Un frisson obscur agitait les fourrés noirs, comme si en ces lieux mêmes il y avait matière à les effrayer. Les bois étaient sombres et les doigts crochus des arbres s'étendaient en une toile menaçante sur la tête de la forêt. Elle branlait du chef, ployant sous le vent ses ramures détrempées et triste, noirâtres de la suie du ciel et des oiseaux de fer.

Il était une fois, deux fois,
Deux fois deux qui font un ;
Deux yeux clairs aux abois
Qui des ombres faisaient festin...

Le vent qui soufflait aux oreilles de Leikn avait les intonation de la voix de sa mère ; elle s'en souvenait très clairement. Comme si les mots étaient gravés dans sa tête. La guérisseuse avait l'habitude de leur chanter cette chanson à sa soeur et elle, lorsque le voile de la nuit laissait lentement tomber sa froideur sur les plaines de roc désolées. Petite, Leikn ne comprenait pas ces paroles. Aujourd'hui encore, lui soufflait le vent comme pour se moquer d'elle, tu n'y comprends rien.
Parcourant des yeux les troncs gris et délavés, solitaires et mourant entre les cadavres qui se balançait aux branches les plus hautes, la louve blanche n'avait d'autre choix que de se l'avouer : non, elle ne comprenait rien. Elle avait le sentiment qu'elle n'avait rien compris jusqu'à présent. Presque l'impression qu'une moitié non négligeable de sa vie était devenue un mensonge cruel ; comme une carcasse alléchantes qu'en étant retournée aurait exhibé à l'air libre des entrailles infestées de gangrène et d'asticots. C'était sa soeur, son double, la moitié de sa chair et de ses pensées, son reflet indissociables. Elles avaient toujours été seules, seules l'une pour l'autre. Faisant festin des ombres sans se soucier du monde.
Et pourtant aujourd'hui, Leikn avait le sentiment de n'avoir jamais compris sa soeur.

Ses griffes crissèrent contre la pierre, abandonnant le froissement doux des feuilles mortes. Ses pattes s'arrachèrent à l'épaisse couche d'humus lorsqu'elle les posa à l'entrée du bunker souterrain qui abritait le refuge de Manîthil. Leikn pencha la tête dans le boyau sombre, humant des effluves de froidure et d'humidité. L'odeur de la guérisseuse était présente partout, mais passée, comme morte.

« ... 'Thil ? » Son appel se répercuta en écho entre les murs de béton.

Aucune réponse ne lui parvint. Leikn tourna en rond devant l'entrée : elle n'aimait pas cet endroit, pas quand Manîthil n'était pas là. Il avait des airs de caveau.
Entre les cimes, le vent sifflait toujours.

Souffle ardent des rocs amers,
Ruissellement calme et froid,
Du monde elles festoyèrent
Pour toujours une fois, deux fois.

Elle devait être de sortie. Partie chercher des plantes peut-être, ou soigner quelque âme égarée. Leikn s'éloigna de la caverne en piétinant les feuilles mortes, entre angoisse et rage. Elle ne savait pas comment elle se sentait. De fortes émotions contradictoires bouillonnaient dans son estomac, et depuis le matin elle hésitait entre aboyer avec fureur contre tout importun qui l'approcherait à moins d'un mètre, et se terrer dans un coin la tête sous les pattes en attendant que cela passe. Mais cela ne passerait pas. Elle devait comprendre. Elle devait en parler à 'Thil.
Le problème était qu'elle se sentait tout autant en colère contre sa soeur que contre elle-même. Comment as-tu pu. Et Leikn détestait être en colère contre Manîthil. Ça la rendait malade. Le résultat l'envoyait errer, les oreilles couchées sur le crâne et les pattes traînantes, auprès de la cachette de la louve blanche en espérant qu'elle se montrerait. En espérant qu'elle ne se montrerait pas, qu'elle puisse tout oublier.
Mais Leikn savait qu'elle n'oublierait pas. Est-ce que sa soeur avait pu oublier, elle ?
L'image de Pandémonium s'imposa à son esprit, et elle la chassa d'un mouvement de tête rempli de frustration. Elle n'avait que trop attendu avant de mettre cette histoire sur le plateau.

En quelques bonds, Leikn sauta sur le bunker et renifla les alentours : pas trace de Manîthil. Surgissant soudain sans avoir été invitée, une sourde inquiétude lui serra le coeur : sa soeur était toujours si solitaire... et s'il lui était arrivé quelque chose ?

« Manîthil, tu es là ?! » S'exclama Leikn derechef, avec à présent un semblant d'inquiétude dans la voix.

En premier lieu, seul le vent lui fit écho, se moquant d'elle inlassablement.

Sifflement moqueur, sifflement... Debout sur le bunker, Leikn cracha après le vent qui se payait sa tête. Pas de réponse de sa sœur - cela ne faisait qu'une poignée de seconde qu'elle avait appelé, mais Leikn était du genre impatient. Cela n'arrangeait rien à son humeur. La louve blanche bondit du toit du bunker et reprit sa ronde devant l'entrée, se demandant quoi faire. Il était très peu probable qu'il soit arrivé quoi que ce soit à Manîthil, la solitaire était coriace, mais...

« Si tu continues de t'exclamer ainsi, tu vas finir par réveiller les morts. »

Les oreilles de Leikn se dressèrent sur sa tête à l'entente de cette voix chérie d'elle, et un trait de bonheur traversa son estomac. La louve blanche fit volte-face juste à temps pour recevoir le coup de museau affectueux de sa sœur. Avec un glapissement d'aise, elle fourra le nez dans l'épaisse fourrure blanche en retour et prit la mesure de combien Thil lui avait manqué.
Malheureusement, cet éclair de bonheur fut de courte durée : car lorsque la louve blanche invita sa sœur à pénétrer dans son repaire, la raison de sa présence revint aussitôt à celle-ci. L'angoisse se referma comme une main d'homme sur son cœur, une main glacée comme l'ombre du bunker. Leikn suivit Manîthil en frissonnant, et s'assit près d'elle dans la poussière du caveau. Les ombres se refermèrent sur elle. Yeux plissés, Leikn souhaita pouvoir les dévorer pour de vrai et ramener la lumière jusqu'à leurs prunelles jumelles.

« Eh bien ma tendre sœur, voilà un moment qu'on ne s'est pas vues. » Lança 'Thil, fidèle à elle-même. « Je pensais à toi ces derniers temps ! Je comptais passer sur les terres de ta meute pour te rendre visite. Comment vas-tu ? »

L'intense bonheur lié au temps depuis lequel elle n'avait pas vu sa sœur se disputait à l'agitation dans l'esprit de Leikn. Prise entre deux feux, la louve remua un instant en cherchant ses mots : comme toutes ses émotions, son malaise était clairement perceptible.

« Rhmmph, ça va. » Trop de choses se pressaient derrière ses dents serrées. Elle avait envie de tout raconter à sa sœur en détail, en passant par cette frustration face à la vie de meute qu'elle traînait derrière elle, mais il y avait aussi Pandémonium, et elle ne savait pas par où commencer. « Je fais avec et, 'fin... ouais, ça va. Et t... non ! »

Soudain, tout revint d'un seul coup, la blessure, l'incompréhension et la colère aussi, un peu. Leikn avait toujours été impulsive, c'était sa croix à elle. Elle bondit sur ses pattes, oreilles en arrière, et lança d'un ton que, plus tard, elle aurait aimé moins accusateur :

« 'Thil, j'ai vu Pandémonium. Tu m'as menti ! »

Dans ses yeux gris, la colère laissa un instant place à la douleur de la trahison. Car la guerrière au poil blanc ressentait comme une trahison l'ignominie de l'acte. Abandonner un petit. Seul. Un louveteau auquel Leikn avait eu le temps de s'attacher. Lui mentir, prétendre qu'il avait perdu la vie. Pourquoi une chose pareille, hein ?
Mais le pire de tout était que désormais, elle avait peur de n'avoir rien compris à sa soeur. Elle la savait peu empathique. Exclusive. Mais c'était son petit. Son chiot. Leikn ne voulait pas que Manîthil devienne une créature glaciale, sans aucun sentiment, dans son esprit. Elle l'aimait trop pour cela. La douleur de cette pensée lui arrachait des frissons en pulsant dans ses muscles.
Comme souvent lorsqu'elle était en colère ou blessée, Leikn en venait à avoir du mal à aligner des pensées cohérentes :

« Comment tu as pu... Pourquoi tu as fait ça ? »

C'était assez ridicule, la phrase avait même un petit côté puéril, mais Leikn était trop spontanée (et bouleversée) pour s'en rendre compte. Ou même s'en soucier. Cela dit, ce ton larmoyant, cela ne lui ressemblait pas. Elle préférait de loin la fureur qui balaie tout. Parfois on se sent mieux après une crise de rage et avoir tapé dans deux-trois innocents. Parfois non. Mais en tout cas plus souvent qu'en se lamentant dans son coin.
Pourtant, Leikn ne voulait pas, autant que possible, se mettre en colère contre sa soeur ; parce que ses disputes à elle se terminaient à coups de crocs et de touffes de poils collées par le sang qui restent entre les griffes. Blesser Manîthil était bien son dernier souhait. Pourtant...

« Oh tu l'as donc vu ? Je l'ai croisé la dernière fois également, quelle coïncidence ! Moi qui pensais ne jamais revoir mon fils, ma chair, mon sang ! »

Elle avait imaginé des mensonges, des justifications ou même des excuses ; après tout, si ce n'était à elle, à qui Man' aurait-elle pu en faire ?
Mais non. Des bravades, de l'arrogance, quelques justifications du bout des dents, c'était tout. Elle reconnaissait tout, elle assumait tout. Aussi vite que Leikn l'avait agressée, Man' avait déballé son histoire. Revendiqué ce caractère qui était le sien. Si froide, si froide. Cette froideur poignarda Lei en plein cœur, avant que la fureur ne revienne y prendre ses droits.
En fait, ce fut pire que tout ce qu'elle avait pu imaginer, à ressasser l'histoire dans sa tête pendant des jours entiers. A chaque nouvelle phrase que proférait la gueule traîtresse de celle dont elle pensait être le plus proche sur terre, la colère gagnait un cran sur son amour. Elle montait, furieuse, tempêtait sous son crâne et hurlant sur ses os en une cacophonie qui prévenait toute réflexion.
Suffocant de rage, Leikn finit par craquer. Elle bondit ses pattes, le poil hérissé sur l'échine, et gronda furieusement sur sa sœur avant d'aboyer :

« Tu n'as pas de cœur, c'est tout. Je ne sais pas comment j'ai fait pour ne pas le voir pendant tout ce temps. Tu n'aimes personne d'autre que toi ! »

Lei était trop folle de rage pour réfléchir à la véracité d'une telle accusation. Après tout, elle s'en foutait - d'autant plus que si 'Thil n'aimait personne, elle ne l'aimait pas, elle. Peut-être qu'au fond, ce doute était le plus difficile à supporter.
Un instant, la louve blanche sembla prête à se jeter sur sa jumelle, et l'atmosphère se fit plus électrique encore, si possible.
Mais après un dernière grognement menaçant accompagné de quelques claquements de crocs significatifs, Leikn se contenta de tourner les talons pour quitter le bunker d'un pas rageur, la queue fouettant l'air.

La louve blanche n'alla pas bien loin. C'est qu'elle n'était pas la seule à savoir foncer tête baissée ; plus encore que Lei, quand Manîthil avait décidé qu'elle voulait quelque chose, alors il fallait s'accrocher pour l'empêcher de parvenir à ses fins. En l'occurrence, laisser sa soeur la quitter sur des paroles si dures ne semblait pas faire partie de ses plans dans l'immédiat.
En un instant, la fourrure blanche se frotta contre la sienne, plus maculée de gris, et Manîthil se retrouva devant la guerrière. Elle était rapide aussi, pour parvenir à l'intercepter. Et elle n'avait pas peur de sa colère non.
L'entrée était étroite, de fait, Lei se retrouva coincée.
La louve fulminait. Devant l'absence de crainte de Man' qui paraissait négliger sa colère, devant son air amusé qui se moquait de ses paroles. Un élan de ressentiment monta dans sa poitrine comme une vague qui s'élance et lui boucha les oreilles.

« Allons Leikn. Tu sais que c'est faux, je n'aime pas que moi. Il y a une autre personne que j'aime et c'est toi, ma douce sœur. Je n'ai besoin de rien d'autre sauf toi dans ma vie ma belle moitié. »

Les mots, ça avait toujours été le rayon de 'Thil. Leikn ne savait pas les manier, n'était pas à l'aise avec eux, s'emmêlait les pattes dedans. Pourquoi s'en encombrer alors qu'un grognement et des crocs en avant en disaient tout aussi long ?
C'est l'alternative qu'elle choisit devant l'entêtement de sa soeur, qui lui barrait imprudemment le passage. Elle dévoila à nouveau les crocs et grogna de rage.
Man' resta de marbre. Man' restait toujours de marbre devant tout.

« Que puis-je faire pour le rattraper ? Tu souhaites quelque chose ? Je peux avoir ce que tu veux ! »

Je ne crois pas un mot de ce que tu racontes ! Hurla Lei intérieurement. Tais-toi, ferme-la donc ! Ce calme olympien la rendait malade. Comment 'Thil pouvait-elle rester si maîtresse d'elle-même, si sûre d'elle, si rigide alors même que sa "soeur chérie" lui balançait des horreurs au visage et la menaçait ainsi ? N'avait-elle pas d'yeux pour voir sa fureur, d'oreilles pour entendre sa douleur, de coeur pour partager sa peine puisqu'elles n'étaient supposées ne faire qu'un ? Lei ressentait une telle impression de déchirure qu'il lui semblait impossible que sa jumelle n'en soit pas affectée. Et pourtant elle était là, stoïque, à faire des propositions raisonnables. Comme si aller lui chasser un lapin juteux effacerait la trahison, et d'avoir fait s'écrouler ses certitudes. En cet instant, Leikn n'était que rage et ressentiment. Elle ne voulait plus l'entendre, elle ne voulait plus la voir, et par-dessus tout elle voulait que cette plaie béante ouverte dans son coeur se referme. L'enterrer sous une chape de plomb, une course folle, une chasse sanglante, la neige que l'hiver ne tarderait pas à amener.
Plutôt que les mots, la louve blanche choisit les actes. Avec un feulement de colère comme seule réponse, elle sauta sur sa soeur et la mordit à la joue, d'un claquement de dents un seul. Tout se déroula très vite. En une fraction de seconde Lei était dehors. Le vent glacé balayait son museau. En une fraction de seconde, galopante, elle était déjà loin.
Elle le vent se moquait d'elle.

Souffle ardent des rocs amers,
Ruissellement calme et froid...

Spoiler: