Un nouveau jour se lève sur les terres libres, et je me remets des combats en me détendant sur les rives d'un marais répugnant que je n'avais jamais visité avant. Je ne suis là que depuis quelques jours, certes, mais tout de même. L'odeur est pestilentielle, je ne m'attendais pas à des effluves si forts et repoussants. La guerre a fait rage, et seuls les solitaires qui n'ont pas pris parti ont été épargnés par les coups et la rage, mais nul doute que l'odeur du sang et de la colère baigne encore les terres. Ainsi plus calme que jamais, et en possession de bien plus d'informations que je l'aurais espéré en si peu de temps, je me repose autant les muscles que l'esprit, tous ayant été mis à dure épreuve. Je regarde l'eau puante sans vraiment la voir, observant davantage mon reflet dans l'eau verdâtre que le liquide à proprement parlé. Tout ce temps, j'ai espéré ne pas être seul. J'ai espéré qu'on me cherchait quelque part, qu'on pleurait ma disparition. Au moins maintenant, j'ai quelques réponses, même si les questions sont encore tellement nombreuses dans ma tête Je laisse se suivre les secondes, puis les minutes, et finalement je perds toute notion du temps. Depuis quand suis-je là ? Peu m'importe. C'est une morne journée, juste parfaite pour enterrer les morts. Parce que si la guerre a grondé, elle n'a épargné personne et elle a emporté dans son sillage nombre de nos semblables. Et tout ce qui me maintient encore lucide est que Pandémonium s'en soit sorti vivant. C'est là tout ce qui a toujours compté pour moi.

Mes oreilles sont les premières à réagir à une présence indésirable. J'étais bien, là, dans ma solitude. Mais il a fallu qu'une autre âme en peine décide de venir me déranger. Je redresse la tête, tourne mon regard brun vers l'origine des succions du sol. Une louve noire se profile, une solitaire. Elle ne porte l'odeur d'aucune meute, si ce n'est les marques persistantes d'une rencontre récente avec les Esobeks. Une partisane de leur cruauté ? Une alliée de leur barbarie ? Un grondement sourd remonte de ma gorge. Si j'étais couché sur la rive à regarder mon visage dans l'eau verdâtre, je me relève et me tourne pour lui faire face. Qui est-elle ? Que veut-elle ? Et pourquoi ne part-elle pas alors qu'elle a bien dû se rendre compte que les lieux sont déjà occupés ? Je m'avance dans la boue infâme qui sert de sol à cet endroit du monde, et je la rejoins en quelques secondes malgré la difficulté de me déplacer. Me battre dans le coin serait une bien mauvaise idée pour l'entretien de mon pelage, mais je doute d'être vraiment assez coquet pour m'occuper tant que ça de mon apparence, même si les évènements qui se préparent me demanderont d'être irréprochable. Je la toise à distance, hésite à attaquer tout de suite ou à attendre qu'elle ne bouge. Finalement, rien. Je reste là, immobile, proche et à la fois assez loin d'elle pour ne pas être pris par une attaque surprise. J'attends que la demoiselle s'en aille ou me donne une raison pour expliquer sa présence qui m'a dérangé dans mes réflexions intimes.

Le poil hérissé en réflexe, je n'apprécie déjà pas la présence de la louve rien qu'à l'odeur qu'elle porte sur son pelage d'ébène. Je la toise mais reste tout près, n'esquissant aucun mouvement de retraite. Si elle bouge, je serais le premier à attaquer. Et, pour être honnête, je n'attends que ça. Qu'elle me donne une raison de planter mes crocs dans sa chair, de déchaîner ma colère en arrachant ses muscles et en faisant couler son sang. Je me sens l'âme d'un tueur, parce que même si je sais maintenant que je suis bien plus qu'un chien, que j'ai bien plus d'importance, c'est ce pour quoi on m'a dressé. Je réfléchis quelques instants, chose que je n'aurais pas faite auparavant, au temps où attaquer le premier était une question de survie. Si je voulais profiter d'un autre repas, si je voulais connaître une nouvelle nuit d'un sommeil sans rêves. Je reste immobile, elle se met en mouvement. Elle marche laborieusement, dans ma direction, se rapprochant à chaque pas sans pour autant avoir mimé le moindre signe d'agressivité. Ni son viage ni son corps ne semble enclins à se battre contre moi. Je continue de la toiser, évalue les forces. Je ne sais pas si elle me veut du mal, mais moi j'ai cette étrange envie de la faire souffrir pour lui faire payer. Une solitaire qui pactise avec une meute cruelle et lâche. Une solitaire qui fourmille peut-être d'informations sur l'ennemi, et qui pourrait partager ses connaissances avec moi après quelques blessures convaincantes. Je ne sais pas manipuler mes semblables. Je ne sais pas mentir, non plus. Combattant dans l'âme, je serais bien incapable de feindre un rôle pour obtenir des réponses. Alors je fais ce que je sais faire de mieux : je retrousse les babines et je bondis à sa rencontre, la percutant violemment pour la faire tomber dans la boue. Je ne la touche pas plus, ne cherche pas à l'immobiliser ni à la dominer par ma taille. Je me contente de garder une distance de sécurité en lui faisant face, et de la regarder dans les yeux, le regard droit et dur.

- Tu connais les Esobeks. Pourquoi t'attarder où je suis ?

Et si elle savait ? Si elle avait eu vent, si elle était au courant ? Un traître, parmi mes rares alliés ? Qui ? Pas mon frère. Pas mon guide. Aucun de mes mentors. Qui, alors ? Comment sait-elle ? Est-elle envoyée par les Esobeks ? Est-ce qu'ils étaient responsables ? Est-ce qu'ils veulent finir le travail ? Je gronde en sourdine. Brusquement, ses pattes percutent mon poitrail et me coupent le souffle. Je gémit par réflexe en m'étalant dans la boue, et me relève immédiatement. Je gronde plus fort, je montre les dents. Si elle veut se battre, je me battrais aussi, et je viderais son sang aux pattes de celui qui l'a envoyée pour lui prouver qu'on ne s'attaque pas à ma famille sans s'en mordre les pattes. Les responsables paieront pour le mal qu'ils nous ont fait. Mais, alors que je lève une patte pour lui flanquer un bon coup de griffe avant de lui sauter dessus et de la tuer, sa voix me ramène à la raison.

- Cette terre est libre, j'y fais ce que je veux.

Mon regard brun scrute le sien. Dit-elle la vérité ? Est-elle sincère ? Essaie-t-elle de détourner mon attention pendant que d'autres, tapis dans les fourrés, préparent une embuscade ? Non, elle ne semble pas mentir. Et elle a raison. Je n'aurais pas dû attaquer, peut-être. Elle ne sait rien, elle n'est qu'une simple solitaire qui a pu rencontrer un loup de meute à n'importe quel moment. Même moi, je peux porter les effluves d'autres de mes semblables sans pour autant être impliqué dans un projet macabre d’extermination. Je soupire, voilà que pour quelques pauvres souvenirs aléatoires, je deviens paranoïaque.

- Désolé. Alors c'est moi qui m'en vais.

Je lui lance un dernier regard, m'assurant qu'elle ne va pas m'attaquer. Mais elle ne semble pas sur le point de commettre un meurtre, et elle ne sent pas l'odeur caractéristique du loup qui s'apprête à combattre. Alors je tourne sur moi-même et je commence à m'éloigner, dans la boue. Il faudra que je trouve un point d'eau pour me laver. Hors de question que je me présente à mon frère dans cet état, il aurait honte pour moi.

Drôle de rencontre c'aura été là. Comme quoi, je ne suis pas fait pour la vie en solitaire. Peut-être devrais-je convaincre mon frère de retourner auprès des nôtres. Peut-être devrais-je suivre les traces que j'ai longtemps suivies. Mais, la vérité, c'est que j'ai peur. Peur de ne pas savoir dans quoi je m'embarque. Peur de ne pas être à la hauteur. Peur de manquer d'informations. Parce que maintenant je sais. Je sais que Père est en vie. Je refuse de croire qu'il est mort, que les bipèdes ont eu sa vie. Non, je refuse de le laisser là-bas alors que je n'ai pas vu son corps. Jamais. Il y est forcément encore, et arrivera ce jour où mon frère et moi, iront le chercher. Et nous ne serons pas seuls, parce que nous avons des alliés, et que la meute de notre père ira à son secours. Ils sont loyaux, ils ne peuvent avoir oublié cet être si important. Sinon, jamais Père ne les aurais considérés comme sa famille. Soudain, la louve au pelage d'ébène galope derrière moi et freine à mes côtés. Je redresse la tête par surprise, la dévisage. Elle n'a pas une posture agressive, peut-être seulement curieuse ? Je m'étonne. Pourquoi n'a-t-elle pas profité de mon départ ? Ne voulait-elle pas être là ?

- Qui es-tu ?

Oui, qui suis-je ? Je réfléchis quelques secondes. Mon identité ? Veut-elle mon identité ? Que dirait mon frère ? Et où est-il ? Nous nous sommes promis de ne plus jamais nous séparer. Nous nous sommes promis de toujours veiller l'un sur l'autre alors où est-il ? Sûrement à discuter avec mes mentors de la manière de procéder. Depuis qu'il sait, depuis qu'ils savent tous, c'est comme si la guerre continuait mais en silence, dans les méandres de leurs esprits. Ils cherchent à comprendre, cherchent à résoudre ce que d'autres ont détruit avant.

- Un simple solitaire. Et si tu veux que j'aie un nom, tu devra en trouver un.

Parce que j'en ai eu un nombre infini, et qu'aujourd'hui celui que ma génitrice m'a donné à ma naissance doit demeurer secret encore un temps. Jusqu'à ce que je sache au moins quoi en faire, en tout cas. Jusqu'à ce que mon frère et moi ayons choisi la route à prendre.

Elle me dévisage, visiblement insatisfaite par la réponse vague que je lui ai servie. Eh bien soit, qu'elle s'en aille, si cela ne lui convient pas. Je me fiche pas mal qu'elle n'ait pas l'imagination nécessaire pour me donner un autre de tous ces noms dont on m'a affublé depuis que je suis revenu.

- Toi aussi t'es tout seul, hein ? T'es paumé ? Tu te souviens même pas de ton propre nom. Moi j'en ai un, il me correspond bien. Je me le suis donnée toute seule.

Une autre amnésique ? A mon tour de la dévisager plusieurs secondes. Elle a rit. Est-ce qu'elle se fiche de moi ? Est-ce que ça la fait rire de croire que je ne connais rien de mon identité ? Trouve-t-elle ça drôle de ne pas savoir où mettre les pattes, à qui donner sa confiance ? Sa loyauté ? Je fronce le regard, la fixe dans les yeux. Son arrogance m'agace.

- Seul ? Plus maintenant. Et j'suis pas paumé. Je n'suis pas sûr de ma voie, c'est tout.

Mais après tout, qu'est-ce que ça peut bien lui faire, à elle ? Elle n'est qu'une solitaire parmi des centaines d'autres, qui ne pensent qu'à leur survie. Comme moi. Après tout, n'attaquais-je pas pour survivre, depuis ce premier jour où j'ai débarqué ici sans rien connaître du monde extérieur ? Non mais regardez-moi ! Un jeune adulte d'un an incapable de répondre aux codes de sa propre espèce, un jeune mâle pas fichu de savoir qui il est et ce qu'il doit faire de ses quatre pattes ! Et je suis là, face à une louve parfaitement inconnue, à traîner la patte et à ne pas savoir ce que je peux ou non lui révéler. Je soupire doucement, je ne vois rien à ajouter. J'ignore si je peux lui faire confiance, ou si je devrais l'attaquer dès maintenant, essayer de la tuer. J'aimerais avoir plus de réponses, moins de questions dans ma tête. Mais nous n'avons que rarement ce que l'on désire, n'est-ce pas ?

Il n'y a aucun doute, elle se paye ouvertement ma tête. La voilà qui cherche autour de moi. Je suis la direction de son regard, intrigué par ce qu'elle peut bien essayer de trouver. Mais je ne décèle aucune présence, alors je me concentre à nouveau sur elle. Attend-elle des alliés ? Un groupe de solitaires prêts à me sauter à la gorge ? Mes muscles se tendent légèrement, je commence à croire qu'elle n'est pas venue me rejoindre par hasard. Elle a une idée derrière la tête, c'est certain.

- Moi ce que je vois, c'est un solitaire sans nom, qui vagabonde sans but, et qui fuit devant une femelle de mon genre.

Je grogne, montrant légèrement les dents sans pour autant hérisser le pelage ou avancer vers elle d'un mouvement menaçant.

- Je n'ai pas fui, je n'ai seulement rien à te dire.

Mais même si je grogne, même si elle devrait se méfier, elle ne se tend pas, ne fait pas plus attention à mon comportement potentiellement menaçant qu'elle n'aurait pris garde aux grondements d'un louveteau inoffensif. C'est une frustration désagréable qui s'empare de moi, et j'ai la sensation qu'elle me sous-estime, ce que je n'apprécie pas le moins du monde.

- Je m'appelle Noire. D'habitude, je ne suis vraiment pas du genre à adresser la parole aux autres, je veux juste vivre seule et tranquille. Mais avec toi c'est différent. Mes paroles fusent toutes seules.

Je hausse un sourcil, intrigué. Avec moi ? Pourquoi avec moi ? Qu'est-ce qui la pousse à me parler, à perdre son si précieux temps en ma compagnie ?

- Pourquoi ?

Oui, pourquoi perdre son temps avec moi, alors que sa vie de solitaire et sa tranquillité lui semblent si vitales ? Je n'ai pas demandé à la voir revenir, n'est-ce pas ? Je n'ai pas cherché à maintenir notre contact, et j'étais prêt à partir sans chercher à déclencher un conflit. Alors pourquoi avoir voulu faire durer notre rencontre, malgré mon attitude agressive de départ ?

Elle ne semble pas plus comprendre que moi sa propre attitude. Mais si je ne parviens pas moi-même à comprendre ce que je fais, comment pourrais-je parvenir à analyser les raisons qui la poussent à se comporter comme ça ?

- Bonne question, j'en sais trop rien. Je suis vraiment pas quelqu'un qui aime parler pour ne rien dire d'habitude.

Je penche légèrement la tête sur le côté, intrigué.

- Qu'aimes-tu faire, d'habitude ?

Peut-être que si je tente de m'intéresser à elle, elle saura mieux pourquoi elle reste ? Et peut-être que je pourrais moi-même trouver la raison qui m'empêche de partir en l'ignorant ? Après tout, Père me ferait-il agir ainsi ? Me laisserait-il simplement ignorer une inconnue simplement parce qu'elle porte l'odeur de ceux qui ont voulu détruire les miens ? Non. Père m'apprendrait à m'enquérir de la situation. Il me dirait de recueillir des informations pour mieux comprendre, et ainsi pouvoir régler le problème sans faire couler le sang. Parce que si père était un Hordien, un meurtrier, un monstre, il n'en n'est pas moins devenu le loup le plus protecteur et le plus honorable que j'ai jamais connu.

HRP:

- Des occupations de solitaire je suppose. Me balader, surtout dans la Forêt aux Pendus... Chasser aussi. Et toi ?

Elle a réfléchit un moment avant de me donner une réponse. Est-ce si compliqué de savoir quoi faire de son existence ?

- Pourquoi vivre seule ? En marge des meutes ? Pourquoi ne pas rejoindre l'une d'elle et cesser d'être là, à errer sans but ? N'as-tu pas d'ambitions ?

Ma sincérité pourrait être mal vue, mais je ne m'en rends compte que trop tard. Je ne sais pas jouer avec les mots, je ne sais qu'être honnête. Honnête et franc.

- Moi, j'aime m'entraîner. J'aime dépasser mes limites pour rendre fiers les membres de ma famille. Et j'aime plus que tout avoir un but dans la vie. Oui, j'ai besoin de ça.

Je me laisse brièvement aller à mes souvenirs si pauvres, si peu nombreux. Je n'oublierais plus jamais mon frère, mon père et la famille que j'ai perdu. Et lorsque je les aurais retrouvés, jamais plus je ne laisserais les humains m'arracher à eux. Ils ont fait de moi une arme, et l'arme se retournera bientôt contre eux.

HRP:

- Es-tu mercenaire ?

Je fronce le regard sans la lâcher des yeux.

- Pourquoi ? Tu as besoin de quelqu'un ?

Est-ce que depuis le départ, elle n'était qu'à la recherche de l'un des leurs pour lui confier une mission ? Après tout pourquoi pas ? Les solitaires sont peut-être même les plus concernés par les services des mercenaires, puisqu'ils doivent avant tout se débrouiller seuls. Si elle a besoin de quelque chose, je pourrais toujours obtenir quelque chose en retour. Oui, autant profiter encore de ma place parmi les mercenaires.