Le temps a passé, pour le loup. Et s'il a guéri de ses blessures, il sait qu'il n'est pas encore sorti de l'Enfer. Il lui semble se souvenir, parfois, de certaines odeurs qui croisent sa route. Il lui semble les avoir déjà rencontrées par le passé, mais il était trop jeune. Il ne parvient pas à fixer les souvenirs. Alors il marche, il erre sur des terres qu'il ne connait pas, ne connait plus. Il cherche des émotions, des sensations qui autrefois lui étaient familières. Mais rien. Rien que cette colère qui a été sa seule amie, son seul moyen de survivre durant tout ce temps loin de ses semblables. Il cherche à se rappeler à quoi ressemblent les siens. A quoi lui, peut ressembler. Il n'a pas vu le reflet de sa face dans une flaque depuis des mois. Il ignore à quel point il a grandi, à quel point il a changé. Il n'est plus ce bébé de trois mois qu'on a arraché à sa famille. Il n'est plus ce petit être inoffensif qu'on a soulevé de terre, entre les pattes de son père sous morphine, et qu'on a jeté dans une cage pour le vendre comme chien de combat. Pour survivre, pour continuer d'imaginer la vie, il a appris à se prosterner devant le bipède. Il a appris à se soumettre à la force brute de ces êtres violents et sadiques. Mais aujourd'hui, le loup est seul. Complètement seul dans un monde qui le dépasse. Il ignore ce qu'il doit faire, où aller, à quelles règles obéir. Et il n'a qu'un seul réflexe lorsqu'il voit cet être, au loin. Attaquer.

Son cerveau anticipe. Tous les mouvements sont programmés dans sa tête. Chaque réaction est enregistrée, gravée au fer rouge. Ses pattes foulent le sol à une vitesse croissante, il court déjà dans sa direction. Il n'a pas une posture agressive, mais c'est ainsi que l'adversaire, dans l'arène, cherche à lui faire baisser sa garde. Il fait mine de l'ignorer, d'être prostré dans sa cage. Et pourtant l'instant d'après, ses crocs sont plantés dans la chair du loup et il ne lâche plus prise. Le loup sait, le loup se souvient. Il gronde déjà. Il est prêt à mordre. Sa gueule s'emplit d'une salive chaude et visqueuse, ses crocs semblent vibrer d'une ardeur qui leur est propre, et le loup accélère l'allure pour le rejoindre plus vite. A mesure qu'il s'approche de la créature, elle semble rapetisser. Il tente de humer l'odeur et, surpris, ne capte pas les effluves de la colère qu'il a l'habitude de reconnaître dans le pelage de ses adversaires. Non, cet ennemi-là sent le musc et les bois sauvage, la viande crue et l'assurance. L'ennemi n'a pas peur de lui. L'ennemi est sûr de son stratagème. Le loup gronde plus fort, cette fois il n'a pas le temps de hurler comme il avait pris l'habitude de le faire pour rendre fier son Dieu. De toute façon, son Dieu n'est plus là pour le regarder, pour s'extasier de sa voix, de son chant funèbre avant la mise à mort. Le loup bondit en avant et percute la créature de tout son poids. Cette fois il tuera. Il ne mourra pas.

Les corps se mêlent, les crocs claquent, les griffes lacèrent. Et, brusquement, une voix en sourdine. Une voix qui lui est étrangement familière. Un nom qu'il connait, qui le rend fébrile. Il se rappelle brutalement. Cette odeur, il la connaissait. Et pas seulement parce qu'elle a la même odeur que Tybalt, mais aussi et surtout parce qu'il la connait déjà. Il se recule vivement, elle se dégage de son étreinte et lui fait face, l'air outré.

- Sérieusement Opium !? tu m'as foutu de la bave partout! Qu'est-ce qui t'as pris !?

Opium, c'est le nom que la jeune louve lui a donné lorsqu'elle s'est aperçu qu'il ne parlait pas, la première fois. Mais ce qu'elle ignore, c'est que depuis le loup a déjà bien changé et qu'il a appris bien des choses sur ce nouveau monde. Il se racle la gorge, l'air gêné, et la regarde se nettoyer le pelage avant que, brusquement, elle se redresse pour venir claquer ses mâchoires tout près de sa truffe. Il recule vivement la tête, surpris, et la fixe dans les yeux alors qu'elle le réprimande.

- Me fais plus ça tu m'as fait peur, c'est pas comme ça qu'on dit bonjour aux gens tu sais ?

Le loup affiche un regard contrit, et laisse passer quelques secondes pour qu'Althéa cesse de lui en vouloir, puis il se prépare à lui offrir cette surprise qu'il ne lui a pas faite la dernière fois. Il se relève, s'approche tout près d'elle et la regard dans un sourire enjôleur.

- C'est que je n't'avais pas r'connue, princesse ...

Elle n'avait jamais entendu sa voix, et il se réjouit de cet effet qu'il lui fait lorsque le visage de la jeune louve montre la surprise qu'elle ressent. Il sourit un peu plus, ravi de la surprendre, et ravi d'avoir lui aussi trouvé un surnom à lui donner.

La jeune louve est décidément bien bavarde. D'abord elle se moque, puis le flatte, puis se renseigne et le flatte encore. Le loup sourit, évidemment que ça ne le laisse pas indifférent. Il n'avait jamais plu avant. En fait, aucune femelle ne s'était penché pour le regarder, il avait toujours cherché à arracher la chair et à déchiqueter les os pour vivre une soirée de plus. Alors, toutes ces nouvelles rencontres sont pour lui autant de nouvelles expériences, et il doit bien avouer que l'entendre flatter son égo lui fait un bien fou. Pour un peu, il y prendrait goût. Il la laisse continuer de parler encore quelques secondes, jusqu'à ce qu'elle semble enfin vouloir se taire. Il s'assied, inspire profondément. C'est qu'il a fait tellement de choses, depuis leur première rencontre !

- Je m'suis surtout beaucoup battu. Les habitudes ont la vie dure. Pour ce qui est du langage, je crois que je le connaissais plus ou moins. A force d'écouter, j'ai su à nouveau l'utiliser.

Il la regarde en silence. Il ne peut pas nier qu'elle est franchement jolie, comme jeune louve. Mais il y a autre chose. Quelque chose qui lui rappelle ce grand mâle fauve qu'il admire tant, et qui a sauvé sa vie.

- J'ai rencontré des loups. Tu savais qu'on vit en meute, normalement ?

Il garde un instant le silence, puis se reprend.

- Suis-je bête, bien sûr que tu sais ... C'est moi qui débarque, pas toi ...

Elle rit doucement, elle se moque mais le loup sait que ce n'est pas par méchanceté. Il sait qu'elle ne lui veut pas de mal, il le sent au fond de lui.

- Eh eh, je sais ce que c'est qu'une meute! j'ai grandis chez les Sekmets... Bon maintenant je suis coincé chez les Navniks... C'est dû au fait que ma mère, Helya soit devenue leur Alpha. Et devine quoi ? En plus d'apprendre qu'elle à trahi sa meute pour diriger une autre et qu'en plus je doive la suivre j'ai appris que mon vrai Père est Tybalt ! C'est un tueur sanguinaire ! je refuse de l'accepter !

Les Sekmets, hm ? Le loup ne s'est pas encore renseigné sur toutes ces meutes qui peuplent les terres. Il n'a fait que tourner autour de la meute Navnik, sans même savoir pourquoi. Inconsciemment, ses pattes le mènent toujours au même endroit. Il écoute tout ce que la jeune louve a à lui dire. Il a envie de soupirer, mais il s'abstient. Qu'est-ce qu'elle est bavarde ! Lorsqu'elle se tait enfin, il la regarde dans les yeux, d'un regard conciliant.

- Tu n'aime pas les Navnik ? Pourquoi haïr un père sans même le connaître ? Je donnerais tout pour avoir un père, même un tueur sanguinaire ...

Il se sent nostalgique. Oui, il donnerait tout pour avoir une famille à aimer, et à suivre. Une famille à protéger, des êtres à chérir et auxquels penser dans les meilleurs comme dans les pires moments.

- Ce n'est pas que je n'aime pas les Navniks. C'est un changement brutal, c'est tout.

Oh, alors ce n'est que ça ? Juste le besoin d'avoir du temps pour tourner la page ? Le loup ne répond pas, il réfléchit quelques secondes. Aurait-il eu besoin de temps pour changer d'histoire ? Mettre enfin un point final à sa vie chez les bipèdes ? Certainement pas. Si à l'époque l'abandon de son Dieu lui paraissait être la pire vision d'avenir qui puisse être, il sait désormais qu'il n'attendait que ça, au fond. La liberté de faire enfin ses propres choix, la possibilité de découvrir le monde par ses propres yeux et de se lier à ses semblables sans avoir besoin de les tuer pour survivre. La jeune femelle récupère rapidement l'attention du loup.

- Hey! vue que tu sais parler, je me demande si tu sais chanter ? Hurler c'est facile mais chanter c'est autre chose ! Tu as déjà essayé dis ?

Chanter ? Et chanter quoi, au juste ? Le loup a-t-il seulement essayé, un jour ? Bien sûr que non. Vous imaginez un pauvre combattant, au fond de sa cage, derrière les barreaux de métal froid, qui se mettrait à pousser la chansonnette ? Et puis quoi encore ? Il soupire. Non, il n'a jamais chanté.

- Tu peux m'apprendre, si tu as envie.

La jeune femelle ne se fait pas prier. Elle prend entre ses mâchoire un bâton, qu'elle lance devant le loup. Elle lui dit qu'il s'agit de la représentation de la discipline. Un deuxième bâton suit le premier, alors que le loup la dévisage, et celui-ci représente la force. Il regarde les deux morceaux de bois en silence, attend la suite des explications. Il réfléchit, pourquoi une bâton pour la discipline et un autre pour la force ? Va-t-elle l'entraîner ? Ici ? Maintenant ? Alors qu'elle est plus jeune que lui ? Il penche légèrement la tête sur le côté, essaie de comprendre les motivations de la jeune louve qui semble pourtant être parfaitement sûre d'elle et certaine de ce qu'elle s'apprête à faire.

- Il te faut les deux pour atteindre le haut.

Il ne comprend pas. Elle parlait de chanter, et voilà qu'elle lui demande d'escalader la dune de sable en se traînant deux bâtons ? Il hésite longtemps, jusqu'à ce que la jeune louve se mette enfin à laisser sortir les premières notes de sa douce gueule. Le loup écoute les paroles avec attrait, gravant les mots dans sa mémoire. Drôle de chanson pour chanter avec un ami, mais l'air plait bien au loup et il se met à essayer de deviner les suites lorsqu'elle commence à enchaîner le refrain. Les mots viennent difficilement, mais ils restent dans la tête du loup comme des aimants se collent au métal, et il parvient à suivre à peu près jusqu'à la fin du premier refrain. Vient enfin son tour, la jeune louve l'invite à essayer un solo' qu'il tente timidement d'abord, avant d'entonner à pleine voix.

Les jours passent et les Chiens ne sont plus très loin !
Marche sur le chemin
Tu vivra demain
Tu n'sera jamais vaillante et forte
Comme une louve, pars donc loin d'là
Je ne peux, faire de toi un soldat

Il sourit, s'adresse à elle comme elle s'est adressé à lui. Il se moque gentiment, puis attrape les bâton dans sa gueule et commence à gravir la dune avec difficulté, mais sans jamais lâcher aucun des deux puisqu'ils semblaient si importants aux yeux de la femelle. Et puis, le refrain revient, et cette fois il sait quoi dire. Il n'hésite plus, mais il lâche ses prises pour chanter clairement. Il cesse son ascension le temps des deux couplets, il la reprendra juste après.

Comme un loup
Sois plus violent que les coups des humains
Comme un loup
Sois plus puissant que leurs armes aux poings
Comme un loup
Sois plus ardent que le feu des forêts
Secret comme les gardiens de la liberté

Comme un loup
Sois plus violent que les coups des humains
Comme un loup
Sois plus puissant que leurs armes aux poings
Comme un loup
Sois plus ardent que le feu des forêts
Secret comme les gardiens de la liberté

Elle chante avec lui, n'hésite pas une seconde, ne trébuche sur aucun des mots. Comme s'ils avaient répété des années cette chanson. Et lorsque les derniers mots résonnent sur la dune, le loup lui saute doucement dessus et la fait basculer, pour rouler avec elle dans le sable en riant aux éclats.

Ils atterrissent en bas de la dune l'un contre l'autre, et là, tout contre elle, plus rien ne compte. Il se sent comme renaître et, même si elle a pris la défense de ces morveux qui ont ennuyé celle que lui a protégé, il ne parvient pas à lui en vouloir. Peut-être voit-il plus loin que ce simple désaccord. Et puis, en y repensant, elle n'a pas attaqué la jeune femelle immaculée. Elle a seulement pris le parti des crétins. Peut-être ne savait-elle pas, ce jour-là, qu'ils étaient en tort. Peu lui importe aujourd'hui, il aime être là à ses côtés, sans plus avoir à penser à son passé perdu ou son avenir incertain. Il aimerait passer des heures ainsi, à se rouler dans le sable avec elle, sans avoir aucune responsabilité. Il se relève finalement, cessant doucement de rire, et se secoue vivement pour se débarrasser du sable qui encombre son pelage brun.

- Tu devrais rejoindre les tiens. Si on nous voit ...

Mais, au fond, le loup se promet qu'il la retrouvera. Il reviendra ici, et il reviendra la chercher pour passer encore du temps avec elle.