Pandémonium était par excellence, la paresse incarnée. Pourquoi se fatiguer à aller chasser tout le jour lorsque le garde-manger Navnik lui ouvrait ses portes alléchantes, et qu’aucune sentinelle n’était là pour veiller au grain ? Les Navniks devaient sûrement être affaiblis par la bataille, il n’avait donc aucune raison de s’en faire : tout irait pour le mieux. Il s’était donc avancé, en pleine nuit tout de même sait-on jamais, jusqu’au garde-manger.

Il se posta à quelques mètres, évaluant la distance et décomptant le nombre de proie, chaque espèce et pour laquelle d’entre elles il éprouvait une préférence. Où avait été son erreur ? Aurait-il mieux valu venir en pleine journée ? Aurait-il mieux valu ne pas patienter, ne pas perdre ces secondes inutiles qui auraient pu le sauver ? Aurait-il mieux valu ne pas écouter sa paresse, et aller chasser ? Aurait-il mieux valu ne pas venir du tout ? Ces questions hanteront Pandémonium pour le restant de ses jours, mais pour l’heure il est encore serein, puisqu’il s’élance lestement jusqu’au monceau de proies qui semblent l’appeler. Le chant des sirènes, quelque chose comme ça, vous voyez… Quelque chose d’alléchant qui finit irrémédiablement par vous piéger.

Mais lorsqu’il vit la forme blanche dans la nuit noire, lorsqu’il la vit fondre sur lui à toute vitesse, il était déjà trop tard. Il ne l’avait que trop provoquée, elle n’allait pas lui laisser sa chance cette fois-ci. Pandémonium s’arrêta net dans une glissade, reculant de quelques pas, prêt à encaisser le choc.

« Et merde... »

Elle bondit, s’agrandissant de toute sa hauteur au-dessus de lui, les crocs à découvert et elle lui balança une gifle monumentale en pleine face : ses griffes entamèrent la chair de sa joue, et un peu de sang perla entre les poils. Le choc fut si violent qu’il ne put opposer aucune résistance : il tomba à la renverse comme une vulgaire poupée de chiffon, la laissant prendre le dessus et, dans le même temps, ses aises sur son espace vital. Et il était là, planté sur le dos à la regarder comme un imbécile, encore étourdi par le choc, sentant son haleine chaude et fétide lui caresser doucereusement la truffe.

« Qu’es-tu venu faire ici Pandémonium ? Je t’ai laissé en vie deux fois, deux fois de trop ! Cette fois-ci je vais t’arracher la gueule pour éviter d’entendre des idioties venant de toi. Il a fallu que tu la ramènes hein ? Qu’est-ce que tu manigances ? »
Il n’était pas en bonne posture : la louve devait faire le double de son poids, elle était en colère et il était seul pour se défendre. Pas de Sekmet, ni de Nocturne, ni d’Adriel pour le défendre. Elle pouvait bien le tuer si l’envie lui en prenait. Mais, malgré la dangerosité de la situation, Pandémonium n’éprouvait aucune peur face aux crocs ivoire découverts à quelques centimètres de son museau, et les menaces de la louve le firent même sourire. Des idioties, lui ? La vérité est toujours si dure à entendre… Et puis on aurait dit qu’il était le diable incarné, à l’entendre ! Comme s’il manigançait toujours quelque chose de louche, lui si frêle et innocent ! Il la regardait droit dans les yeux, avec ce sourire narquois et provocateur assez horripilant.

« Je ne manigance rien du tout : comme tu le vois, je ne fais que me nourrir ! »

Sourire stupide. Puis, d'un violent coup de pattes postérieures dans le ventre de la louve, il tente de se dégager. Rien à faire, elle est trop lourde : elle bouge cependant un peu, mais il continue de pousser de toutes ses forces pour se dégager, se tortillant en tous sens pour gagner du terrain, de l'espace, de l'air je vous en prie de l'air, elle m'étouffe !

Elle ne semblait pas très réceptive à l’humour noir, visiblement… Et le sarcasme avait l’air de lui hérisser le poil plus qu’autre chose. Alors comment allait-il se tirer de ce mauvais pas ? Lui-même n’en avait aucune idée. Il fallait cependant bien trouver un moyen de gagner du temps ! Et le temps, il n’en avait visiblement plus… Elle recommença à déblatérer ses âneries qu’il n’écoutait même plus, trop obsédé par la seule et unique pensée : gagner du temps. Il ne se débattait même plus, ses membres demeuraient mollement figés en l’air, comme dans l’attente du supplice à venir. Mais dans ses yeux luisait toujours cette flamme de défi qui haranguait Helya et semblait la narguer.

Fuyard et froussard ? Ces deux mots attirèrent vaguement son attention. Non, elle tentait juste de le provoquer et ce constat lui arracha un sourire. Croyait-elle le blesser ? Croyait-elle que parler de son abandon précoce allait lui tirer les larmes ? Croyait-elle qu’il allait la supplier de le laisser s’en aller ? Non, décidément, plutôt crever que de lui céder un millimètre de terrain. Il emporterait sa dignité dans la tombe s’il le fallait.
Mais voilà qu’elle abrégeait déjà son insolent discours, et il n’eut que le temps d’ouvrir la bouche pour en placer une que déjà elle s’acharnait sur son corps offert à sa colère. Elle était comme folle, une véritable furie, envahissant ses tympans de ses grondements tandis que les griffes labouraient ses oreilles, son museau, ses joues. Une véritable pluie de griffures s’abattait sur lui, et il demeurait immobile, impuissant.
Soudain, une griffe dérapa, il ne fut pas assez vif. Sous ses paupières déjà couvertes de sang, quelque chose produisit un bruit visqueux, quelque chose éclata. Une immense douleur surgit au niveau de sa pupille, et se propagea instantanément le long de sa colonne vertébrale, faisant frissonner chacun de ses membres. Pandémonium, silencieux jusqu’alors, ne put se contenir davantage et un hurlement puissant, déformé par la douleur, surgit des tréfonds de sa gorge pour venir faire vibrer l’air autour d’eux. Le cri se répercuta, encore et encore, tandis qu’un liquide visqueux coulait de sa paupière crispée. La douleur était infâme, insupportable, il ne pouvait plus tenir en place. L’instinct le poussa à se débattre, il s’agitait comme un diable en tous sens, mordant ce qu’il pouvait, les yeux désespérément fermés. Soudain, elle l’attrapa à la gorge : il sentit ses crocs s’enfoncer dans sa chair, transpercer les couches, faire couler le sang. Il avait la tête prise comme dans un étau de douleur, le monde entier tournoyait sans qu’il ne puisse le voir, et son sang battait à ses tempes dans un rythme saccadé.

C’en était assez, c’en était plus que ce qu’il ne pouvait supporter. Dans un élan désespéré, il tira de toutes ses forces sur la prise de la louve aveugle, arrachant poils et chair au passage, s’ouvrant la gorge dans un nouveau cri douloureux. Dans un grondement furieux, il attrapa la truffe de la louve aveugle entre ses crocs, serrant du plus fort qu’il pouvait, dans l’espoir que la douleur lui fasse faire un mouvement incontrôlé, qui lui aurait permis de s’échapper.

Son œil le faisait toujours terriblement souffrir, il le sentait palpiter sous sa paupière close, vaste tambourinement de douleur qui lui étreignait chaque muscle de son visage, jusqu’à lui en faire mal au crâne. Elle le fit rapidement lâcher prise ; sa technique se révélant mauvaise, il se laissait à nouveau martyriser par les griffes et les crocs de la louve aveugle. Il était presque entièrement couvert de sang, entre les griffures qui lui entaillaient la chair du visage et sa gorge qui saignait abondamment. Il fallait à tout prix qu’il se sorte de là, sans quoi il allait y passer et cette fois, pour de bon.

« Tu ne partiras pas d’ici vivant ! Pandémonium ! Ne pense même pas à t’enfuir je te rattraperais ! » Quelque chose se contracta dans son cerveau, quelque chose qui aurait généré un rire, ou au moins un sourire narquois. Ces paroles étaient plutôt drôles, au fond : elle lui recommandait de se laisser sagement crever entre ses crocs, sans tenter de sauver sa peau. Alors quoi ? Il fallait la supplier, l’implorer de le laisser en vie ? Plutôt crever, sa dignité perdrait bien trop de galon pour qu’il puisse seulement croiser le regard de quiconque après avoir supplié Helya. Non, il fallait qu’il s’enfuie. Oui, c’était la seule chose à faire. « Ne pense même pas à t’enfuir », je t’en foutrais moi. Il n’avait cure de ses menaces, il était déjà suffisamment amoché pour tenter le tout pour le tout.

Ses muscles se contractent soudain, et sur son visage défiguré apparaît une expression de terreur mortifiée. Il se rappelle brusquement qu’elle ne peut voir son visage, ce qui le handicape fortement dans son plan. Il fait mine de tenter de se soustraire à son emprise dans un élan de panique, mais elle le maintient trop fort. Il détourne légèrement la tête, ses oreilles pointées dans une direction, aux aguets, et d’une voix rauque et tremblante de peur, il articule péniblement :

« Oh putain.. C'est quoi ce truc !? »

Élan de panique. Elle tourne la tête un millième de seconde, ce qui suffit au jeune loup pour se tirer d'entre ses pattes. Oh, elle a du se rendre compte de la supercherie bien avant qu'il ne la piège, mais les réflexes sont parfois malheureux, et cette fois-ci c'est sa seule chance de s'en tirer.
Il titube sur quelques mètres, étourdi par un lever aussi brutal, mais même si tout tourne autour de lui, il bondit en avant, droit vers les ruines, galopant le plus rapidement possible. Il sait qu'elle est bien plus rapide que lui, il faut à tout prix qu'il rejoigne un lieu sûr avant qu'elle ne le chope !
Il court comme il n'a jamais couru : tout son corps le fait terriblement souffrir, mais il force sur chacun de ses muscles, chacune de ses articulations. C'est le prix à payer pour rester en vie. Le sang qui coulait de ses plaies un peu plus tôt commence à coaguler et à sécher sur sa fourrure : il ne tombe plus sur le sol. Il entend la louve aveugle derrière lui, et chacune de ses foulées est boostée par sa présence meurtrière.
Alors que ses poumons demandent grâce, les ruines sont là, toutes proches. Il bifurque brutalement sur la gauche, s'engouffrant entre plusieurs pans de murs à moitié écroulés. Puis, de nouveau à droite. Encore à gauche, à droite. A droite à nouveau, puis encore à gauche. Il zigzague entre les décombres, comme un lièvre poursuivit. Il est la proie, cette fois-ci. Il jette un rapide coup d'oeil par-dessus son épaule : il n'y voit rien, il avait presque oublié. Il tourne la tête de l'autre côté : Helya n'est pas là.
Il faut qu'il trouve un abri, vite ! Il sait où aller. Il a bien trop zoné dans ces ruines pour ne pas les connaître. Il court encore pendant quelques secondes, puisant dans ses dernières ressources pour bondir par-dessus un rocher et, se laissant tomber de l'autre côté, roule sur le côté sous ce même rocher. Son odeur s'arrêtera au sommet du rocher, c'est déjà un point positif. Peut-être que ça déstabilisera la louve ivoire.
Il rampe lentement au fond de la crevasse ; il passe de justesse, ce n'est plus comme quand il était encore louveteau. Compressé contre la pierre, le coeur battant, il tente de maîtriser sa respiration quitte à s'étouffer pour ne pas se faire entendre.

Son cœur battait la chamade, et il l’entendait distinctement, au-dessus de lui. Elle finit par descendre de son promontoire, s’arrêtant juste devant sa cachette. Ses pattes claires marquèrent une hésitation, durant laquelle Pandémonium se ramassa encore davantage au fond de son trou. Recroquevillé sur lui-même, il priait pour que la louve soit trop grosse pour parvenir à l’attraper. Sa tête apparaît enfin dans l’ouverture, ses yeux aveugles le fixant avec une intensité réduite, pour le coup. Elle grondait, elle semblait folle de rage : elle ne passait pas. Seules ses pattes crochues parvinrent à lui labourer les postérieurs, mais la douleur était bien moindre, comparé à tout ce que souffrait son corps. Elle parvint à lui arracher un rire rauque, nerveux. Il était en sécurité ici. Et plutôt crever dans ce trou que de sortir s’offrir à ses mâchoires grandes ouvertes.

« Je te jure Pandémonium, tu as beau être Mercenaire, je suis là et je serais toujours là. Je te surveille, si tu oses revenir sur ces terres je te tuerai, lentement, te laissant te vider de ton sang pour que tu souffres. »

Un sourire mauvais releva les babines du jeune Dragon dans un rictus douloureux. Il aurait aimé lui jurer, lui aussi, que lorsqu’il serait assez fort, il reviendrait lui-même pour la buter de ses propres crocs. Il aurait aimé lui dire qu’il était trop tard, qu’il n’avait plus rien à faire sur ces terres puisqu’il avait déjà emporté son propre fils. Il aurait aimé lui annoncer que lorsqu’il reviendrait, elle et ses sales acolytes de traîtres allaient décamper, car il reviendrait avec la force du Dragon, reprendre ce qui était légitime à sa famille, et non pas à la sienne.
Mais mieux valait se taire, il n’était plus en mesure de trop faire le malin.
Elle s’éloigna. Il crut d’abord à une ruse, et resta terré de longues minutes, dans un silence total. Etait-elle réellement partie ? Pouvait-elle abandonner aussi facilement la partie ? Il risqua un œil au-dehors, avec une prudence infinie. Il la vit, à une centaine de mètres, postée sur un muret. Attendait-elle qu’il sorte ? Lui laissait-elle la chance de s’enfuir ? Dans tous les cas, il n’allait pas faire de vieux os ici c’était certain ! Il bondit hors de sa cachette, déguerpissant à toutes pattes dans la direction opposée à la louve ivoire.
Il était peut-être temps de rendre visite à l’Allégeance Immortelle, après tout…

END