Daria courait, truffe au vent. La louve à la silhouette famélique foulait le sol avec agilité, évitant les trous d’eau trop profonds ou les arbres aux branches entremêlées. Daria connaissait bien ces terres ; elle les avait souvent parcourues auparavant, à la recherche de gibier pour sa meute. Sa meute. Comment pouvait-elle encore l’appeler comme ça ? Sa meute qui l’avait à jamais banni, comme une malpropre, une vulgaire galeuse, une étrangère. Sa famille, qui l’avait rejetée, insultée, incapable de comprendre ses actes, ses idées. Elle était née parmi les Esobek, avait appris et intégrée leurs coutumes aussi profondément qu’un loup le pouvait. Elle avait alors pour sa meute un amour proche de celui d’une mère pour ses petits, un amour qui se veut bienveillant, un amour qui prône la solution la plus juste même si les autres ne la comprenne pas. Un amour patriotique. Aurore Bleue secoua la tête, chassant ses idées noires. Sans s’en apercevoir, elle avait accéléré le pas, et avait presque dépassé sa destination. Elle repassa à l’allure inférieure et finalement s’arrêta net. Elle écouta. On entendait toute sorte de sons étranges, des grincements, des craquements, des cris stridents de bêtes non identifiées. Cet endroit avait pour avantage de ne générer que peu de bruit lorsqu’on empruntait la voie de la terre, tant son sol était spongieux. Aussi, on pouvait se fondre dans le décor très facilement. Daria, dont les pattes était cependant couvertes de bourbe, connaissait ce lieu comme un excellent rassemblement de terriers, aussi bien de lapins que d’écureuils ou de petits rongeurs. Daria espérait bien se dégoter un beau lièvre gras ou un de ses semblables, car la faim la rongeait depuis plusieurs jours. Bien que cela datait de plusieurs mois, peut-être même une année – le temps s’écoulait vite, dans la nature sauvage – son exclusion avait quelque peu limité agilité, sûrement par manque d’entrainement... et de motivation.

Daria se reconcentra. Son ventre gronda violemment, lui rappelant l'importance de la situation actuelle. Si seulement elle pouvait trouver quelque chose à se mettre sous le croc... Cette fois, la louve abaissa sa truffe vers le sol, indifférente à la boue et aux insectes qui venaient se coller sur son museau, flairant avec entrain le sol et les senteurs qui s'en élevait. Elle avança doucement, s'enfonçant dans la vase jusqu'aux épaules, rampant sous les joncs et les ronces, grattant tantôt le sol, tantôt la boue, mais en vain. Des fumets d'animaux se faisaient bien remarquer, mais ils étaient éventés soit de plusieurs heures, soit de plusieurs jours. Retenant un grognement d'impatience, la louve continua ses recherches. La bourbe recouvrait presque tout son corps, son poil était collé par paquet sur son corps maigre, ses oreilles plaquées et dégoulinantes d'eau verdâtres. Puisque la nourriture ne semblait pas vouloir se montrer, elle décida de continuer ses recherches à la bordure des marais. Avançant plus lentement encore, elle dressait l'oreille, prête à bondir sur la première proie qui se présenterait. Soudain, elle se stoppa net. Entre deux grands arbres aux branches pendantes déambulait tranquillement une jolie biche, à la recherche d'herbe grasse. Les pas de Daria étaient silencieux, mais la boue qui s'était accumulée sur ses membres générait un bruit de succion peu discret. Heureusement, le vacarme ambiant de cet endroit lugubre avait masqué sa présence. Le cervidé s'était arrêté ; il avait trouvé une touffe qui semblait lui convenir. Aurore Bleue n'attendit plus ; elle bondit, et se retrouva bientôt sur la croupe de l'animal. Le choc fit basculer la biche qui s'étala dans une grande flaque. Des gerbes d'eau giclèrent sur les deux bêtes, mais Daria, dont la faim rongeait les entrailles, ne s'en préoccupa pas et profita de la faiblesse évidente de sa proie pour lui sauter à la gorge. D'un bon coup de crocs tranchant, elle mit fin aux jours de la bête , qui cessa tout mouvement. Sans plus de préambule, Daria commença son repas.

Daria cherchait une proie depuis plus d'une heure, en vain. Elle avait même fouillé plusieurs terriers qui semblaient tous abandonnés. Quelle poisse ! La louve avait même dérangé un renard, qui, furieux, avait tenté de lui affliger une belle morsure à la patte. Celle-ci avait riposté avec fougue, l'abattant presque, mais il avait fuit en vitesse. Furieuse contre le monde entier, Daria déambulait lentement dans la vase, relevant de temps en temps ses babines, tant sa rage était grande. Depuis qu'elle était solitaire -bien qu'elle vécût avec Karnac-, elle se contrôlait moins, s'énervait plus, perdait patience. Que de défauts qu'elle se devait d'éradiquer. Mais pour le moment, l'heure était à la chasse, car, loin d'être rassasié par son dernier repas, Aurore Bleue se régalait déjà de sa prochaine proie...