Souffle acide du vent, larmes brulantes du ciel. Le monde ne ressemble plus aux paysages d'autrefois. Les cataclysmes ont frappé, des colonnes de flammes et de fumées se sont élevées sur l'horizon. La guerre. La guerre des hommes. Et nous, les loups n'avons eu d'autres choix que de fuir. Nombreux furent nos congénères emportés. Nous traversâmes les plaines cabossées, les forêts de cendres, poursuivis par la faim, traqués par la mort.
Notre salut, nous le devions malheureusement à ceux qui avaient provoqué notre malheur.
Noire attendait, assise, au bord du lac souterrain se trouvant sous la blessure, appelé couramment la Nappe Fumante. La louve laissait son regard jaune parcourir la surface du petit lac, suivant les minuscules vaguelettes se formant grâce à l'air naturel. Parfois, de petites bulles éclataient à la surface, et Noire frissonnait. D'après ce que certains lui avait dit, ces bulles étaient bouillantes. Mieux valait donc ne pas trop s'en approcher, au risque sinon de se brûler la peau et les os. Noire ne descendait que très rarement au fond de la blessure. Elle aimait bien se balader, certes, mais restait généralement près de sa tanière, et des terres du nord. Mais cette fois pourtant, elle était descendue jusqu'à la Nappe Fumante, peut-être pour la simple raison qu'elle manquait de chaleur en ce moment. Désormais, la seule chose qu'elle espérait, c'était de pouvoir rester seule et tranquille. Mais ses espoirs s'écroulèrent, au moment même où des pas résonnèrent dans son dos...
Ramène-moi à la vie Réveille-moi de l'intérieur Appelle mon nom et sauve-moi de l'obscurité Ordonne à mon sang de couler Avant que je ne sois détruite Sauve-moi de ce rien que je suis devenue ♫
L'été était fini, la chaleur était partie. Aujourd'hui il faisait froid, le vent était fort, s’immisçant partout, dans les crevasses, les feuilles mortes et les fourrures. Mais comment refroidir quelque chose déjà glacé ?
La louve grisonnante traînait les pattes, comme depuis quelques temps. Ses griffes éraflaient la terre sans gêne, creusant quelque fois quelques sillons dans le sol humide des dernières pluies. Le pelage négligé, l'allure cadavérique, Lyssa se déplaçait. L'objectif ? Aucun. Telle une ombre, une silhouette fantomatique, ses pas la menèrent jusqu'ici. Peut-être était-elle à la recherche de chaleur ? Ou peut-être pas. Quoiqu'il en soit elle était ici. L'autre louve à la fourrure d'ébène devrait s'y résoudre.
Le vide dans ma tête, le vide dans mon corps. Je ne ressentais plus rien. Le froid ? Je n'en avais cure. La chaleur ? Je ne pouvais plus la ressentir. La douleur ? J'y étais habituée, et pourtant elle me dérangeait. Je ne savais pas ce que je faisais ici, à vrai dire cela n'avait pas d'importance. L'importance était perdue, il n'y en avait plus. Pourquoi je vivais encore ? Mon corps refusait de mourir. J'errai sans objectif, comme une âme en peine. Mon cerveau mit quelques secondes à se rendre compte que je venait de percuter quelqu'un ...
Les pas se rapprochèrent, encore et encore, sans que Noire ne se retourne... Jusqu'à ce que quelqu'un ne la percuta dans son dos et qu'elle ne poussa un grognement mi-surprit, mi-colérique. Brusquement, elle se retourna, faisant face à une vieille louve au pelage sombre, et aux yeux assez étranges. Ils étaient à la fois violets et voilés, comme si la femelle était aveugle. Cependant, cela n'apitoya pas la solitaire, qui se calma néanmoins en reconnaissant l'odeur Esobek. Cette louve devait être aveugle ou presque, elle n'avait pas fait exprès de la percuter. Il n'y avait donc pas de raison de s'énerver, même si Noire dû faire un gros effort pour parler calmement, et non lui cracher au visage comme elle l'aurait fait avec un autre.
"Il est dangereux pour une louve âgée de se rendre au fond de la blessure... Grinça t-elle. Pourquoi t'es venue ici ?"
C'est la loi du plus fort Sois tu agis ou meurs Ici le gagnant récupère tout Alors vas-y récupère tout ♫
La chaleur du lieu réchauffait malgré elle sa fourrure et son corps. Elle sentait de temps à autre ses articulations se rebeller. Lyssa recula précipitamment après avoir heurter l'autre. Elle parvenait à peine à distinguer sa fourrure noire dans l'obscurité environnante. Elle repéra avec peine les prunelles de son interlocutrice. "Il est dangereux pour une louve âgée de se rendre au fond de la blessure ... Pourquoi t'es venue ici ?" Silence tout d'abord. La louve se posa sur ses postérieurs. Elle finit par se coucher. La douleur devenait forte dans ses cartilages. Vieillesse. Quelle tristesse ! Elle estimait que la solitaire, à en juger l'odeur, n'allait pas l'attaquer. Peut-être avait-elle tort. Mais peu lui importait, si elle lui apportait la mort, elle l'accepterait sans broncher. Après tout n'était-ce pas ce qu'elle attendait depuis des semaines ? - Parfois, ce sont vos pattes qui vous portent et votre esprit ne réfléchit pas à un but précis. dit-elle sans grande conviction. Elle détourna le regard pour le laisser se perdre dans la noirceur de l'endroit. Pas de lumière, juste le cri du vent s’immisçant dans la Blessure.
La vielle louve s'assit, puis s'allongea, surement fatiguée d'avoir marché jusqu'ici. Noire quant à elle, s'était levée à son arrivée et resta debout, surplombant l'Esobek de plusieurs centimètres. Elle se surprit à regarder fixement les yeux étranges de cette louve. Noire n'avait jamais vu de telles couleurs dans les iris d'un canidé.... Ni même d'un bipède d'ailleurs !
"Parfois, ce sont vos pattes qui vous portent et votre esprit ne réfléchit pas à un but précis."
Elle tourna la tête, et Noire cilla. Cette vieille femelle parlait bizarrement. Sa phrase était étrange, incompréhensible. La solitaire plissa les paupières, les babines frémissantes. Cette inconnue faisait-elle réellement partie de la meute de Reaven, de Nymeria et d'Onyx ? Connaissait-elle tous les loups à qui Noire avait un jour adressé la parole ?
"Si l'esprit ne réfléchit pas, c'est que l'on est fou. Et la folie ne mène pas bien loin."
Moi, je ne peux enlever ces souvenirs de mon esprit, C'est une sorte de folie, ça a commencé à évoluer Moi, j'essaie si fort de te laisser partir Mais une sorte de folie m'avale tout entier ... ♫
Le sol était rassurant. Une douce chaleur irradiait de sa surface, passait dans le pelage de la vieille louve. Ses articulations la faisaient moins souffrir désormais. La tiédeur s’immisçait dans son corps, apportant un peu de réconfort à son corps, battu par les années. On pouvait voir sa stature décharnée, ses côtes et ses flancs creusés. Le Destin ne l'avait pas épargné. Le silence qui s'installait entre elles n'était pas dérangeant pour Lyssa. Au contraire, elle aimait beaucoup les loups qui respectaient ces moments. Après tout, l'aîné avant entendu assez de choses dans sa vie pour ne pas profiter du mutisme ambiant. Les cris des louveteaux, les paroles des membres de sa meute, être avec les autres, qui geignent, gémissent et ne peuvent s'empêcher d'ouvrir la bouche, tout cela épuisait l'ancêtre.
Le silence fût rompu par des mots qui attirèrent une certaine curiosité chez moi. "Si l'esprit ne réfléchit pas, c'est que l'on est fou. Et la folie ne mène pas bien loin." Folie ? Que sait-elle de la folie ? Qui choisit d'être fou ? Ne vivons-nous pas dans une constante folie ? - “D'âge en âge on ne fait que changer de folie. répondis-je d'une voix emplie de sagesse. Parfois, je devenais sage, lorsque les démons me laissaient tranquille. Mon regard se tourna à nouveau vers elle. Je mis quelques secondes à trouver ses yeux. Deux billes éclatantes de lumière dans l'obscurité régnante.
Un frisson te parcourt, il glace tes os, se propage dans ta colonne vertébrale. N'oublie pas que nous sommes là pour toi. N'oublie pas que nous ne t'oublierons pas, que nous te tarauderons. Nous plongeâmes dans ta cervelle, armés de serres viles et cruelles. Tu ne peux te débarrasser de nous charogne.
La vieille louve se leva d'un bond, son regard s'emplit d'une intense douleur. La tête, cerveau des émotions et des mouvements. Elle claqua l'air de ses mâchoires, en prise à des forces invisibles.
La folie des vieux, c'est d'être encore en vie ...
Noire grinça des crocs. Cette vieille louve avait tout d'une toquée. Ses paroles étaient d'une incohérence frappante, et la solitaire se sentait de plus en plus mal à l'aise. Sa queue se balançait derrière elle, dans le vent, tandis que ses oreilles étaient parfois emprises de frissons, se propageant dans tout son corps. L'Esobek croisa de nouveau son regard, et la femelle au pelage sombre dû se contenir pour ne pas tourner la tête et s'enfuir à toute patte. Elle soutint son regard, inlassablement, les babines plissées. Que faire, que dire, dans une telle situation ? Cette louve était si étrange... Était-ce la vieillesse qui lui était montée à la cervelle ? Des mouches se seraient-elles glissées dans son crâne ? Soudain, la vieille se leva, et ses mâchoires claquèrent de le vide. Noire sursauta et recula d'un pas, sans pour autant montrer sa peur. Son visage resta figé, avec cette inconcevable expression fermée qui faisait son caractère. Elle attendit, quelques secondes, de voir ce qui allait se passer ensuite, mais ne dit rien. C'était son art, ça, de se taire, toujours. Noire ne parlait que très rarement, et seulement lorsque cela lui était utile. Lorsqu'elle avait des questions à poser ou des réponses à recevoir. Mais en ce moment-même, elle sentait qu'il valait mieux se taire. On ne savait pas de quoi cette vieille folle était capable. Alors Noire attendit, impassible, guettant tout de même le moindre nouveau signe d'agressivité.