Chasse:

« Les loups qui refusent d’être volés mais qui veulent bien donner si on demande. »

Un sourire amical vient retrousser les babines de Pandémonium. Et bien non, il s’était trompé : son ami était bel et bien parti voler les Esobeks, comme un gros crétin. Quelle autre meute accepterait de donner de la nourriture sur simple demande ? Aucune. Sauf les Esobeks. Mais la façon qu’il eût de le dire attendrit le jeune loup, qui n’eut pas le cœur à se moquer. Il ne répondit pas, et d’un signe de tête invita le loup brun à le suivre. Peut-être qu’avec un peu de chance, ils tomberaient sur la trace d’un animal qu’ils pourraient espérer attraper et dont ils pourraient se repaître.

Pandémonium flaira une odeur suspecte, assez rapidement. Une odeur qui laissait sous-entendre que du sang avait coulé, non loin de là. Les sens en éveil, l’oreille aux aguets et l’œil vivace, le jeune loup guette les environs avec intérêt. Où se cache donc la bête blessée ? La prairie de grenats n’est qu’un vaste plateau de caillasses à découvert, nulle part où se planquer. Ses yeux se plissent lorsqu’il repère un point minuscule, au loin. Il avait bel et bien vu quelque chose. Il s’élança, vérifiant d’un coup d’œil rapide que son camarade le suivait : pas besoin de parler, l’autre avait parfaitement compris ce qui lui passait par l’esprit. Ils coururent une bonne dizaine de minutes, côte à côte, le temps de rattraper l’animal affaibli. Arrivés à une centaine de mètres environ, ils ralentirent pour examiner la situation d’un peu plus près.
Il s’agissait d’un élan. Malgré sa jeunesse et son embonpoint visible, Pandémonium fut impressionné par la taille de l’animal, et par ses bois qui commençaient à pousser. Etait-il possible d’abattre réellement un pareil monstre ? L’herbivore les avait flairés et, lorsqu’il se retourna, les deux jeunes loups purent apercevoir la plaie béante qui cisaillait un de ses membres antérieurs. L’animal poussa un grognement et Pandémonium jugea que mieux valait ne pas traîner. Il le contourna par la gauche, montrant les crocs, prêt à bondir. Son acolyte irait logiquement par la droite, et ils parviendraient certainement à le mettre à terre, vu l’état de faiblesse dans lequel il se trouvait.
Le jeune Dragon attaqua le premier : s’élançant contre l’imposante masse de chair et de muscles, il planta ses crocs dans un des jarrets de leur victime qui, poussant un gémissement, donna un puissant coup de sabot qui envoya le jeune loup valser à quelques mètres. Le temps qu’il se remette sur pattes, l’élan avait déjà commencé à tenter de charger son ami.

Une fois debout, Pandémonium n’a que le temps d’admirer le splendide bond de Thuleux qui atterrit sur le dos de l’énorme herbivore. Il s’acharne comme un fou sur le dos de l’animal, faisant jaillir le sang et tomber poils, peau, chair. Le cuir de l’élan n’est plus que charpie lorsque d’une ruade, il désarçonne l’Autre. Pandémonium se réveille brutalement lorsque son ami heurte le sol, et s’élance droit vers le puissant cervidé. Jetant un œil à son allié pour s’assurer qu’il n’a rien, il se coule rapidement entre les longues pattes qui semblent comme des troncs d’arbres, et parvient à sauter à la gorge de l’animal. Il touche à peine le sol, suspendu dans le vide, serrant ses mâchoires autour de la vie qui palpite dans cette artère qui se perce et se vide lentement dans sa gueule. L’élan se débat, bien sûr, mais il commence à s’affaiblir à cause de ses blessures trop nombreuses. Il se cabre tout de même, balançant ses sabots dans les côtes du jeune loup qui gémit en silence. Il ne lâche rien. Et lorsque l’animal tombe à genoux, un cri de victoire échappe au louvard, étouffé par les poils de la proie.

Il cherche Thuleux du regard : il n’a plus qu’à le pousser pour l’abattre, il pourrait même se délecter de ses entrailles encore chaudes, alors qu’il serait encore vivant. Mais pour rien au monde Pandémonium ne lâcherait la gorge qui vivait encore entre ses crocs. Il ne bouge pas, et attends patiemment en serrant de plus en plus fort, jusqu’à en avoir les mâchoires totalement crispées.

Il n'y a plus qu'à attendre l'intervention de son compagnon, qui ne se fait d'ailleurs pas prier : en deux bonds, il est près de l'élan mis à genoux et, rabattant ses oreilles vers l'arrière tout en le surveillant du coin de l'oeil, Pandémonium l'encourage à le mettre à mort. A-t-il déjà tué une aussi grosse bête ? C'est la question que le jeune loup se pose. Lui ne s'est jamais attaqué à aussi gros, c'est certain. Sa plus grosse prise relève du miracle, lorsqu'un renard l'avait attaqué alors qu'il n'était encore qu'un louveteau.

Pandémonium est patient, extrêmement patient. Et tandis que son allié tente d’accéder au point faible de leur proie, le jeune Dragon fait son possible pour maintenir l’élan couché au sol : ce n’est pas facile, malgré sa faiblesse le puissant animal se débat avec l’énergie du désespoir, s’accrochant désespérément à la vie qui le fuit lentement. Enfin, l’élan pousse une sorte de geignement qui se répercute dans la gorge du jeune loup. Du coin de l’œil, il voit les viscères se répandre sur le sol, produisant une fumée opaque dans le froid de la nuit. Il relâche son étreinte, faisant craquer sa mâchoire rendue douloureuse par la pression trop forte. L’élan, se croyant soudain libre, tente de se relever : il pose un genou au sol, mais retombe immédiatement dans un râle d’agonie. Pas facile de se déplacer quand vos intestins se répandent sur le sol. Cette pensée arracha un sourire cruel au jeune loup, qui se retourna alors vers Thuleux pour profiter du festin.

De son côté, ce dernier semblait s’en donner à cœur joie : il se délectait avec un plaisir non dissimulé de la chair encore frémissante de l’herbivore agonisant. Cette vision de son allié se régalant d’une proie qu’ils avaient tous deux traqué et abattu – et pas une petite proie en plus de ça ! – gonfla le cœur du jeune loup. Oui, c’était une des meilleures nuits qu’il n’avait jamais passé. La proximité d’un autre loup n’était pas si détestable, en fin de compte… S’ajoutant au dîner avec une gaieté non dissimulée, le cœur remplit d’allégresse, Pandémonium plante ses crocs dans un morceau de viande encore palpitante et l’arrache sans aucune pitié, mâchant tranquillement la nourriture avec délectation. Ses yeux se posent sur son compagnon de chasse, avec un regard tout nouveau, dans lequel on pourrait presque croire lire de la tendresse…

« Si jamais on ne retrouve pas ta famille, je peux toujours être ta famille d'adoption. », s'entend-t-il dire subitement.

C’était sorti tellement naturellement que Pandémonium s’arrêta de mastiquer sa nourriture. Quoi, lui le solitaire invétéré venait de faire un pas vers la sociabilité ? Lui, qu’on avait abandonné dès le plus jeune âge, tentait de se faire aimer ? Lui, qui n’avait jamais aimé personne d’autre que lui-même, venait de s’affranchir de cet égoïsme ?
Ces paroles semblaient avoir été dites par quelqu’un d’autre. Et pourtant, il se souvenait parfaitement les avoir entendues s’échapper de sa propre gueule. Etais-ce réellement lui ? Ce loup était en train de lui bouffer le cerveau.

Le jeune loup demeure figé, dans l’attente de la réaction de son compagnon. Oh bien sûr, l’adoration que nourrit Thuleux à son égard ne lui a pas échappé. Il trouve ça très glorifiant, et en même temps… un peu étrange. Lui vient lentement la peur de décevoir autrui, et plus particulièrement ce loup-ci. Mais malgré ce profond amour que nourrissait le loup brun pour lui, Pandémonium s’inquiétait vaguement de sa réaction : il n’avait pas oublié l’animal primaire et asocial qu’il avait rencontré et craint au premier abord. Thuleux n’était pas méchant, mais Pandémonium n’oubliait pas qu’il était imprévisible. Et puis, il venait de chez les Hommes. Certainement que quelques circuits devaient disjoncter parfois là-haut, dans sa cervelle torturée. Qui sait ce que les Bipèdes avaient bien pu lui infliger ?

Il s’arrête brusquement de manger, lui aussi, dardant ses yeux bruns dans les siens. Pour la première fois, Pandémonium ne parvient pas à savoir à quoi l’Autre pense. Il ne sait pas ce qu’il ressent, et ce constat l’inquiètes. Et s’il commençait à masquer ses émotions ? Pandémonium ne voulait aucun mensonge, aucune cachotterie, il ne voulait que l’entière et stricte vérité de la part de son ami, il voulait une fidélité et une loyauté à toute épreuve, et il voulait surtout pouvoir lire en lui comme dans un livre ouvert.

« Quand bien même je retrouvais ma famille, voudrais-tu bien être mon frère ? »

Le ton hésitant de son interlocuteur fit comprendre à Pandémonium qu’on lui avait bien rendu son Thuleux, celui qu’il connaissait si bien sans réellement le connaître. Ces mots lui arrachèrent un sourire, et il reprit son air nonchalant, un peu désabusé, sans cependant se départir de son sourire. Thuleux avait besoin de lui, il en était à présent intimement persuadé. Et même s’il refusait de le voir, et s’il ne le pressentait pas, Pandémonium avait également besoin de lui. Alors, dans un haussement d’épaules presque indifférent, continuant de manger comme s’il s’agissait d’une discussion banale, il s’entendit répondre sur un ton badin :

« Évidemment. »

Et cette réponse simple et claire, Pandémonium avait l’étrange sentiment qu’elle n’était pas si anodine que cela. Il venait d’accepter une sorte de contrat, qui semblait cependant déjà avoir été instauré bien avant cette chasse. Par qui ? Lui-même n’aurait su le dire…

HRP: