Au bout de deux jours passés à délirer dans un buissons perdu au fond du territoire esobek, ne se réveillant que par bribes pour contempler un ciel sans couleur et des arbres qui dansaient au rythme de son coeur autour de son crâne meurtri, Zwey dut finalement admettre qu'il avait peut-être un petit, tout petit problème.
Le pire étant que cela ne datait pas d'hier. Alors que la sentinelle descendait maladroitement de son poste d'observation - malencontreusement transformé en lieu de couchage par la force des choses - il fallait bien avouer qu'elle commençait à composer avec ces migraines qui lui donnaient des vertiges pas possibles. Mais les évanouissements, ça, c'était nouveau.
Evidemment, Zwey n'était ni stupide ni sourd. Il avait entendu parler du sang des cauchemars qui sévissait en ce moment. En revanche, il était un peu borné, et avait peut-être passé un peu trop de temps à se convaincre que tout allait bien, il était juste fatigué, tout ça...
Bref, une seule conclusion. Il allait devoir voir Reaven. Ou Emarok. Au pif. Que l'un des deux l'achève, merci, parce qu'il n'avait rien pu avaler depuis deux jours et il préférait autant mourir que crever de faim.
Bref. Le loup brun parvint péniblement à la tanière d'Emarok, la plus proche de son emplacement - et le fait qu'il ne se soit pas perdu relevait du miracle. Les pattes tremblantes, la sentinelle se laissa tomber plus qu'il ne s'assit devant l'antre de son camarade guérisseur.
Et puis au final il s'allongea carrément, position sphinx-je-vais-crever, parce que le monde tournait putain de trop pour lui et qu'il avait super mal au pattes.
Au moins il pouvait encore parler. Tristesse, sinon.

« Saluuuut Emaaaa. J'ai entendu dire que t'étais revenu en un seul morceau mon pote. Ça... » Ben v'là autre chose. Zwey ayant du mal à parler, ça n'arrivait pas tous les jours. « ... Ça va toi ? »

Moi je vais crever babe. Mais il ne lui semblait pas diplomatique d'arriver avec ce genre de réclamations plein la gueule. Sachant qu'il était totalement passé sur le retour d'Emarok. Il aurait au moins pu s'enquérir de sa santé, il l'aimait bien après tout, mais non. Le guérisseur aurait plus ou moins raison d'être en rogne contre lui.
Enfin, du point de vue de Zwey, rien ne justifiait une quelconque colère à l'encontre d'un être aussi gentil, poli et adorable que lui, mais que voulez-vous...

Wow, y avait du monde là. Zwey écarquilla les yeux, puis en plissa un, et songea qu'il allait peut-être repartir tout compte fait. Non parce que ce rassemblement de malades au même endroit, c'était un coup à choper un mauvais truc l-
Il aurait ri de sa propre idiotie, pour le coup. Concentre-toi. Mais il avait un de ces mal de crâne...

« Bonjour Zwey, oui je suis de retour, enfin. Dis-moi, ça ne va pas fort ... quels sont tes symptômes ? »

Zwey leva ses yeux marrons sur son camarade. Il avait l'air en forme lui, en tout cas. A se demander s'il n'avait pas une protection magique contre la maladie, avec tous ces miasmes dans lesquels il baignait en permanence.
La sentinelle fronça les sourcils avant de se rappeler la question :

« Hmph. Ouaiiis... J'ai peut-être attendu un peu trop. En fait. J'ai les pattes qui tremblent et qui font la grève, j'ai suuper mal... partout en fait. Et parfois hop ! Trou noir. »

Même dans cet état, le jeune loup ne perdait pas une occasion de faire le malin. Il ajouta finalement, l'air pas traumatisé du tout, une oreille circonspecte dressée sur son crâne :

« Dis-moi, je vais crever ? »

Ou mieux, finir invalide ? Paralysie ? Souffle au coeur ? Un truc qui lui permette de se la couler douce jusqu'à la fin de ses jours ?

Le loup tricolore avait beau faire le malin, il n'en menait néanmoins pas bien large. Non pas par peur ; Zwey n'avait jamais eu beau jeu de respecter ou même craindre la grande faucheuse. Par contre, le monde tournait très nettement autour de lui - ce qui, rappelons-le, n'était pas censé se produire dans tout système correctement réglé - et il avait les pattes toutes molles. Pas pratique pour se déplacer d'un point A à un point B. Sans compter que du coup il disait n'importe quoi.
Emarok lui sourit. Zwey se demanda si c'était le sourire qu'on adresse au malade en phase terminale.

« Mais non, je suis là pour ça après tout. » Zut, apparemment il allait survivre en un seul morceau. « Essaie de te réveiller un peu plutôt la prochaine fois, tu as failli frôler la mort si tu avais attendu encore plus. »

Ouhhhh, pas cool ça. Pas du tout, même.
Enfin, toujours plus cool que la chose qu'Emarok s'avisa de lui mettre sous le nez quelques instants plus tard. Zwey dévisagea son ami comme s'il était devenu fou.

« Évite de dire une blague sur ce médicament. » Le devança le guérisseur. Zwey lui opposa un air outré. Comme si c'était son genre. « Avale-le, ce n'est pas délicieux ni appétissant mais ça t'aidera, énormément. »

Un médicament ? Pardon, j'ai cru que tu essayais de m'achever. La sentinelle ravala le sarcasme avec une difficulté évidente et considéra la pâte verdâtre d'un air piteux.

« Dis-moi Zwey, comment tu caractériserais les Esobek ? Quel sont leurs valeurs ? Ceux à quoi tu crois en ayant rejoint la meute. »

Concentré sur le soi-disant remède destiné à le faire taire à tout jamais, Zwey leva distraitement une oreille et la garda un instant au garde-à-vous avant de comprendre ce qu'Emarok venait de dire. Il fronça les sourcils et essaya de réfléchir à la question, que par la force des choses il trouvait singulièrement compliquée ce soir.
Posant la tête par terre face à la purée malodorante, il la fixa comme on cherche à impressionner un féroce ennemi, puis l'avala d'une traite grâce à un coup de langue bien placé.
La grimace qui s'ensuivit fut mémorable.

« Ben, » s'efforça-t-il de répondre en mâchant dans le vide pour faire disparaître l'amertume sur sa langue, « quand je suis arrivé on essayait surtout de me forcer à vivre s'tu veux. »

Très indicateur. Comment répondre au guérisseur en omettant le fait que s'il était resté dans la meute, c'était plus par paresse d'aller voir ailleurs que par réel engagement vis-à-vis de leurs valeurs ? Quelles étaient ces valeurs d'ailleurs ? Zwey leva son regard noisette sur les yeux dorés d'Ema :

« Mais, on est connus pour être plutôt... droits sur nos coussinets. On serait les gentils, quoi. » Même si rien n'avait jamais été aussi simple que ça. Le loup brun eut un instant d'hésitation : « y'a quelques lunes, je t'aurais dit qu'on était faibles. » Ajouta-t-il avec une franchise surprenante. Je ne suis toujours pas sûr du contraire, mais - « Mais Plume Rousse a montré qu'on savait aussi se battre. Après tout, toutes les meutes sont les mêmes. Le but, c'est de se protéger les uns les autres, parfois à n'importe quel prix. Pourquoi cette question ? »

En plus il avait soif maintenant. Fronçant le nez, il ajouta en passant :

« C'est vraiment ignoble ton truc. »

La question de Zwey n'en était pas vraiment une ; du moins, pas aussi innocente qu'elle pouvait le paraître. N'étant pas stupide, la sentinelle était parfaitement consciente qu'en général, lorsqu'on demande son avis à quelqu'un, c'est soit pour appuyer ses propres arguments, soit parce qu'on est soi-même relativement désorienté.
Et avec ce qui lui était arrivé lors de la bataille contre les Navniks, Emarok avait de quoi être désorienté. Zwey n'avait entendu que des bribes de l'histoire. Il savait qu'Ema avait disparu. Il avait appris qu'il était retenu par la meute adverse.
Pendant l'assaut, il avait pu constater qu'aucune priorité n'avait été mise sur la récupération des otages.
Une tactique acceptable, voire raisonnable sur le plan de la froide logique. Sur la cohérence avec les soi-disant valeurs de leur meute, nettement moins.
Cependant, il n'était pas dans les confidences des dirigeants. En ce qui le concernait, Emarok était revenu en un seul morceau et il en était content ; cela s'arrêtait là.
Le ton lent et le regard songeur du loup tricolore racontaient, pour leur part, une tout autre histoire.

« Pas grand-chose... » répondit-il, « je me remets un peu question, moi, et la meute. J'aime savoir ce que pense les membres, chacun a des avis variés et différents. »

Zwey hocha vaguement la tête. Tu m'étonnes. A la pique de son ami, il répliqua par un reniflement offensé, qui avait tout autant valeur de remerciement. Mais comme remercier passait aussi par les mots, il le dit directement à son guérisseur - mercid'avoirsauvémapeauohgrandmaîtreemarok - avant d'embrayer, après une seconde de silence :

« ... T'as l'intention de rester avec nous ? »

Parce qu'il fallait bien poser la question.
Après il ferait une sieste, tiens. Parce qu'il ne savait pas si c'était le fait de la mixture immonde d'Ema, mais Zwey commençait à piquer du nez.

Emarok eut l’air surpris par la question. Zwey fut, lui, surpris qu’il ait l’air surpris. De son point de vue, la question était parfaitement légitime, coulait même de source. A la place d’Emarok, il aurait lui-même sérieusement envisagé d’aller voir ailleurs. A quoi bon rester sous le couvert d’une meute qui ne le protègerait pas en cas de coup dur, après tout ? Si cette soi-disant famille ne se souciait pas de défendre chacun de ses membres, les bénéfices d’en faire partie étaient tout de suite plus minces.
Mais Zwey avait oublié un détail : Emarok était droit, il était fidèle. De plus, il aimait cette meute qui avait été dirigée, sinon fondée, par sa famille. La sentinelle s’accorda un instant pour se demander ce qu’il deviendrait sans elle.
… Bof. Il s’en sortirait certainement très bien.

« Oui je resterai. » Déclara le guérisseur. « Je modifierai cette meute de l'intérieur s'il le faut, mais elle ne s'écartera pas des valeurs... si c'est pour devenir une meute qui se fiche de ses membres et des morts à chaque bataille, je préfère la détruire moi-même. Nous avons des valeurs, nous sommes solidaires, une famille, et on abandonne pas sa famille. »

La tête lourde, Zwey approuva lentement d’un vague signe. Les détails lui importaient peu ; en tout cas, Ema allait rester. Bien.

« Bien dit. » Marmonna-t-il, faute d’une meilleure idée.

C’est que la fatigue se jetait sauvagement à l’assaut de son corps meurtri, là. Si son ami avait envie de papoter plus avant, il devrait finir la discussion à son réveil. Le loup brun posa la tête sur ses pattes et marmonna en fermant les yeux, avant de plonger dans le sommeil :

« C’te dérange pas si je fais une sieste là, dans mon coin ? J’suis vraiment crev… » Le reste de la phrase ne quitta jamais sa gueule.

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