Les tranchées étaient semblables à de longs serpents creux, qui affleuraient la terre ou s'y enfonçaient, aux parois irrégulières et pleines d'aspérités comme si des reptiles y avaient réellement rampé en y imprimant la marque de leurs écailles. Pourtant, aucune chimérique créature n'avait foré les tunnels; et les traces qui s'y trouvaient du bas au plafond des murs incurvés n'étaient que les traces de pelles des humains qui avaient creusé. Le loup blanc aurai pu songer à ce que ce soit de leurs propres tanières dont les bipèdes s'étaient inspirés, mais il ne voyait strictement aucune ressemblance entre les deux. S'il s'était intéressé à la question, il aurai pu en revanche les comparer à une fourmilière modèle géant. Avec des fourmis plus grosses et bien plus dangereuses, mais surtout ayant pour la plupart déserté l'endroit.

Une fine bruine tombait, floutant l'horizon, baissant la luminosité mais pourtant tant attendue - par exemple lors de l'épisode de la pénurie d'eau, empoisonnée par un voile blanc de bulles toxiques. Pourtant, aussi espérée était les larmes du ciel, autant méritaient-elles toujours leur nom; il semblait réellement que le ciel pleurai, versait des larmes sur une terre désolée et grisâtre en espérant qu'elles l'aideraient à refleurir un tant soi peu.

Il n'en était rien. La seule période de calme qu'il avait connu dans tout ce désastre s'était terminée avec les premiers froids et la découverte de cette épidémie, planant comme une menace silencieuse et muette, sournoise.

Le fantôme n'était pas venu ici par curiosité. Non, ce qui l'intéressait en s'aventurant près de cet endroit maudit par les hommes, c'était la faim, encore et toujours. La faim était son quotidien, sans que n'y vienne s'y ajouter la maladie ou la guerre. La guerre avait été semblable à la maladie, et aussi solitaire était-il qu'il ne se considérait absolument pas hors de danger. Tout ça pour un tas de sable. Un tas de sable et des reptiles - charmant, non? Que les meutes pouvaient être butées et fermées d'esprit. Quand ce n'était pas les uns, c'était les autres. Hommes ou loups, même combat - celui de la survie, et la survie passait parfois plutôt par s'entredéchirer avec son voisin que d'essayer de trouver un terrain d'entente. Pas qu'il était pourtant spécialement pacifique, il avait même un certain penchant dans son impulsivité à recourir à la violence.

Et alors? Pour l'instant, ce n'était pas vraiment ce qui le tracassait. Ce qui le tracassait, c'était l'absence de pistes depuis qu'il traquait sans relâche la moindre souris, aussi maigre fut-elle. Il n'y avait rien. Rien de rien.

Le temps était presque au crépuscule, et c'était aux aurores qu'il s'était mis en route.

« Bonjour ? »

Une voix, féminine à coup sûr et étrangère, d'une louve qu'il ne connaissait visiblement pas. De toute façon, il ne pouvait pas connaître tous les lupins de ces terres. Aussi peu nombreux la guerre les avaient réduits, aussi sauvagement entredéchirés s'étaient-ils durant la guerre, les loups restaient nombreux, et lui bien trop reclus pour faire suffisamment de rencontres même pour n'en connaître qu'une fraction. Trop de loups de meute obnubilés par leur si cher territoire, trop de solitaires aussi exilés de leur espèce que lui, pour que les nouvelles connaissances ne se succèdent aussi vite.

Il n'avait pas entendu la femelle venir, ni sentie; le temps ruinait le peu de ses sens qui n'était pas consacré tout entier à la traque qu'il perpétuait depuis tant de temps, vainement. Aussi se retourna-t-il, de sorte à se retrouver face à la louve sans bouger tout entièrement. Ses yeux vides dérivèrent sur son pelage fourni, blanc. Blanc comme lui. Mais visiblement, en bien meilleur état. Il retint un grognement de jalousie. Ses côtes à lui étaient proéminentes, comme son garrot, son pelage était sale et emmêlé.

« Bonjour. »

Maintenant qu'il avait concentré son attention sur son... interlocutrice, son odorat ne lui indiquait aucune meute. Quoique, une légère odeur de Navnik. Elle sentait un mélange d'odeurs, une variété accrochée dans aucun pelage de loup de meute. Il s'agissait donc d'une solitaire; comme lui, d'ailleurs. Solitaire et pourtant se débrouillant bien mieux dans cette vie. Peut-être bien l'effluve Navnik qu'il y sentait y avait un rapport non négligeable. Sûrement, même.

« Qui est-tu? »

Après tout, lui n'avait pas d'identité mais il était toujours utile de savoir celle d'autrui. Il espérait tout juste qu'elle n'était pas porteuse de ce virus qui se transmettait de plus en plus vite, sur toutes les terres, pour meutes comme solitaires.

« Qui est-tu toi ? »

Bonne question.

Elle s'était avancée, comme s'ils se connaissaient déjà. Il étouffa un grondement. Prends tes aises, vas-y. Tu es tombée sur le mauvais loup à charmer. Et non seulement s'approchait-elle de lui impunément, aussi s'asseyait-elle tranquillement. Au moins, si elle l'attaquait, il aurai le temps d'esquiver... Le loup blanc, lui, ne bougea pas d'un poil. Voulait-elle lui faire baisser sa garde avec ce genre de questions et de comportements? C'était quelque peu raté. Il demeurai toujours tendu, la méfiance suintant de son pelage, le trahissant si jamais il aurai tenté d'une quelconque façon de paraître plus assuré.

« Un solitaire. »

Il n'était rien de plus. Un simple solitaire, un mystérieux affamé, une ombre fantomatique qui errait sur une terre désolée en recherche du moindre bout de nourriture à se mettre sous le croc, s'amaigrissant au fil de saisons. Rien que ça. Il n'était pas Ghost, il était à peine le Joker Fou. Rien de plus.

« Un fantôme. »

Un fantôme et une demoiselle aux airs de charmeuse.

« Rien d'autre. »

Sa voix elle-même semblait presque usée, étrangère à lui-même. Il n'avait pas l'habitude de l'utiliser, et surtout, pas l'habitude de l'adoucir à tant soi peu. Les sourires de l'inconnue n'y changeraient rien; combien de fois avait-il ignoré des sourires? Trop de fois pour les compter. Combien de fois avait-il tourné le dos à une quelconque marque de gentillesse? Trop. Peu importe le nombre, mais trop. Ce qu'il était aujourd'hui en était bien la preuve. Pour les réactions compatissantes de sa meute après la mort de sa compagne et de ses petits, pour celles des quelques solitaires mieux lotis que lui qui lui avaient proposé un peu d'aide, pour les quelques meutes qui avaient essayé de voir plus loin que l'apparence du fantôme. Mais il n'y avait rien après l'apparence du fantôme. Juste une coque vide, une carapace fine et fragile vidée à force d'être ce qu'elle n'était pas.

« Solitaire et joueuse, rien d'autre. »

Joueuse, hein? Ca se voyait, pour ne pas dire que c'était même flagrant. Ce n'était pas en tous cas pour lui inspirer confiance. A vrai dire, le fait qu'elle ne lui donne pas son nom l'agaçait mais c'était légitime; lui même n'avait pas dévoilé le sien, il n'y avait pas de raison qu'elle si. Tant pis, il se contenterai de la solitaire joueuse et elle se contenterai du solitaire fantôme. Ils n'avaient pas besoin de plus, ce n'était pas comme si de toute façon il chercherai à la recroiser souvent...

« Une joueuse qui a envie de jouer. »

Lui-même planta son regard vide dans celui gris de la femelle blanche. Elle voulait voir ses yeux, elle les verrai. Il n'avait pas peur de passer pour ce qu'il était réellement. Après tout, c'était ses étranges yeux qui lui avaient valu son nom - Ghost, Ghost le fantôme, Ghost le louveteau aux yeux sans fond, sans âme.

« Une joueuse qui a envie de jouer ! »

Effectivement. Elle le gratifia d'un nouveau sourire, ses yeux bleus clair plantés dans les siens et inversement. Mais lui, non, il n'était pas intéressé, désolé. Pas de cette façon, en tous cas.

Il resta statique, ses babines immobiles, quasi incapables d'en dessiner à force du manque de pratique.

Pensait-elle pouvoir, avec un sourire et un air de tombeuse de mâles, changer la coque impassible qu'il se forgeai sans cesse? Pensait-elle en quelques mots le convaincre d'abandonner son air de solitaire asocial du museau à la queue et d'entrer dans son espèce de jeu malsain? Mais après tout, avec le fantôme, rien n'était jamais sûr. Trop lunatique. Trop impulsif, trop imprévisible.

Elle pencha la tête d'un côté, prenant un air faussement stupide. Evidemment, il ne tomba pas dans le panneau. Ç'aurai été si bête de sa part, encore plus que l'impression qu'elle faisait mine de donner. Sans rien ajouter, il fit un pas en avant, sans la quitter du regard, faisant à son tour semblant de s'en aller en la contournant par la droite, bien que ses réelles intentions - rester ici, jouer peut-être un peu avec la louve blanche - transpiraient de chacune des pores de sa peau.

Elle fit à son tour un mouvement vers la gauche. Ils étaient proches, trop proches l'un de l'autre à son goût. Il retint un grondement, désireux d'en continuer avec la louve. Désireux de continuer ce jeu de volonté qu'ils dansaient, l'un face à l'autre, l'un à côté de l'autre. Ses yeux sans expression suivaient les mouvements de la louve, pourtant toujours plantés dans les siens, bleus. Il se souvenait d'une histoire d'un loup qui n'entendait pas les sons. Blanc aux yeux bleus. Mais celle-ci entendait et parfaitement.
Il fit mine d'un pas en arrière, comme pour s'éloigner; mais, minuscule lueur au milieu d'un vide éteint, luisait l'intrigue qu'il portait à ce petit ballet, ce en quoi dégénérai la rencontre. Quasi-invisible trahison d'un de ses sentiments dans deux yeux qui n'en reflétaient aucun. Presque aurait-on cru à voir un sourire se dessiner discrètement sur ses babines, moqueur.