n'avais d'identité propre que pous ceux qui décidaient de m'en donner une. Mais je n'ai pas le coeur à sourire à ce souvenir, parce que le doute me hante et déforme mes traits en un rictus empli d'une hésitation irréversible. Dois-je réellement le lui demander ? Lui proposer de risquer sa vie pour une cause incertaine ? En ai-je seulement le droit ? Mais, serais-je assez fort pour risquer ma vie seul ? Définitivement pas.

- J'ai entendu dire que tu avais recouvert la mémoire, quel est ton nom du coup ?

Je lui lance un regard entendu. Bien sûr qu'elle saura. Elle est de ma famille. Elle est la mère de mon frère.

- Tu connais certainement mieux mon père, Isha. Je suis Adriel.

Je guette dans son regard un moindre questionnement, ou la surprise de découvrir une telle vérité. Nombreuses ont été les réactions, et jamais les mêmes. Chacun des rares loups au courant de cette vérité a réagit différemment, et me voilà curieux de connaître la réaction de la douce louve blanche. En cet instant, mes doutes ne sont plus.

Défi:

- Le fils de Isha hein, voilà une belle surprise ! Je comprend mieux maintenant d'où tu tiens ta beauté ! Nul doute que ton père est le plus séduisant des loups que j'ai pu rencontrer !

Pandémonium, mon frère qui semble si suspicieux et parfois même, paranoïaque, m'aurait fait jurer de ne rien dire. Il m'aurait fait taire, aurait laissé au silence ma véritable identité. Mon frère me protège, et selon lui le monde entier est un danger pour moi. Mais, j'ai confiance en Manîthil. Elle ne révèlera jamais mon nom à quiconque, n'est-ce pas ? Après tout, elle fait partie des nôtres. Elle est notre famille. Un léger sourire fier étire mes babines, quoi que mon regard reste teinté d'amertume. Mon père, le loup le plus séduisant qu'elle ait jamais vu en plus d'être le plus honorable de ces terres. Mon père a marqué les esprits, et moi, son fils prodigue, je l'ai laissé se faire capturer par les humains et j'ai été incapable de m'assurer sa liberté. Je ne saurais même pas dire, aujourd'hui, s'il est réellement en vie. Mais je veux y croire, et j'ai besoin que le monde y croit aussi.

- Alors, qu'est-ce qui t'amène à moi aujourd'hui ?

Au fond de moi, je sens le louveteau de trois mois qui meurt d'envie de pleurer, de trouver un poitrail réconfortant et une langue rassurante pour l'aider à se calmer. Mais je suis grand maintenant, et je n'ai pas le droit de faire part de mes doutes, ou ils pourraient se répandre comme un poison et hanter l'esprit de tous mes alliés dans cette quête à l'impossible. Alors, je prends une longue goulée d'air frais hivernal, et je décide de ne pas tourner autour du pot.

- Tu es la mère de mon frère, aussi tu fais partie des nôtres. Je suis un fils Dragon, et au même titre que mes frères, je vais tout faire pour ramener mon père chez lui, auprès des siens. Mais avant ça, je dois lui rendre ce qui lui appartient, ce que les Sekmets lui ont volé : sa place.

Elle comprendra. Bien sûr quelle comprendra de quoi je parle. Isha est le Leader des Navniks, et je ne peux décemment pas aller le sortir des griffes des bipèdes pour le ramener dans un monde dévasté où sa meute n'est plus la sienne. Il aura besoin de sa famille pour se relever, parce que si j'ai survécu aux humains, c'est en étant mort. Il ne sera pas en état de supporter la solitude, la perte de sa meute, en sortant de leurs arènes mortelles. Je le sais, je le sens.

- Nous aidera-tu ? Seras-tu pour nous, la mère que nous avons tous perdue ? Isha a besoin de toi.

Mais l'aime-t-elle seulement toujours ? Pourquoi n'est-elle pas ma mère, après tout ? Parce que mon père a connu ma génitrice après Manîthil. Parce qu'une histoire s'est terminé pour laissé place à une autre, et je fais partie de la seconde. Alors, l'aime-t-elle assez pour accepter d'aider ses fils ? Dans mon regard, c'est une prière silencieuse qui luit dans la pénombre. Nous avons besoin d'elle.

- Tu sais mon cœur, je ne fais rien sans rien. Ce n'est pas contre toi mais, c'est pour ma propre survie. Je dois avoir une garantie derrière, quelque chose en échange.

Je la regarde intensément. Bien sûr qu'elle aura quelque chose ! Sa famille pardi !

- Toutefois, on aura qu'à dire que toi, voir même ton père, me devra quelque chose une fois cette affaire close, qu'en dis-tu ?

Je penche légèrement la tête sur le côté. Demande-t-elle le paiement que les mercenaires réclament systématiquement ? N'est-elle pas avant d'être une mercenaire, la mère de mon frère ? Je ne réponds pourtant pas, jugeant que je suis trop jeune pour comprendre et que Père sera plus en mesure de le faire que moi. Après tout, l'adulte dans l'histoire, c'est lui. Moi, je ne fais que lui rendre ce qui lui revient de droit. La louve immaculée s'avance, me donne une étreinte qui me remplit d'une chaleur réconfortante, et je ferme un instant les yeux pour profiter de ce contact maternel dont j'ai tant manqué.

- Ta famille est la mienne. Je t'aiderais et, je pense que ma sœur nous aidera également.

Sa soeur ? Alors elle aussi, elle a des alliés prêts à la suivre ? Notre famille est-elle si grande ? Bientôt, les Navnik seront de nouveau notre famille. Bientôt, les Dragons reprendront leur place dans le cycle de la vie. Je la laisse qui s'éloigne à nouveau de moi, et je lui lance un regard empli d'espoir et de confiance. Oui, j'ai pleine confiance en elle. Elle ne trahira pas les siens. Après tout, Père ne l'aurait pas choisie pour faire naître son fils si elle n'en valait pas la peine.

- Merci, Manîthil. Merci.

Sans elle, j'ignore si nous aurons la force de combattre les ennemis qui nous attendent. Nous allons au devant d'un Destin bien plus grand que tout ce que j'ai pu imaginer jusque là, et si notre famille nous tournait le dos, nous n'aurions pas la moindre chance.