l n'était jamais venu ici, mais Nocturne a été claire dans le courant de la matinée. Il avait seulement quelques heures pour se reposer, et il devait être à la fête foraine dès que le soleil atteindrait son zénith. Le loup est au rendez-vous. Son regard brun scrute les alentours, et sa truffe percevrait presque les effluves nauséabonds de la friture humaine encore agrippée aux rambardes de métal des différentes attractions pourtant déjà cadavériques. Le temps a fait son oeuvre ici, il a détruit toute trace de civilisation, sans pour autant laisser la nature reprendre totalement ses droits sur les lieux. Les manèges grincent, le métal gémit dans le vent froid et tout laisse à croire qu'ils pourraient resurgir brutalement d'une attraction, qu'un bipède pourrait débarquer brusquement en hurlant son plaisir pour aller à un autre manège. Le loup frissonne, l'endroit lui file la chair de poule. Mais, il s'immobilise, et s'il a bel et bien la trouille d'être là, il n'en garde pas moins son sang froid pour observer. Les différentes structures métalliques offrent des points d'ancrages parfaits pour des attaques ou pour se rattraper et se retenir. Il devrait pouvoir asséner de sacrés coups à Nocturne en s'aidant de ce qui l'entoure, mais il pourrait tout aussi bien prendre une volée mémorable. Il aura intérêt à être particulièrement attentif à tout ce qui l'entoure pendant ce nouvel entraînement, parce que Nocturne n'est pas ce genre de loup qui fait des cadeaux à ses adversaires.

Il s'écarte de justesse pour échapper aux crocs voraces de son entraîneur. Un bond lest sur le côté lui permet de le voir passer sans être victime de son expérience, mais les crocs claquent tout près de son oreille et il grogne de frustration. Faible.

- Attaque moi. Et utilises ton cerveau.

Il ne se le fait pas dire deux fois. Ses postérieures le propulsent en avant, il freine à la dernière seconde et se tapit au sol pour venir percuter le mâle de plein fouet, par en-dessous. Il plante ses crocs dans le poitrail du mâle sombre et se jette sur le côté sans lâcher sa prise pour l'emporter avec lui. Tant pis s'il n'a aucune chance au corps à corps, il veut lui prouver qu'il est capable aussi de le toucher s'il en a envie. Et tant pis s'il doit payer cher cet affront, il projette ses antérieures dans la gorge de l'adulte pour le labourer comme il peut et, en même temps, maintenir sa prise du mieux qu'il peut.

Une douleur vive, puissante dans son oreille interne. Le mâle adulte sait où frapper pour faire mal sans blesser, et le jeune loup ne sait que trop à quel point ses tactiques sont frustrantes. Il ne supporte plus de se voir étaler si facilement par un loup qui aurait pu le tuer lors de leur première rencontre et qui l'a laissé vivre pour une raison qui lui est encore aujourd'hui des plus obscures. Il gronde lorsque l'autre le traîne au sol, et il se relève dans la seconde qui suit sa libération. L'autre est à peine en place que le loup bondit à nouveau, il s'acharne, buté, et continue d'essayer même s'il sait que ses tentatives sont vaines. Il lui mord l'épaule dans un grondement féroce, lui griffe la joue avec hargne, encaisse les coups toujours plus violents et manque de s’étouffer à plusieurs reprises tant la puissance de l'autre le surpasse. Ses membres perdent de leur force, ses coups ne sont bientôt plus que des mouvements aléatoires et désespérés pour atteindre l'autre comme il peut. Mais il continue, encore et encore, sans jamais réfléchir aux conséquences de son manque de réflexion. Un jour, le loup se rappellera. Un jour, le loup apprendra. Mais pour l'heure, sa colère n'est que trop grande, et il a besoin de se tuer à la tâche pour ne pas sombrer dans les abîmes de l'amnésie.

Il gronde de douleur, mais aussi de colère. Encore, l'autre est capable de le plaquer au sol sans qu'il ne puisse rien y faire, et il lui semble qu'il est si faible que le mâle sombre pourrait le plier en deux par la seule force de sa volonté. Son épaule le lance, ses muscles sont comme des barres de fer dans ses membres, il a l'impression qu'il ne se relèvera jamais et pourtant, pourtant il se relèvera encore.

- Si tu n'veux pas apprendre, tu ne seras d'aucune utilité. On ne devient pas fort en faisant le bourrin, gamin.

Il crache par terre, un sang amer coule le long de ses dents et de ses babines. Il lance un regard haineux à son instructeur. Il le déteste au moins autant qu'il pourrait l'admirer.

- Je veux apprendre !

Il ne bouge pas, là sous les crocs meurtriers du loup sombre, et il attend les ordres. Quelle est la façon de gagner ? Comment vivre sans tuer ? On ne lui a enseigné que le meurtre, pourtant ici il semblerait qu'il existe un autre moyen. Le loup a toujours du mal à comprendre.

Le jeune mâle reçoit les réprimandes comme autant de coups violents portés en pleine poitrine. Il se fait sonner tant par les mots que par les coups, et se relève tant bien que mal lorsque l'autre le relâche enfin. Il lui fait face, gronde sauvagement, montre les crocs. Il le hait. Il le hait autant qu'il a besoin de lui pour progresser. Parce que les combats n'ont pas fait de lui celui qu'il veut être. Ils ne l'ont pas rendu assez fort malgré toutes ces heures passées à combattre interminablement contre la Mort. Le loup n'aura jamais assez de capacités pour retrouver ses souvenirs, et doucement, à mesure que les jours passent, il perd l'espoir de savoir le début de sa propre histoire. Il bondit en avant, percute le mâle adulte de plein fouet. Il roule au sol, essoufflé, puis tend le cou et mord la cuisse de son adversaire. Mais, ses forces le quittent, il n'a pas l'énergie d'aller plus loin, et alors que l'autre lui rend coup pour coup, il est obligé de laisser tomber. Il se contorsionne pour tenter de frapper à nouveau, mais l'autre l'arrêter avec une facilité déconcertante.