Les journées sont longues, les temps sont durs. Pandémonium est occupé, je crois qu'il règle encore des détails avec nos alliés. Je ne comprends pas bien, j'ai du mal à me faire à l'idée. Une famille, des frères et des soeurs perdus qui, d'un coup, se retrouvent. Je peine à m'habituer, et depuis la fin de la guerre je me suis éloigné de lui pour réfléchir davantage. Je sais que je le suivrais. Je sais que nous avons bien des aventures à vivre, tous les deux, avant que la mort ne puisse nous séparer. Mais, la vérité, c'est que j'ai peur de l'avenir. Peur ce qui va arriver, de ce que mon retour va provoquer. Que va-t-il se passer, à présent ? Comment va réagir le monde à mon existence ? Je soupire, et je fixe vivement le sol lorsque mes pattes s'enfoncent dans une chose molle et froide. Les grains me surprennent, j'ignorais que la dune de sable s'étendait si loin sur les terres. Mais, en fait, non. Je ne suis pas sur la dune de sable des Navniks. Je suis dans un tout autre endroit, avec un tout autre paysage devant les yeux. Je m'émerveille de longues secondes face à cette gigantesque étendue d'eau. Chez les bipèdes, je n'avais jamais vu une telle chose. Et puis, mon regard brun découvre une louvarde sur la rive, et je décide de m'approcher d'elle. Je crois reconnaître les effluves des Esobeks, ceux qui nous ont payé pour nuire aux Navnik. Je réprime un grognement, elle n'est pour rien dans la décision de ses Alpha, ni dans celle de mon leader.

- Bonjour ...

Je la hume encore un moment, m'assurant qu'elle fait bien partie des Esobeks et qu'elle n'est pas une solitaire ayant simplement trop traîné en leur compagnie. Oui, aucun doute sur son appartenance à la meute de ceux qui ont rallié toutes les autres contre une seule. Elle répond à mes salutations, demande mon nom. Qu'ont-ils tous, avec cette question ? Pourquoi ressentir ce besoin futile de pouvoir identifier chaque être qu'ils croisent ? Je suis certain qu'il ne se rappellent pas la moitié des noms qu'ils reçoivent au fil de leurs rencontres. Décidément, j'ai beau avoir de nouvelles réponses à certaines questions, je ne comprendrais probablement jamais vraiment le mode de fonctionnement de mes semblables. Leurs questionnements sont incompréhensibles, leurs priorités sont illogiques et leurs manières de procéder pour arriver à leurs fins sont parfois tellement stupides que je pourrais presque me moquer.

- Tu n'as aucun besoin de le connaître.

Et surtout les ordres de mon frère sont formels : Personne ne doit savoir. Personne ne doit l'entendre. Personne. Alors je détourne mes yeux bruns de la jeune femelle, et je m'enquiers de ce qui se passe au loin, à l'horizon, à des kilomètres de nous. Je me sens soudainement minuscule, mais j'aime cette impression de petitesse. Je suis vulnérable, et tous autant que nous sommes, nous ne sommes que des fourmis lorsque nous nous comparons à l'immensité du monde. Après tout, qu'est-ce qui nous prouve que nous sommes les seuls ? Qu'est-ce que nous prouve que par-dela les mers, il n'existe pas d'autres terres, avec d'autres meutes et même, qui sait, d'autres moeurs ? Je me surprends à avoir des envies de voyage, de découverte, et je me découvre une curiosité infantile, comme un louveteau qui sortirait de la tanière maternelle pour la première fois.

- Désolé, c'est l'habitude de le dire. Moi, mon nom c'est Angel. Tu as quel âge ?

Elle a au moins l'intelligence de ne pas insister. Elle est au moins capable de comprendre que je n'ai pas envie de divulguer cette information. Cependant elle manque cruellement de logique, il faut l'avouer. Me demander mon âge alors que je refuse de donner mon nom ? Pourquoi répondrais-je cette fois-ci davantage que la première ? Je soupire.

- Un an.

Un an, et déjà tant de souvenirs douloureux. Un an, et tellement de pertes à déplorer. Je suis trop jeune et à la fois, trop vieux. Trop jeune pour être si malheureux, et trop vieux pour en connaître si peu. Mais comment remédier à l'un ou l'autre ? Je ne suis qu'un loup ...

- Un jour, j'irais là-bas, et je te retrouverais maman...

Je la regarde quelques instants, puis je fixe le vide qui s'étend devant nous. Là-bas, dit-elle ? Que pense-t-elle trouver, de l'autre côté ? Que croit-elle qu'elle trouvera, si loin de notre terre ?

- Si tu veux mon avis, ceux qui disparaissent ne partent pas de l'autre côté du monde.

Non, ceux qui laissent leurs famille derrière eux ne partent pas dans un nouvel univers sans les membres de leur famille. C'est seulement impossible, inimaginable. Même moi qui n'ai pas eu de famille, je sais ça. Même moi, je n'aurais jamais l'idée d'abandonner les miens.

- Tu sais, les hommes ont des pouvoirs surpassant l'impossible pour un loup... Et puis, sans vouloir t'offenser, je suis sure que les loups disparus se sont fait capturer, cela ne ressemblerais pas à ma mère d'abandonner les siens.

Disparus, dit-elle ? Comment est-ce possible ?

- J'étais au front. Je n'ai pas vu les hommes. Je n'ai vu que leurs chiens, et je les ai combattus. Tu insinue que les chiens, ces foutues boules de poils, auraient emmenés nos semblables chez les bipèdes ?

Au fond, je les sais assez cruels et stupidement loyaux aux hommes pour le faire. Et, au fond, je me réjouis d'avoir emmené Pandémonium hors du champ de bataille avant que les chiens n'aient commencé à emmener les nôtres loin de leurs terres. Mais, là au fond de mes entrailles, un doute subsiste. Ont-ils pu être emmenés parce que mon frère et moi avons déserté ? Je ne pouvais continuer d'attaquer ma propre meute. Je ne pouvais me résoudre à le faire, même si les choix des Imposteurs ont peut-être coûté la vie à certains d'entre eux. Je regarde la jeune femelle qui s'approche de l'écume sans y plonger ses pattes, mais je reste sur ma position et ne la suis pas. Je ne voudrais pas que le courant m'emporte.

- Non, les chiens se sont contenter d'appeler les hommes à la rescousse. Le mentor de ma soeur, Zwey, a dit que des hommes étaient arrivés car un chien avais hurlé. Et à cause de sa ils ont enlevé ma...

Ces foutus canidés ont appelé les bipèdes ... Je gronde en sourdine. Si Pandémonium et moi étions restés sur le front ... Ils ont de la chance que j'aie eu ce besoin viscéral de partir, de quitter cette guerre qui n'avait aucun sens. Ils ont eu de la chance que mon frère m'ait suivi. Parce que si l'un d'eux avait touché à un seul de ses poils, le tueur sanguinaire qu'ils ont dressé se serait retourné contre eux bien plus tôt que prévu. Je pose un regard intrigué sur la jeune femelle, qui semble dans un état émotionnel que je ne connais pas. La pluie perle à ses yeux, et j'ai du mal à savoir comment je devrais réagir. N'est-elle pas en colère ? Pourquoi ne pas grogner ? Pourquoi ne pas chercher un moyen de retrouver sa mère, si elle l'a perdu et qu'elle sait où elle se trouve ?

- Les Navniks s'entraînent dur pour aller chercher les membres qui ont été enlevés. Ta meute ne fait-elle pas la même chose ?

Moi, je suis prêt. Et si je continue de progresser, c'est pour mon père. La libération des nôtres ne sera qu'une partie de mon plan, et dès que tous seront en sécurité, j'irais chercher le Grand Dragon, l'être tant regretté de ces terres. Je soupire doucement. Les Imposteurs ont décidément fait bien des erreurs, et j'aurais bien des difficultés à rattraper ce carnage. Je n'ai plus qu'à espérer que nous sortirons nos frères et soeurs avant qu'il ne soit trop tard.

- Un conseil se passera bientôt entre les haut-gradés des Esobeks. Ils vont réfléchir à la meilleure solution pour délivrer nos camarades, et peut être même nos ennemis. Si j'étais plus forte je serais contente de plonger mes crocs dans le cou de ces sales bipèdes !

Un conseil ? Qu'est-ce que c'est que cette chose dont elle parle ? On-t-il besoin de conseils pour savoir s'ils doivent sauver les leurs ? Les Esobeks ont décidément des moeurs bien étranges à mon humble avis. J'acquiesce d'un mouvement de tête et je soupire doucement, avant de reporter mon regard brun sur l'océan qui nous offre son plus beau spectacle. Les minutes s'écoulent doucement, et je me dis que peut-être, il est temps pour moi de rentrer. Je tourne un visage impassible vers la jeune louve et je la détaille un instant.

- Je m'en vais. Peut-être à une prochaine fois. Je m'appelle Adriel.

Je n'attends pas sa réponse, et je m'éloigne déjà en trottant vers les sous-bois. Il est temps que je me prépare encore, je suis loin du niveau dont j'aurais besoin pour sortir mon père des griffes des bipèdes.