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Le mâle blanc avait cessé de supporter toute la journée l'odeur du marais dès qu'il était devenu en matière de chasse d'une banalité affligeante. Puisqu'il fallait toujours chercher à attraper quelque chose et que la baisse du rendu du marécage ne le dispensait pas de se nourrir, autant faire ça dans un endroit un peu mieux. En tous cas, en évitant de se mouiller les pattes sans cesse en tombant dans l'eau. Il n'avait pas trop hésité avant de prendre les derniers restes de sa tanière très provisoire, de les manger et de repartir. Sans attaches, sans endroit fixe. Il préférait cette vie-là, largement.

Il n'aurait su dire si il avait choisi sciemment la ville en ruine ou s'il était s'y était arrêté en pleine pérégrination. Il espérait tout juste ne tomber sur personne ce jour-là. Evidemment, la verdure et les actions bénéfiques humaines n'avaient pas duré longtemps avant qu'un nouveau malheur ne vienne les menacer. Ç'aurait été trop facile. Maintenant, c'était une foutue maladie qui allait à nouveau les empêcher de mener leur vie. Et comble de malheurs les traqueurs s'en mêlaient. Absolument génial. Au moins, cette inquiétante maladie lui donnait une bonne raison de se tenir à distance respectable de ses congénères et des hommes. Et des chiens. Ca n'empêchait qu'il finisse lui aussi par être contaminé, ce qui était une possibilité assez peu enviable. Mieux valait se tenir loin de tout ça, et se concentrer sur le présent.
Le solitaire posa sa truffe au sol, quêtant son dîner.

Aussitôt était-il arrivé qu'il se lança dans sa traque. Il n'allait sûrement pas chômer sous prétexte que la chasse avait été bonne dernièrement. Il fallait qu'il pense à aujourd'hui au lieu de se reposer sur le passé, d'autant plus qu'il n'avait plus aucune réserve désormais. L'endroit semblait bel et bien désert; point positif dans le sens où il n'aurait pas à craindre de rencontre avec un de ses congénères, point négatif dans celui où il n'avait rien à se mettre sous la dent. Et qu'il commençait à avoir faim, à fureter en tous sens dans les débris de la ville abandonnée. Il y avait bien quelques très rares traces ici et là, mais rien de plus. Trop anciennes pour prendre la peine de les suivre.
Mais il ne comptait pas abandonner aussi facilement.

“Je n'étais pas sorti depuis un bon moment. A vrai dire, depuis la mort de deux de mes frères et soeurs à cause d'un gigantesque animal couvert de fourrure qui avait brisé sans effort la colonne vertébrale d'une partie de ma fratrie - et j'appris par l'occasion ce qu'était un loup et le danger qu'il représentait. Nous étions six, à la naissance. Les rats sont une espèce prolifique, même si nous ne sommes pas aussi nombreux qu'avant la guerre. Comme nous le racontèrent les autres rats, témoignages des aïeux de leurs aïeux (de leurs aïeux). Quoique, les cadavres sont relativement nombreux. C'était déjà ça de pris. Avec mon frère, nous sommes les seuls survivants des six petits nés de ma mère. Je suis le plus gros des deux; je n'ai jamais hésité à le pousser pour atteindre en premier la nourriture. Ni le priver pour que moi je mange à ma faim. Je suis ce qu'on pourrai dire égoïste. Oui c'est ça, je suis d'un égoïsme et d'un ego assez développés. Après tout, je suis quand même le futur unique survivant de six petits en bonne santé, car il ne fait aucun doute que mon cadet mourra dans peu de temps. Enfin, revenons à ce que je fais.

Je devenais assez grand et de moins en moins dépendant de ma mère pour me nourrir. Ce qui posait le problème que je devais retourner dans le monde hostile du dehors pour trouver ma pitance. Le monde est dur, dehors. La nourriture, abominablement rare. Cela faisait deux bonnes heures que je la cherchais quand cette odeur m'avertir. Danger, tout près. Je tournais la tête assez vite pour voir à une dizaine de mètres un animal blanc, décharné, au pelage sale et négligé, et surtout voir la bave dégouliner de longs crocs jaunis. Une vision d'horreur qui par réflexe, avait envoyé mes pattes en avant pour courir pour sauver ma vie. Je ne pouvais pas mourir. Pas maintenant! Je me faufilais dans un trou, au milieu d'un mur à demi écroulé. Peut-être que ça me sauvera. Mais non. Le monstre est toujours là, tellement maigre et occupé à me poursuivre qu'il contourne le mur le plus vite possible pour me rattraper quand même. Dans un couinement pathétique, je reprends ma course folle, les yeux agrandis par la peur. A force de virages et de sprints, je remarque à peine à cause de la fatigue que je ne reconnaîs même plus l'endroit. C'était une partie de la ville que je n'avais jamais exploré jusqu'alors. C'est ce qui me perdis.

Le choc avec la pierre troubla tous mes sens, et, sonné, je tentais désespérément de me relever. Le loup arrivait à toute allure, haletant et visiblement lui aussi épuisé. Le bruit sourd de ses pattes sur le sol résonnait dans mon crâne douloureux. Un dernier son? La cacophonie de mes os brisés. Une dernière sensation? La douleur qui fit tressauter pour la dernière fois tout mon corps amaigri et à bout de forces. Une dernière vision? Un gouffre noir, dans lequel mon propre sang coulait, et la dernière pensée que mon corps aussi serai destiné à disparaître englouti, déchiquetté par les crocs du lupin.”

Il se lécha les babines pour en retirer le sang du rat qui commençait à sécher. Son estomac était calé cette fois, mais pas pour longtemps. C'est l'optique de recommencer à subir la faim qui le motiva à repartir. Fouinant, farfouillant et cherchant, mais ne trouvant rien de plus ce jour-là. Grondant de dépit, le mâle blanc rebroussa chemin, le soleil déclinant, en quête d'un abri où passer la nuit.

Le solitaire grommela quand le soleil, par une trouée dans les menaçants nuages noirs perchés dans le ciel, finit par le réveiller. Il aurait bien voulu dormir plus. Mais la faim était revenue et il savait qu'il ne retrouverai pas le sommeil tant qu'il n'aurait pas quelque chose au creux du ventre.

Aussitôt fut-il dehors qu'il huma les odeurs environnantes et se mit ainsi en devoir de se rassasier. La vie de solitaire n'était vraiment pas à envier. Ses oreilles tournaient autour de son crâne comme deux radars. Pourtant, ce jour-là n'était pas un très bon jour. Il avait beau tourner en rond, fouiller le moindre recoin et se figer à chaque bruit aussi minime fut-il, rien ne se montrait. Du moins...

Du moins pas pour l'instant.

Toute sa frustration s'évapora quand un pigeon se posa à une vingtaine de mètres de lui. L'inconscient. Il n'avait pas idée du danger que représentait le prédateur affamé qu'il était, ou juste ne l'avait-il pas vu. Le solitaire ne comptait pas le lui demander. De toute façon, il s'en foutait; il n'y avait qu'une chose qui l'intéressait à ce moment précis et c'était d'arracher la gorge de cette bestiole.

Son impulsivité lui valut un grondement, presque aboi, courroucé en direction du volatile qui s'enfuyait. Il avait sauté beaucoup trop tôt. Il se gifla mentalement, se reprochant sa spontaniété. Ce jour-là était un jour inutile. Rien trouvé. Bien dommage.

Ce jour était vraiment inutile.

Le solitaire poussa un glapissement quand le fil de métal claqua sur le bout de son museau écorché. Un PIEGE A RAT. Il s'était pris dans un PIEGE A RAT. Attiré par une odeur de carcasse dans un trou, et il avait manqué de prudence. Grondant et couinant, le mâle secoua sa tête en tous sens pour se débarasser de l'entrave. Avec ça, il en avait oublié la charogne; lui importait seul de retirer ce machin de sa truffe. Le bout de bois poussiéreux grinçait à chaque mouvement du blanc. Tantôt le traînant sur la terre sèche, tantôt le faisant virevolter dans les airs, il se força à se calmer. Se contorsionnant pour l'atteindre avec ses pattes, il appuya dessus aussi fort qu'il le pouvait, tirant sur le même coup en sens inverse. Dans un crissement métallique et un dernier grognement de douleur, l'objet céda et lâcha enfin le loup.

Lot de consolation pour cette journée à s'ennuyer ferme et à tout rater; il revint près de l'endroit où il l'avait trouvé et planta ses crocs dans le lapin mort qui s'y trouvait. Il n'avait pas l'air bien vieux. De toute façon, il n'avait que ça à manger et il avait bien trop faim. Le solitaire attrapa fermement une patte et entreprit de le ramener dans son trou tempororaire.

Un lapin. C'était tout ce qu'il avait réussi à traquer lors de sa dernière chasse. Enfin traquer; disons qu'il avait affronté un piège à rat particulièrement coriace avant de le sortir d'un trou et de le ramener. Ce dont il était sûr, c'était que ce n'était pas ça qui allait lui tenir au ventre longtemps. Il avait pris soin de le recouvrir de terre pour en masquer l'odeur et il était reparti après un moment de sommeil, histoire de récupérer.

La lune était haute dans le ciel, entamant sa descente pour laisser place au soleil. L'aube était encore loin, cela dit. Le blanc se fichait bien de l'heure qu'il était, tant qu'il n'était pas trop écroulé pour aller chasser, même si son pelage blanc se fondait moyennement bien dans les ombres du soir. Enfin, il avait quand même une chance de trouver une carcasse, admettant tout de même que ça n'était pas la meilleure des nourritures - c'en restait de la viande et il ne comptait pas abandonner derrière lui une belle carcasse qu'il aurait sans le moindre effort. Sauf celui de la traîner. Bref.

Le mâle laissa ses pattes le promener au milieu des décombres et des bâtiments à demi écroulés. L'endroit était lugubre, en pleine nuit, faiblement éclairé par l'astre de nuit. Une odeur flotta quelques instants à portée de son museau à l'affut; et en toute logique, il la suivit. Un pigeon dormait, à quelques mètres du sol, sous une alcôve perchée au sommet d'un tas de débris. Il se lécha les babines. Qu'il avait l'air bon ce piaf. Posant précautionnesement ses pattes pour tenter de faire le moins de bruit possible, le solitaire entreprit de gravir l'éboulis. Quelques mètres. Quelques dixièmes de mètres. Quelques centimètres...

Sa mâchoire se referma sur l'aile du volatile. Il avait tenté d'attraper, en vain, la nuque du pigeon; il s'était réveillé un peu trop tôt pour le prédateur qui n'avait pas eu sa cible initiale. Pourtant, le voilà quand même entravé sérieusement, vu qu'il ne disposait pas de fuite possible. Le combat fut bref mais violent. Le pigeon se débattait à coup de becs, de serres et de son aile valide, le prédateur secouait en tous sens l'oiseau pour l'assommer ou aggraver sa blessure dans un tourbillon de plumes. Mais, risquant sa proie certes, le solitaire lâcha sa prise pour transpercer la gorge du pigeon. La lutte cessa. Il n'attendit pas plus et disparut, dégringolant la pente de cailloux, salivant à l'idée de son futur repas.

Le bruit de la lutte, cela dit, avait effrayé toute autre proie alentours; et il était déjà suffisamment épuisé de sa longue marche dans la ville en ruines pour y retourner. Il ne trouva rien de plus, se contentant du pigeon comme seule prise cette fois-ci.

Un jour de plus; un jour de plus à fouiller entre les décombres calcinés et empoussiérés. La nature avait peut-être repris ses droits ailleurs, mais ici, elle n'avait eu qu'une faible action, c'était une chose. Le solitaire huma l'air; rien. Il grommela un juron. Son ventre éternellement insatisfait grognait autant au moins que lui.
Mais il ne s'arrêterai pas là.

Il se crispa.

Une odeur avait jailli, se faufilant et flottant dans l'air moite ambiant. Ou plutôt, une puanteur. Une infection odorante, qui n'annonçait qu'une chose: danger imminent. Danger à combattre et éliminer.

Le solitaire fit volte face et recula à temps pour esquiver les crocs du chien devant lui. Il était maigre - presque plus que lui - et surtout, vieux. Maigre et vieux. Et un peu plus petit que lui. Les machoîres claquèrent dans le vide mais cette fois du côté du lupin. Il avait encore des réflexes, le vieillard. Le blanc recula, se faufilant vivement vers son flanc et réussissant ce coup-ci à l'entailler. Il fut surpris que ses canines déchirent si facilement la peau, sans pelage pour la protéger, avant de comprendre que c'était une ancienne blessure qu'il avait rouverte. Il fit un pas en arrière, sentant le souffle du canin sur son museau; raté, cette fois-ci. Le sang perlait en quelques gouttes le long de l'estafilade. Pas suffisant pour le tuer. Il recommença son attaque, plus fructueux, en mordant à pleines dents dans l'épaule du chien.

Sauf qu'il s'attendait à ça, et quand le loup vint à lui, il mordit à son tour. Il ne trouva pas de prise correcte, laissant une trace rougie sur la joue de son cousin. Les deux adversaires se lâchèrent, haletants; le solitaire serra les crocs de fureur. Sale vermine. Méritait juste d'être bouffée par les rats. L'affrontement se poursuivait; l'un comme l'autre giflait des crocs et cherchait la faille où s'engouffrer pour infliger une nouvelle blessure.

Le lupin, cette fois, triompha du vieux chien. Saignant de l'épaule, du flanc, d'une oreille et de la croupe, il finit par attaquer tête penchée, mouvement au désespoir; et le solitaire s'agrippa fermement à cette nuque offerte, secouant en tous sens pour tenter de l'endommager, voire de la briser. Il n'eut pas la force de faire ce genre de dégâts, mais quand il lâcha le canidé et qu'il heurta le sol, ce dernier ne se releva pas. Il fixa d'un air dédaigneux mais satisfait le chien agonisant à ses pattes, prenant peu cure de ses propres blessures, bien moins nombreuses que celles du presque cadavre. Finissant par s'asseoir devant le spectacle macabre qui lui était offert, puis lassé de cette attente le prédateur mordit plus profondément dans le cou du chien qui perdit toute résistance. Sans lâcher sa prise, il entreprit de le traîner.

Il n'avait aucune honte ou aucune compassion à manger le cadavre d'un canidé si apparenté à lui. C'était de la bouffe, et il ne comptait pas laisser ça derrière lui comme ça.

Il était relativement frustré, la veille, d'être tombé sur un chien errant. Un chien égal des chances d'en avoir d'autres égal gibier qui fuit, ce qui en soit n'était franchement pas enviable.Il avait établi son coin par ici et devoir s'en aller n'était pas une excellente idée. L'endroit était moins rentable que le Marais au temps de l'action des hommes, mais pas si mauvais non plus. Le solitaire était tiraillé par deux courants, les deux guidés par la prudence.

Il fit un bond en arrière quand un lièvre déboula d'un trou percé dans un mur brunâtre. Ses instincts prirent le relais; une demi-seconde plus tard, ses pattes maigres s'agrippaient au sol pour envoyer le reste de son corps à la poursuite de la proie. En temps normal, le lagomorphe n'aurai pas manqué de semer le lupin à la course, nettement avantagé sur ce terrain-là. Le prédateur était prêt à renoncer quand une gouttelette de sang sortie d'on-ne-sait où dansa quelques instants dans les airs à quelques centimètres de son museau avant de s'y écraser. Le lièvre. La patte du lièvre. Il fixa la proie boitillante avec avidité. Il avait une chance, finalement.

Chance qu'il eut tôt faire de saisir, se débattant quelques instants avec l'animal blessé avant de réussir à l'achever. Le sang maculait son museau blanc, et il passa sa langue sur ses poils durcis pour l'en retirer. Il fixa le cadavre du lièvre avec satisfaction: le cabot n'avait donc pas entièrement chassé les proies de l'endroit.

Ou du moins, il en restait un minimum.

Il eut beau continuer à chercher, farfouiller, retourner la ville entière ce jour-là, le lièvre fut sa seule prise.

Il avançait depuis deux bonnes heures. Il avançait depuis deux bonnes heures quand l'odeur avait titillé son museau. Une odeur de proie, ça ne faisait aucun doute. Mais sitôt avait-il risqué ses crocs près du hérisson que quelques gouttes rouges avaient perlé dans sa gueule en y imprimant un sale goût métallique. Le petit animal n'avait pas tardé à se réfugier dans son trou, hors de sa portée.

Où était le rapport alors? Le solitaire attendait, la patte tendue et immobile à quelques centimètres au dessus d'un empilement assez conséquents de cailloux. Juste derrière, se cachait le hérisson dans un vieux tuyau assez large pour l'abriter. L'idée des humains lui avait donné un plan: tuer ou tout du moins assommer le fichu insectivore avec toute cette caillasse. Rien que d'y penser lui semblait la plus drôle des armes existantes, mais puisque les hommes s'étaient élevés autant avec ce genre de techniques...

Enfin à quel prix.

Il se crispa quand un museau humide jaillit de la roche. Pas encore. L'insectivore risqua une patte. Une autre. Il campa fermement ses propres membres dans le sol et les pierres, Il n'avait le droit qu'à une seule tentative. Après ça, le hérisson serai bien trop méfiant pour ressortir avant un bon bout de temps, et il n'avait pas forcément envie d'y passer la journée non plus. Les piquants de sa proie griffèrent quelques pierres sur son passage.

Le fracas de l'éboulement provoqué par ses efforts résonna sur les murs de la demi-pièce où il se trouvait, masquant presque entièrement le couinement d'agonie du petit animal prisonnier de l'écroulement. Restait un second problème: avoir quelque chose à manger. Après tout, ça n'était pas juste le tuer, c'était de le manger, ce hérisson. Il glissa une de ses pattes maigres dans un interstice et poussa, les muscles bandés pour dégager la pierre concernée. Pelletant de la terre, ahanant sous l'effort et faisant rouler les autres débris de sorte à atteindre le hérisson.

Ce fut triomphant qu'il parvint à extraire le cadavre de sa proie, repartant avec vivement comme s'il craignait qu'on voulait lui la voler. Ca n'était pas entièrement faux.

Mais le prochain être vivant qu'il rencontra fut plus préoccupé par l'idée de s'enfuir que de lui voler le hérisson. Cet être était un faisan, et même, un faisan à l'aile endommagée. Chute de pierres, prédateur? Il n'en savait rien et ne cherchait pas forcément à savoir. Ce quil cherchait, c'était à l'attraper, et oubliant toute prudence il laissa tomber le corps du hérisson sur le sol poussiéreux, bondissant vers l'oiseau entravé. Le volatile lui aussi se mit à courir, mais même si pour une créature du ciel le faisan était un rapide sur la terre, ça n'était pas assez pour distancer le lupin qui rongeait les quelques mètres qui les séparaient.

Redoublant l'allure, s'équilibrant de son aile valide, menacer l'autre d'un coup de griffe ou de bec, rien n'y fit; et un court moment s'écoula avant qu'il ne cherche à transporter à la fois le cadavre de l'oiseau et de l'insectivore, malgré les piquants du dernier.

Couinement rageur.

Grondement menaçant.

Le solitaire faisait face, le poil hérissé et les crocs dévoilés, à une proie autant qu'à un prédateur. Le raton laveur perché sur un tronc calciné penché, lui, cherchait une issue. Il était dans un cul-de-sac, entre deux batiments en ruines et bloqué par un épais mur fissuré - pas assez pour l'escalader, ou du moins pas avant que le loup ne lui saute dessus. Espérant faiblement l'impressionner, il agitait sa queue touffue. C'était sous-estimer le solitaire. La faim était la meilleure façon de le motiver, et il ne comptait pas s'arrêter face à sa proie juste parce qu'elle se faisait plus grande.

Finalement, au bout d'un bon temps d'attente, le plus petit des deux bondit à terre et, misant tout ou rien, se glissa lestement à droite du lupin. S'il avait choisi la gauche, peut-être aurait-il été sauvé? Il n'en savait rien. Il y avait trop peu de chances de réussites. Le raton couina quand les crocs de son prédateur perforènt la peau de sa croupe, et se retourna en piaillant, décochant un coup de griffe pour lui faire lâcher prise. Il tressaillit quand la petite patte entailla son museau, faisant perler une gouttelette de sang sur le sol, envoyant dans le même élan la boule de poils gris contre un des murs. Il revint à la charge: ses pattes bloquèrent sous elles la queue annelée du raton laveur.

Les griffes d'un loup n'étaient pas faites pour être utilisées très souvent; pourtant, il sentit la peau se strier de rayures écarlates quand la proie se débattit et tira sur sa queue prisonnière. Avec un sourire de satisfaction, il attrapa l'échine du petit carnassier et serra, serra et secoua pour déchirer et briser. A force d'efforts et de morsures, la colonne vertébrale du raton laveur se brisa dans un bruit d'os; et, sans relâcher sa prise, il entreprit de ramener son repas du jour.

A mi-chemin, ou un peu plus, il s'arrêta de nouveau. Odeur alléchante, même si elle était à ce qu'il sentait plutôt éventée: un faisan. Intrigué, et surtout fort intéressé par cette nouvelle aubaine, le solitaire lâcha le raton laveur et renifla alentours; il finit par localiser un gros tas de brindilles à même le sol, dans une petite cavité inacessible à son museau. Un globe blanc, légèrement empoussiéré et presque prêt à éclore, y trônait dans un recoin garni de mousse brunâtre et . La salive lui vint à la gueule, et, prudemment pour ne pas l'écraser, il tenta d'écarter les débris qui l'entouraient. Plus d'une fois il dut en retenir un pour ne pas perdre son butin, et plus d'une fois il tenta à nouveau de l'attraper.

Haletant, le solitaire finit par triompher de la cachette de l'oeuf de faisan. De toute façon, il n'aurait pas survécu, absolument pas: sans parents, et puis quoi encore? Perçant dans la fine coquille des trous par ses crocs, et en extirpant le poussin quasiment éclot, il mangea en quelques bouchées sa trouvaille, avant de reprendre sa proie précédente et de reprendre son chemin.