Il hait ces louvards qui ont provoqué un conflit. Et ils ont eu beau dire qu'ils n'y étaient pour rien, que la jeune louve blanche était entièrement fautive, le loup n'en croit pas un mot et il leur en veut, il sait que ce sont eux les coupables. Ils sont stupides et arrogants, et ils se rendent victimes de leur propre stupidité. Mais, puisque tout le monde a fini par se séparer, il n'a rien trouvé de mieux à faire que de suivre la louve blanche. Inconsciemment, il avait besoin d'être sûr qu'elle irait bien, qu'elle se mettrait en sécurité. Il a besoin de s'assurer que les louvards n'iront pas la retrouver plus loin pour l'ennuyer à nouveau. Dommage que la frangine ait été si stupide de suivre ses frères, il commençait à l'apprécier. Il chasse ses pensées de sa tête, après tout il ne devrait pas se préoccuper de cette bande d'ahuris, ils n'en valent pas la peine. Dans la pénombre il continue de suivre la jeune louve blanche et il l'observe en silence, ne cherchant pour autant pas à se cacher d'elle.

Il continue ainsi de la suivre durant de longues minutes. Les autres ne les ont pas suivis, par chance, et ne déclencheront pas un nouveau conflit. Pas aujourd'hui en tout cas. Pour l'heure, c'est uniquement la jeune louve blanche qui l'intéresse, et il ne pense déjà plus aux trois guignols qui auraient pourtant mérité une bonne raclée s'il avait les pleins droits sur ce territoire. Mais il ne les a pas, et en tant que solitaire il respecte au moins les droits de hiérarchie sur les terres des meutes. Droits qu'il n'a en aucun cas, justement. Si la jeune femelle l'a littéralement ignoré les premières minutes, voilà qu'elle se retourne vivement pour lui faire face et le réprimander. Il n'a pas le droit d'être ici, et il se met en danger en continuant de la suivre. Elle veut qu'il arrête, qu'il s'en aille. Mais comment lui dire qu'il ne peut pas ?

- Ecoute, je te remercie de ton aide. Mais tu prends des risques inutiles à vouloir me protéger. Cela pourrait finir différemment la prochaine fois.

- Les tiens me tolèrent.

Oui, jusqu'à présent il a su prouver aux Navnik qu'il ne leur voulait aucun mal, et que si il insistait et revenait sans cesse sur leurs terres, ce n'était en aucun cas pour leur nuire mais seulement pour les regarder vivre, sans jamais chercher à obtenir des informations qui pourraient leur être néfastes en tombant entre de mauvaises pattes. Depuis qu'il est revenu parmi les vivants, parmi ses semblables, le loup ne s'est pas montré agressif envers aucun des siens, et ce n'est pas parce que trois petits prétentieux se sont permis de le provoquer -même indirectement- qui le pousseront à fuir cette meute qu'il admire depuis si longtemps. Et d'ailleurs, même si elle devait lui demander de ne jamais revenir, il se verrait dans l'incapacité de faire une telle promesse car, comme il l'a déjà expliqué à l'une des membres de la meute, il ne contrôle pas ses pattes lorsqu'elles le mènent ici.

- J'aime bien. J'aime bien observer.

Observer le monde, mais aussi ses semblables, et surtout les frères et soeurs de meute de la jeune femelle au pelage blanc. Il aime regarder ces membres vivre, il aime se délecter de leur loyauté et de leurs liens qui lui semblent si soudés les uns aux autres, peut-être, au fond, espère-t-il retrouver sa famille dans les mêmes conditions. Il détaille la jeune louve en silence, il se déteste de ne pas savoir communiquer aussi bien que Pandémonium. Il aimerait pouvoir décrire toutes les émotions qui passent dans sa tête, mais il ne s'est pas encore familiarisé avec toutes et peine encore à les exprimer à ses semblables. Cependant, quelque chose dans le regard de la jeune louve, éveille en lui des images et des sons, des sensations étranges et plutôt agréables. Mais comment les décrire ? Comment les lui faire partager ? Le loup n'est qu'un loup ...

Elle le regarde comme s'il venait d'une autre planète. Mais, sans qu'il comprenne pourquoi, elle le fait penser à Pandémonium. Lui aussi le regardait d'une bien étrange manière et pourtant, il ne le craignait pas, et ne le traitait pas comme un monstre. Peut-être n'est-il pas le seul capable de voir en le loup autre chose qu'un étranger ignorant et ahuri ? Il apprécie ce regard qui ne le juge pas, et il aime cette voix calme et sans prétention.

- Quel est ton nom, mystérieux héros ?

Il secoue négativement la tête, puis hausse les épaules.

- Pas de nom. Pas de souvenirs ...

Il aime être près d'elle, et il voudrait rester encore. Mais si elle ne peut pas l'identifier, acceptera-t-elle de ne pas s'en aller ?

- Mais tu peux choisir.

Après tout, n'est-ce pas ce qu'ils ont tous fait avant elle ? Lui choisir un nom, chacun à sa convenance ? Elle peut en faire de même. Ainsi, elle pourra rester près de lui et il pourra la regarder vivre.

Elle marque un temps de réflexion, et il est triste de l'entendre refuser sa proposition. Elle ne veut pas le nommer. N'a-t-il donc aucun intérêt à ses yeux ? Ne souhaite-t-elle pas apprendre plus le connaître, comme lui désire ardemment comprendre le désir qui le lie à elle malgré lui ? Il soupire doucement, déçu et déjà prêt à devoir la regarder partir. Elle va s'en aller loin de lui, et il n'aura que le loisir de la voir vivre loin, très loin de lui. Cependant, au lieu de commencer à s'éloigner de lui, la jeune louve blanche s'approche un peu plus près. D'instinct, il s'approche à son tour, comme si le corps de la jeune femelle l'appelait en hurlant. Au fond, dans le fin fond de ses entrailles, il sent comme un aimant qui le tire jusqu'à elle, et qui refuse de cesser tant qu'il ne sera pas collé à son pelage immaculé.

- Allons, je suis sûr que ton vrai nom te reviendra. Quels sont ceux que tu as arboré jusque ici ?

Il hoche timidement la tête. Oui, peut-être un jour sa véritable identité reviendra-t-elle. Mais ce jour-là, acceptera-t-elle de faire partie de sa vie ? Lorsqu'il saura quoi lui dire, sera-t-elle seulement intéressée pour entendre son histoire ? Il a peur, soudainement, de ne pas en valoir la peine. Peur de n'être qu'un loup de passage dans la vie de la jeune femelle.

- L'ombre d'un cadavre.

Oui, il a compris au fil des jours qu'il n'était que cela : l'ombre d'un être mort et regretté par tant de ses semblables. Un être que tous ont longtemps cherché, et que tous ont espéré voir en lui, ce simple loup perdu qui n'a pas de prénom. Souvenir, Tourment, Gamin ... Tant d'allusion aux morts mais jamais l'envie de donner au loup une nouvelle vie, une nouvelle identité à se forger. Il redresse enfin la tête, lance un regard plein d'espoir à la jeune inconnue.

- Tu sera là ? ... Quand je saurais, tu sera là ?

Voudra-t-elle seulement connaître son nom ? Il supplie de son regard brun qu'elle accepte, même par politesse sans être réellement intéressée. Il supplie qu'elle veuille bien l'attendre. Et alors, alors seulement, il aurait une nouvelle raison de vivre et de se battre encore.

- Oui, bien sûr.

Sa douce voix donne envie au loup de se rappeler. Se rappeler qui, dans sa famille s'il en a eu une, aurait pu avoir ce genre de voix, cette tonalité rassurante et patiente. Mais le loup ne se souvient pas, et il ne peut que se contenter de remuer doucement la queue, un fin sourire étirant timidement ses babines.

- Je suis heureuse que tu m'aies trouvé, l'Inconnu.

Alors pour elle, il sera "l'Inconnu" désormais. Ca lui va. Tout lui va. Et lorsqu'il saura, il se promet qu'elle sera la première à savoir. Même s'il ignore encore tout de ce qui arrivera demain, il se promet qu'il viendra la trouver en premier lorsqu'elle pourra enfin le nommer. Mais il se rend compte que le soleil tourne et que bientôt, la nuit prendra possession du monde. Il doit quitter les terres de cette meute qu'il aime, quitter cette louve qu'il désire toucher, sentir et aimer plus fort.

- Je trouverais. Je trouverais, et je viendrais.

Oui, il viendra à elle. Il viendra et elle saura enfin quel est son nom. Revigoré, empli d'une fierté qu'il ne se connaissait pas, voilà le jeune mâle qui s'éloigne en trottant, avant de se retourner vivement pour adresser à cette louve blanche un large sourire.

- Attends-moi.

Et il disparait dans l'ombre des dunes, rejoignant la forêt qui l'abrite et qui le fera renaître. Un jour, ils sauront tous les deux. Et ce jour-là, plus rien ne les séparera jamais.