Les jours sont d'une lenteur effroyable, sans la présence de mon frère à mes côtés. J'ai beau continuer de veiller sur Inka, je ne saurais passer mes jours à faire autre chose que penser à Sayian. Je me demande à chaque instant où il peut être, ce qu'il peut faire. J'essaie de deviner, d'imaginer pourquoi il ne donne plus signe de vie. Je soupire longuement, et je continue de errer ainsi sans but pendant de longues minutes, de longues heures. Je peine à garder la tête hors de l'eau sans mon frère, et la colère est à deux doigts de poindre le bout de son museau pour me submerger. J'ai besoin de lui pour calmer mes ardeurs, je suis incapable de le faire seul et j'ai peur, oui j'ai peur de me retourner contre les membres de ma propre meute par incapacité à gérer mes émotions. Je gronde doucement, agacé d'être aussi bestial sans avoir la possibilité de changer. Je longe le Styx sans vraiment y faire attention, et je pense déjà à la prochaine partie de chasse que j'effectuerais. A défaut de ne pas retrouver mon frère, je me tue à la tâche en nourrissant les miens. Un jour, je retrouverais la trace de Sayian. Et ce jour-là, je ferais payer à celui qui le retient loin de moi depuis si longtemps. Je redresse la tête lorsque qu'une tâche blanche obstrue mon champ de vision, et je remarque l'un de mes semblables non loin. Curieux, je m'en approche, et je reste à bonne distance pour regarder dans la même direction.

- C'est plutôt calme, dans les parages.

Cela fait bien longtemps que je n'ai pas pris le temps de discuter simplement avec l'un des miens. Peut-être est-il temps de sortir de ma torpeur et de reprendre le cours de mon existence en attendant de retrouver la trace de mon frère.

- C'est vrai. Un véritable havre de paix si on oublie le paysage.

Il est vrai qu'à y regarder de plus près, on ne peut manquer les traces de guerre encore trop fraiches, et l'odeur de la poudre à canon obstrue encore les narines de quiconque porte sa truffe aux quatre vents. De-ci, de-là, l'odeur de la mort hante le monde et laisses des effluves putrides se répandre sur les terres sans que personne n'y puisse rien. Tout au plus pouvons-nous nous entraîner pour subir un peu moins les assauts de la grande faucheuse. Je me demande si cette monstresse a pu emmener mon frère, mais je chasse bien vite cette triste hypothèse de mon esprit. Non, Sayian est vivant et je le retrouverais très bientôt. Il se planque quelque part pour une raison que je ne m'explique pas encore, mais j'aurais bientôt des réponses à toutes les questions qui courent dans ma tête. Et je pourrais bien vite retrouver la chaleur de mon frère au creux de notre tanière.

- C'est bien dommage que les hommes soient passés par ici. Autrefois, le Styx devait avoir une meilleure mine qu'aujourd'hui...

La louve au pelage immaculé me fait face, et si je ne décèle aucune trace d'animosité dans son attitude ou sa voix, c'est avec encore une touche de méfiance que je m'approche de quelques pas supplémentaires. Je ne vais pas jusqu'à entrer en contact direct avec elle, mais je vais volontairement diminuer la distance entre elle et moi pour lui faire comprendre que non, je ne la crains pas et que non, elle n'a pas besoin de me considérer comme potentiellement dangereux. Là, sur les rives d'un fleuve depuis longtemps oublié, je ne suis qu'un loup parmi tous les autres, sans aucune mauvaise intention en tête.

- Peut-être se remettra-t-il un jour ... Le temps de la guerre laissera forcément place à la paix.

J'affiche un léger sourire, comme pour appuyer mon optimiste teinté d'un espoir perdu. Puis-je seulement espérer voir naître un monde meilleur ? Les hommes peuvent-ils seulement se repentir et apprendre de leurs erreurs ? J'en doute. Tout n'ira qu'en se dégradant à plus ou moins long terme, et un jour nous serons tous morts. Ce sera bien avant une potentielle aire nouvelle.

- La nature fait bien les choses et je ne doute pas qu'un jour, il retrouve sa couleur naturelle.

Je ne peux nier que son optimisme, si je ne crois pas au mien, est doux à entendre et agréable à écouter. J'apprécie qu'elle puisse imaginer connaître un jour quelque chose de mieux. Si l'espoir nous quitte, nous ne serons alors plus que des machines, des êtres sans plus aucun avenir. Nous déambulerons les uns au milieu des autres en attendant la mort, et nous ne vaudrons probablement plus grand chose de mieux que les humains. Alors, savoir que si moi je ne crois pas en un monde meilleur, il existe encore certains de mes semblables qui ont la force d'y croire, d'en rêver. Elle se déplace, se rapprochant de moi, et je baisse doucement la garde. Non, elle n'est pas un danger. Elle n'est ni sur mes terres, ni sur l'un des miens. Elle ne représente qu'une semblable parmi tous les autres, et je n'ai rien à craindre de mes semblables lorsqu'ils ne me montrent pas leurs dents redoutables.

- Je ne me suis pas présentée : je m'appelle Kali.

Je cligne une fois des yeux, lentement, comme pour acquiescer à cette nouvelle information. Un sourire se dessine sur mes babines et je finis par m'asseoir à ses côtés, le pelage contre le vent qui l’ébouriffe sur mon corps et plaque le sien contre sa peau.

- Et moi Natan. Je suis un Navnik.

Parce que si je sais qu'elle est une solitaire à l'absence d'odeur de meute dans son pelage, elle ne peut probablement pas deviner d'où je viens. De plus, autant essayer de laver le déshonneur que porte injustement ma meute. Les rumeurs, les mensonges, toutes les ignominies colportées par le monde ne sont que des calomnies apportées par les jaloux et les fourbes. Autrefois, du temps du véritable Leader, la meute était honorable et respectée. Je regrette cette époque, et j'espère au fond de moi que les fils Dragons rendront à la meute sa véritable identité.

Le temps s'assombrit, et l'air se refroidit doucement. Nous ne ne sentons pas dans la journée, mais au fil des jours qui passent je me rends compte que la température n'est plus la même et que l'air dessine doucement des volutes de fumée blanche devant nos narines lorsque nous respirons. Bientôt, l'hiver sera complètement là, et la saison froide risque d'être redoutable après le loup été que nous avons eu cette année. La jeune louve blanche me sors de mes pensées, me rendant la politesse des présentations que j'apprécie d'un signe de tête poli. Moi aussi je suis ravi, c'est de plus en plus rare de rencontrer des loups qui ne soient pas devenu fous, rendus psychotiques ou paranoïaques par les difficultés de notre monde, les risques trop grands apportés par des conditions de vies trop complexes et instables. Tout ça par la faute des bipèdes et de leur cupidité. Je soupire doucement, lorsque Kali me tire à nouveau de mes pensées.

Elle me demande si j'accepterais de lui conter les histoires de ma meute. D'abord j'hésite. J'ai été parmi les premiers à intégrer les Navnik, et même si aujourd'hui je suis l'un des rares à être resté, j'ignore si je saurais vraiment lui transmettre l'Histoire avec exactitude, et surtout si je serais capable de parler sans omettre des choses importantes ou en restant vraiment objectif.

- Je peux essayer, mais je ne te garanti pas que ma mémoire ait enregistré les mêmes détails que d'autres.

Je m'assieds, tout près d'elle, comme si je m'apprêtais à couver l'un de mes petits -que je n'ai pourtant pas- pour lui conter une histoire avant de le voir s'endormir.

- A sa création, ma meute était en fait la famille de Isha et Atom. Lui était un Hordien, elle était une Sekmet. Leur amour a donné naissance à des petits, et ils ont quitté leurs meutes pour créer leur propre meute à la dissolution des Hordiens. Il a rallié à sa cause de nombreux loups. Des anciens Hordiens qui avaient confiance en lui, mais aussi des solitaires et des Sekmets qui ont quitté leur meute pour le suivre. J'ignore si des Esobeks se sont joint à eux mais ça ne m'étonnerait pas. Pour ma part, je suis venu accompagné de mon frère et d'une amie très chère.

Je m'interromps quelques secondes, plongeant sans m'en rendre compte dans mes pensées. Si Isha était encore là aujourd'hui, qu'en serait-il de la meute ? Des guerres ? Des prisonniers ? Rien ne se serait passé ainsi s'il était encore parmi nous. Je soupire doucement et je fixe l'eau du lac qui gronde contre les rives à nos pattes.

- Peu de temps après, nous avons appris par Atom que Isha et leur fils étaient morts. C'est là qu'à commencé la descente aux Enfers. Des guerres, des négociations ratées et la passation d'un pouvoir qui n'aurait pas dû avoir lieu. Si nous sommes toujours debout, c'est parce que les nouveaux Leaders semblent se battre pour garder la tête hors de l'eau. Mais si tu veux mon avis, seul l'Alpha légitime pourra réellement sortir la meute de sous cette épée de Damoclès qui pèse au-dessus de nos têtes ...

Oui, seul Isha sera en mesure de rendre à la meute sa force et son honneur. Seul le véritable chef pourra guider ses soldats vers la victoire et la paix. Mon regard se perd dans les tréfonds du fleuve et j'imagine, le temps de quelques secondes, ce que pourrait être la vie si Isha n'avait pas disparu.

- Malheureusement, il ne pourra revenir pour vous offrir cette chance d'après ce que tu me dis. J'espère que ta meute aura un jour l'étoffe qu'elle mérite.

Elle semble touchée par l'histoire des miens. Mais ce que je perçois surtout dans son regard, c'est la surprise. Oui, ma meute n'est pas ce que tous croient. Elle n'est pas juste une nouvelle meute qui pose problème. Elle a avant tout été la famille d'un loup loyal et honorable. Elle a d'abord été une raison de vivre pour un couple qui s'aimait et qui ne désirait que l'épanouissement de leur progéniture tant aimée. Ma meute n'est pas un obstacle, c'est une famille avant tout, qui a été trahie par les membres les plus importants. Pourtant aujourd'hui, l'espoir renaît à travers des rumeurs qui courent et des jeunes mâles plein de fougue qui se proclament fils du grand Dragon. Si je crois en ces histoires ? Je n'ai pas d'autre choix, si je veux espérer qu'un jour, les Navnik retrouvent leur véritable réputation. Si je veux qu'un jour le respect qui nous est dû nous revienne. Je lui affiche un sourire léger, presque timide.

- Détrompes-toi, j'ai entendu dire que les morts peuvent parfois revenir ...

Reste à savoir si ce sera pour le meilleur ou pour le pire. Si un héritier du Dragon est toujours en vie et qu'il souhaite effectivement reprendre la place de son père, alors nous avons tout intérêt à tous nous tenir prêts. Les fidèles comme les ennemis des Dragons. L'équilibre de toute une meute, tenant déjà sur un fil, semble sur le point de basculer. L'avenir nous dira de quel côté, et j'aimerais beaucoup pouvoir le deviner dès aujourd'hui. Mais, pour ma part, je sais déjà dans quel camp je me battrais. Je lève la tête vers le ciel, toujours assis à ses côtés, puis je descends mon regard d'or sur le sien, aussi clair que le cristal.

- Je vais devoir y aller, les miens pourraient finir par me chercher. Merci pour cette rencontre for agréable, Kali.

Et, déjà, je me lève et m'ébroue comme pour chasser tous les doutes de ma tête. Il est temps de rebrousser chemin.

Elle s'ébroue à son tour, et c'est un sourire que je grave dans ma mémoire lorsqu'elle m'adresse ses au revoir.

- Le plaisir est partagé, Natan. J'espère que nos routes se croiseront de nouveau en des jours meilleurs. Je vous souhaite le meilleur pour votre meute et les vôtres, prenez soin de vous.

C'est avec les meilleurs sentiments à son égard que je la regarde s'éloigner, disparaissant dans la brûme comme un simple mirage en plein désert. Je me souviens du temps, des paroles, du visage et de la voix. Je me rappelle de cette rencontre et je me promets de ne pas l'oublier. Un jour, que d'ici là les temps soient meilleurs ou non, nous nous reverrons.