Pandémonium regarda le loup au pelage clair s’avancer dans la pénombre d’un œil critique, presque méprisant. On allait peut-être voir s’il était aussi malin qu’il voulait le faire paraître. Il ne répondait pas à ses piques, mais le jeune loup n’en avait cure : il n’avait pas besoin de réponse pour s’amuser, il savait parfaitement comment s’amuser tout seul. Il n’avait jamais eu besoin de personne, et il se satisfaisait à lui-même : son sens de l’humour était bien trop développé pour avoir besoin d’un public. Il regarda donc Remus avancer, et ne tarda pas à le suivre, jetant un coup d’œil derrière lui au cas où Nocturne aurait décidé de les suivre. Cependant, il se doutait bien que le loup noir aurait élaboré une stratégie plus perfide qu’une simple poursuite surprise. C’aurait été trop peu amusant…
Tout en suivant Remus, un bruit d’éboulis leur parvint au même moment : les deux loups se tournèrent dans cette direction et s’y engagèrent immédiatement d’un bond rapide. Les deux autres ne devaient pas être loin, et la confrontation approchait. Enfin un peu d’adrénaline ! Un nuage de poussière ne tarda pas à envahir le boyau dans lequel ils s’étaient engagés, faisant plisser des paupières le jeune Dragon. La poussière infestait tout, et son odorat en était considérablement endommagé. Il ne sentait plus rien, sinon cette odeur âcre de terre. Adriel et Ragnar’k devaient se tenir là, quelque part, tapis à les attendre derrière ces débris.

« Ils sont là, je suppose que tu les sens, toi aussi ? »
Remus, un peu plus avancé, s’était arrêté. Pandémonium arriva à sa hauteur, prêt à répliquer qu’on ne pouvait rien sentir du tout, mais un mince filet de l’odeur caractéristique de son frère lui parvint. Il se tut donc. Il aurait bien balancé une énième pique au loup blanc, comme pour lui demander par exemple s’il avait peur de se lancer à l’attaque tout seul, mais c’aurait été confirmer leur présence aux deux autres. Ils devaient bien se douter qu’ils étaient là, mais inutile de leur donner matière à plus de précisions.
Puisque Remus ne semblait pas décidé à prendre les devants, Pandémonium s’élança d’un bond à la rencontre de leurs adversaires. Il fallait bien débuter la bataille, ils n’allaient pas rester plantés là comme quatre abrutis à se regarder en chiens de faïence. Il se tapit sur le sol, avançant à pas mesurés, rasant la terre de son ventre velu, ses oreilles pointées vers l’avant, la truffe frémissante. Chaque pas était compté, et chaque avancée réduisait le nuage de poussière opaque qui l’aveuglait.

Encore un pas, puis deux… et le sol se déroba soudain sous ses coussinets. La terre s’écroula dans un crissement de feuilles mortes, et plus rien ne se trouvait sous ses pattes antérieures ! Dans un réflexe salvateur, le jeune loup s’agrippa fermement à la paroi, plantant ses griffes avec force dans la terre visqueuse. Il se retrouvait donc là, la tête en bas à plus de deux mètres du fond, le cul en l’air pointé vers le ciel, avec sous ses pattes avant une prise plus qu’instable. Poussant de toutes ses forces sur ses antérieurs, il tenta de remonter mais la terre se dérobait sous ses griffes, trop molle, trop fragile. Il gratta quelques précieux centimètres, puis dans un effort intense qui lui arracha un grognement, il parvint – enfin – à gagner suffisamment de terrain pour retrouver un centre de gravité acceptable et se sortir de ce mauvais pas.

Il se retourna alors vers Remus, l'oeil mauvais, énervé d'avoir eu à essuyer cette situation humiliante.

« J'espère que la vue t'as plu, maintenant tu te bouges, tu sautes par-dessus ce trou et tu attaques ! », aboie-t-il d'un ton irrité.

Oui, c'aurait dû être ce crétin qui aurait du se retrouver dans cette sale posture, pas lui. Peut-être même avait-il flairé le danger et l'avait-il fait passer devant pour lui faire tâter le terrain. Pandémonium s'était montré stupide, et trop impulsif. Cette erreur avait failli lui coûter cher. A présent, Remus allait passer devant. Hors de question que la prochaine fosse soit pour lui aussi !

Remus, plutôt que d’obéir immédiatement, se contenta de le lorgner de son œil vide et stupide. Il attendait quoi, au juste ? Que Nocturne leur tombe dessus ? Qu’un peu de jugeote lui tombe du ciel, directement dans le cibouleau ? Le loup blanc lui lança un regard à la « je te l’avais bien dit » qui acheva d’énerver totalement le jeune Dragon. Il savait qu’il y avait un piège, et il s’en était servi contre lui. Pandémonium avait eu tort de la jouer fair-play. Remus ne méritait qu’un bon coup de dents derrière la nuque, rien d’autre.
« Eh bien, je croyais que tu savais faire preuve d’intelligence, mais je me trompais. En même temps, cela doit te prendre beaucoup de ton énergie mentale pour être un véritable crétin, non ? Tu sais, quand on se dit intelligent on le démontre, et on évite de passer tout son temps à chambrer le premier venu […] » Blablabla ; le jeune loup n’écoutait déjà plus.

Il avait prêté une vague attention aux premiers mots de son acolyte, qui avait visiblement retrouvé sa langue : la Belle au bois dormant avait décidé d’enfin l’ouvrir, mais pour lui dire tout ce qu’il avait sur le cœur. Et les états d’âme et de frustration de Remus n’intéressaient que peu le jeune Dragon. Il avait autre chose à faire que de se laisser insulter par cette vermine, et ses leçons de vie ne lui seraient certainement pas très utiles. Il eut cependant envie de rétorquer vertement, histoire de lui prouver quand même qu’il demeurait supérieur, quoi qu’il arrive et quoi qu’il puisse dire, mais la situation ne lui en laissa pas le temps : une ombre sembla tomber comme par enchantement du plafond et se rua sur Remus. Il s’agissait de Nocturne, tourbillon sombre qui envoya valser la faible forme claire comme une poupée de chiffon. S’il en avait eu le temps, Pandémonium aurait certainement rit aux éclats pour se moquer de son demi-frère, mais Miroir des Silences ne lui en laissa pas l’opportunité : il le poussa, le forçant à reculer vers le trou, l’éboulement et enfin, les deux autres qu’il savait être là.
Pandémonium ne tarda pas à obtempérer sans protester : il ne faisait pas le poids face à Nocturne, et ses crocs dévoilés ne lui disant rien qui vaille, il se fit la réflexion qu’il valait mieux filer une bonne raclée à Ragnar’k plutôt que de s’y frotter de trop près. Il se retourna alors et d’un bond leste, il sauta par-dessus le trou avec aisance – ce coup-ci.

Le jeune loup a à peine le temps d’atterrir, qu’il est immédiatement agressé : la masse velue d’Adriel le surplombe, l’enveloppe déjà tout entier alors qu’il n’a pas encore poussé le moindre grondement. Pandémonium tombe à la renverse, dans un hoquet de surprise. Il savait qu’on l’attaquerait, mais pas aussi rapidement. Les crocs d’Adriel s’enfoncent dans son encolure, ses griffes lacèrent ses épaules. Poussant brutalement sur ses postérieurs, Pandémonium parvient dans un effort effroyable à se redresser, pensant pouvoir retourner la situation à son avantage ; grave erreur ! Il a à peine le temps de récupérer ses appuis que Ragnar’k bondit derrière lui, comme une mouche volant à toute allure vers un cadavre, pour s’arrimer solidement à la peau de son dos avec ses crocs pointus. Pandémonium lâcha un grondement de rage et de frustration, se disant que réellement Remus ne lui servait à rien. Le poids de Ragnar’k est lourd à porter, et la prise d’Adriel l’emmène vers le sol, chaque minute de plus passée à supporter les deux loups est un calvaire, ses muscles brûlent mais sa fierté le contraint à rester debout : il ne cèdera pas. Dans un ultime effort, il secoue la tête dans l’espoir de faire lâcher prise à Adriel. Il prend le temps de réfléchir, puis se laisse choir dans un mouvement souple, contraignant Ragnar’k à lâcher prise. Il se redresse rapidement mais, malheureusement, les crocs d’Adriel sont toujours solidement arrimés à son encolure ; il n’y a rien à faire.

Le jeune loup vit vaguement Remus s’attaquer à Nocturne du coin de l’œil. Mais quel crétin… Pourquoi est-ce qu’il ne lui venait pas en aide, plutôt que de s’attaquer à bien plus fort que lui ? Pandémonium l’aurait volontiers étripé, s’il ne se trouvait pas dans l’incapacité de faire le moindre mouvement.
Pas le temps de se délecter davantage de cette pensée sauvage que déjà, Adriel retourne la situation, lui offrant la possibilité de prouver ce qu’il vaut vraiment. Les débarrassant de la présence superflue de Ragnar’k, son frère l’entraîne dans une roulade – peu confortable, certes – et les deux louvards se relèvent dans le même temps. Adriel ne lui laisse aucun répit, et le jeune Dragon n’est pas encore debout que déjà, il se jette à nouveau sur lui. Les griffes entrent en contact avec la chair et, dans un réflexe salvateur, Pandémonium roule rapidement sur le côté. Pas question de le laisser l’attraper entre ses mâchoires cette fois ! Le jeune loup se redresse rapidement et fait brutalement volte-face… juste à temps pour recevoir Ragnar’k en pleine tronche et se faire à nouveau clouer au sol. Dans un grondement de frustration, Pandémonium se débat, lançant pattes antérieures et postérieures au visage de ses adversaires mais il est en position de faiblesse, il n’y a rien à faire. Il est à nouveau désespérément cloué au sol, et ce n’est certainement pas cet idiot de Remus qui va venir le sauver. Encore faudrait-il que Nocturne daigne le laisser vivre…
Mais, incroyable retournement de situation, le loup blanc s’improvisa visiblement comme le preux chevalier sauveur de la princesse Pandémonium et ce dernier le vit atterrir sur Ragnar’k de toute la force que son poids lui permettait. Profitant du déséquilibre occasionné sur son attaquant, le Dragon se redressa brutalement et fonça dans Adriel, littéralement. Sa tête heurta le poitrail de son frère, l’arrachant à l’emprise des deux autres et l’empêchant de se faire renverser par leurs corps emmêlés. On allait peut-être pouvoir se battre loin de ces parasites, désormais ?

Pandémonium ne vit pas Nocturne se détourner du combat. De toute façon, il avait bien trop à faire avec Adriel. A présent que les deux avortons étaient semés, un duel plus intéressant allait pouvoir voir le jour. Mais le jeune loup n’a pas le temps de se réjouir que déjà, son frère est sur lui : le traînant brutalement par la joue, il lui fait perdre l’équilibre et s’effondre sur lui. Pandémonium joue de toute la force de ses pattes postérieures, se démenant comme un diable pour échapper à son emprise, grondant de frustration aussi bien que d’amusement. Adriel semble sensible aux coups de griffes, et le relâche enfin. Pas le temps de crier victoire cependant car, à peine debout, Pandémonium se fait à nouveau charger par le Dragon. Le choc est violent, mais le jeune loup parvient à rester debout et à reprendre le dessus, suite au manque de précision d’Adriel. Erreur qui lui coûte cher puisque Pandémonium parvient, en bondissant sur lui, à attraper son encolure entre ses crocs. D’un tour de reins puissant, il se retrouve au-dessus d’Adriel, presque à sa merci. Le Dragon se débat avec violence, mais Pandémonium le maintient fermement au sol – même s’il est contraint d’y mettre toute sa force – à l’aide de ses mâchoires. Les grondements de son frère ne font qu’accentuer son excitation mais il ne tarde pas à le relâcher ; il a gagné cette partie-là. Au prix de combien d’autres !
Il jette un regard vers les deux autres qui se battent avec violence. Leur combat ne l’intéresse que peu. Il conserve toutefois un œil sur Adriel ; sait-on jamais qu’il tente de l’attaquer à nouveau…
Puis, en ayant assez fait pour la journée, Pandémonium décide d’en rester là. Il est fatigué, et las de se battre. D’un signe de tête, il intime à Adriel de le suivre et bondit par-dessus son corps étendu pour disparaître à toute vitesse, galopant à plein régime dans un des boyaux sombres.