C'est un nouveau jour qui se lève, le quatrième d'une longue lignée pour le loup. Dans cette aube grisâtre il s'étire, il a dormi quelques heures après sa dernière chasse et sent maintenant la faim le tenailler. A mesure que les heures passent et que les jours défilent, le loup se perfectionne, progresse. Mais il est toujours aussi seul, et toujours aussi incapable de traquer des gibier de plus de quelques kilos à chaque fois. Il ne peut pas se permettre de laisser une opportunité lui passer sous la truffe. Aussi, il se rappelle Pandémonium, et leur aventure chez les Navniks. Il ne regrette pas d'avoir volé leurs réserves. Il a passé un moment exceptionnel avec Pandémonium, et il a dégusté un repas succulent. Mais il est faim à nouveau, et Pandémonium n'est pas là pour lui dire quoi faire. Alors, le loup prend une initiative pour la première fois. Il se lève, s'ébroue pour se réveiller une bonne fois, et s'enfonce dans les bois en traquant les moindres pistes de fumets frais, à la recherche d'une cache où n'importe qui pourrait avoir caché de la nourriture. Il sent une odeur fort intéressante, et puissante. Il parcourt les kilomètres sans s'inquiéter d'être vu ou suivi, et avale la distance comme une lampée d'eau. Peu importe d'où il vient, l'odeur de la nourriture est trop fort pour qu'il la laisse passer. Il rejoint une terre qu'il n'avait jamais foulée, et vu les effluves de marquages, c'est la terre d'une meute.

Malgré la présence certaine d'une meute dans les parages, il ne lâche pas sa piste. Il s'avance, mais se fait plus discret. Pandémonium a dit que personne ne devait le voir. Alors il se fait plus discret qu'au départ, s'efforce de se fondre dans le décor. Il n'est pas sûr de ce qu'il fait, ne sait même pas s'il pourra s'approcher assez de la nourriture pour voler quelque chose et aller le manger plus loin. D'ailleurs, l'endroit semble tellement loin dans le territoire, qu'il ne sait même pas s'il pourra sortir de là une fois qu'il aura terminé ses méfaits. Il avance jusqu'à un lieu bétonné qui lui fait repenser aux bipèdes, se demande un moment s'il s'agit d'un hangar avec d'autres chiens de combats dedans. Pendant quelques secondes il hésite, il se dit que peut-être l'odeur de mort n'est pas celle de la nourriture, mais celle des perdants de l'arène. Et s'il était tombé dans un piège tendu par les humains ? Non. Trop d'odeurs de loups ici. Il marche encore quelques mètres, disparaît dans l'obscurité et s'enfonce dans le dédale sombre. Il se guide à l'odorat, ne se sert de ses yeux que pour éviter de percuter les parois de béton. Et il y arrive, à leur réserve de nourriture. Pris par la fierté, il jure qu'il devra vite trouver Pandémonium pour lui raconter cette nouvelle aventure, comment il a pu voler de la nourriture à la truffe et au menton d'une meute toute entière, et tout seul en plus de ça !

Il regarde les proies par dizaines se superposer les unes aux autres. Hm ... Cette odeur de charogne est un véritable délice, et il emplit l'estomac du loup d'une multitude de gargouillis bruyants. C'est qu'il a vraiment faim, même s'il a mangé la veille. Il ne dira pas non à un nouveau repas, d'autant qu'il ignore toujours combien de temps durera le jeun lorsqu'il commence à manquer de chance à la chasse. Il ne peut jamais savoir à l'avance combien de jours passeront avant qu'il ne puisse à nouveau planter ses crocs dans la chair et la déchirer pour l'avaler. L'idée seule le fait saliver, il détaille les proies les unes après les autres, fait son choix. Pandémonium était plus détendu que ça, la dernière fois. Il doit avoir un peu de temps. Et puis, ici dans l'obscurité, personne ne le remarquera de l'extérieur. Et il est certain de ne pas avoir été suivi jusque là. Alors il prend son temps, renifle, choisi un met de choix.

- Tu n'es pas à ta place ici petit.

Le loup sursaute, se retourne vivement. Un loup brun, un mâle adulte d'une carrure qui ne lui donne aucune envie de défiance. Pandémonium a oublié de lui dire comment réagir dans une telle situation, et le loup se sent quelque peu dépassé par les évènements. Pourtant il reste là, parfaitement immobile, les oreilles dressées dans la direction de l'autre mâle. Doit-il lui sauter dessus comme Maledictus lui a appris ?A-t-il une chance d'atteindre le point d'attaque qui lui permettra de gagner de précieuses secondes pour se faufiler dans les galeries et disparaître à l'extérieur avec une proie en gueule ? Mais là-haut, d'autres loups n'attendent-ils pas ? Quelle est la mesure du risque ? Comment savoir ce qu'il doit faire alors que personne n'est là pour le diriger, lui donner un ordre ? Le loup laisse les secondes filer, il cherche à analyser la situation comme Pandémonium l'aurait fait à sa place.

- Tu ferais mieux de partir.

Une menace. Le loup prend mal ces paroles. Il sait qu'il est en tort, il sait qu'il ne devrait pas se plaindre et se soumettre à cette autorité. Mais c'est plus fort que lui, on l'a dressé pour attaquer et tuer. Il ne peut pas laisser la faim le tenailler, et ensuite se laisser dominer par un inconnu sans au moins essayer de réagir. Par instinct, il montre les crocs et plaque les oreilles sur son crâne. Un doux grognement naît dans ses entrailles pour remonter dans sa gorge et se changement en un grondement sourd. Oui il va partir, mais pas sans une proie. Et s'il doit se battre pour ça, il le fera. Sans l'ombre d'une hésitation. Il ignore le nombre de loups dans cette meute. Mais il y a forcément bien une proie pour lui dans cette réserve. Après tout ce qu'il a traversé, il a le droit de voler un groupe ou deux pour survivre en attendant de retrouver un chemin à suivre, une route à emprunter.

- Manger.

- Je le répète. Va t-en.

Les dents du loup n'impressionnent pas le mâle adulte. Pourtant il ne les recouvre pas. L'autre se met en position, prêt à parer un coup et, probablement, à le rendre. Le loup s'arme de patience, reste droit comme un I, les oreilles plaquées contre son crâne et les crocs à découvert. Il gronde désormais avec plus d'ardeur, il réalise qu'il déteste entendre l'adulte lui donner des ordres. Peut-être se découvre-t-il une loyauté indéfectible, et que cette loyauté n'est pas envers ce loup de meute qu'il ne connait pas. Peut-être qu'au fond, sa fidélité va déjà à quelqu'un d'autre, et que ce quelqu'un attend patiemment de la voir revenir à lui. Un jour, le loup saura tout ça. Il saura quel chemin emprunter et pourquoi le suivre. Il saura dans les traces de qui il devra marcher, et il le fera par respect et par loyauté. Pas pour éviter de prendre de nouveaux coups dans les flancs. Oui, le loup a une vie qui l'attend, et elle vient à lui petit à petit.

Campé sur ses pattes, le loup le toise de longues secondes. Il réfléchit, il n'est pas certain de ce qu'il s'apprête à faire et, d'ailleurs, il est sûr au fond de lui, que c'est une énorme erreur. Une voix lui chuchote de cesser, d'accepter la défaite et de partir parce que c'est juste, ainsi. Mais la justice n'est plus l'alliée du loup, si elle a un jour fait partie de sa vie. Aujourd'hui il veut manger, et il est hors de question que son honneur entre en ligne de compte, alors qu'il sait très bien où se finira sa vie s'il ne se nourrit pas. Hors de question qu'un étranger l'empêche de survivre. Pas avant qu'il ait retrouvé ce qu'on lui a retiré. Pas avant qu'il ait enfin repris possession de ses souvenirs, de son existence initiale. Parce qu'il sait. Il sent au fond de lui qu'il n'a pas toutes les informations, qu'il lui manque les données cruciales de sa vie. Et un jour, oui un jour, il reprendra tout ce qui lui revient de droit.

Il bondit. Ses crocs claquent, ses pattes se tendent et ses muscles se contractent. Il atterrit lourdement sur son adversaire qui pare avec efficacité, mais il revient à la charge et mord la chair de l'autre. Il emmêle son corps au sien, mélange leurs pelages et transmet sa propre saleté à l'autre individu. Un jour il se lavera de sa vie de loup de combat. En attendant ce jour il salira de ses crocs tous les loups qui se mettront en travers de son chemin. Il plante ses griffes dans la peau de l'autre, laboure comme il peut. Mais il comprend rapidement qu'il n'aura pas l'avantage. Il essaie de se concentrer, seulement la faim et la colère l'aveuglent, il peine à garder l'esprit clair. Ses crocs déchirent quelque chose de tendre, il espère que c'est la peau de l'autre. Il espère le faire souffrir, le fatiguer en le blessant. Il espère le casser en douceur, l'épuiser pour abattre sur sa gorge ses crocs meurtriers.

Le loup mord. Le loup arrache des touffes de poils en visant la chair. Il agrippe la peau en essayant de la déchirer pour sentir le sang couler dans sa gorge. Mais la cuirasse de son ennemi est épaisse, et même si cette fois il a le droit de faire souffrir, il ne parvient pas à blesser autant qu'il le voudrait. L'autre réplique, lui balances des coups de pattes et de dents si violents que le loup cille à plusieurs reprises. Il reprend son équilibre, bondit de part et d'autre pour tenter d'atteindre son adversaire. Il se remémore toutes les techniques de combat qu'il a apprises dans l'arène, mais rien ne semble faire autant effet sur le loup que dans les hangars. Les chiens étaient plus hargneux, moins réfléchis. Ils tapaient vite et fort, ne pensaient jamais à monter leur garde et à se concentrer pour parer les coups. Mais cette fois, le loup se bat contre un animal de sa carrure et de sa stature. Il est a égalité en terme de gabarit, et les coups sont encore plus dangereux que dans l'arène.

Si bien qu'au bout de quelques minutes, le loup s'étale dans les cadavres, dans un bruit de craquements d'os. Lorsqu'il détourne les yeux des morts pour retrouver son ennemi, ce dernier fond sur lui. Il n'a pas le temps d'esquiver, ni de se redresser. Les monceaux de corps l'empêchent de reprendre un équilibre assez rapidement. L'autre lui arrache des cris de douleurs en éraflant profondément sa peau, puis le secoue si brutalement que la tête du loup heurte le sol. Sifflement strident aux oreilles, puis le noir. Et le froid. Un froid brutal, un besoin irrépressible de se secouer, de trembler pour maintenir la température corporelle. Il se redresse en sursaut, s'ébroue pour dégager l'eau de son corps trempé. Il lance un regard d'abord inquisiteur autour de lui, puis furieux lorsqu'il découvre son ennemi et se rappelle.

- Je ne t'avertirai pas deux fois. Notre cave n'est pas faite pour les solitaires. Si tu décides que tu as quelque chose à nous apporter, alors rejoins les Esobeks et nous t'aideront à te nourrir. En attendant, apprend à te servir de tes propres capacités pour chasser seul le gibier. Ces terres en sont peuplées. Démerde toi un peu seul pour voir.

Il se retourne, déjà prêt à partir. Comme si le loup n'était pas un danger. Comme si le loup était un louvard inoffensif, à qui l'on peut tourner le dos.

- Si tu te sens vraiment seul et affamé, demande de l'aide.

Le loup lui crache au visage, le regard fou de colère. Lui, ne pas se débrouiller seul ? Mais qu'est-ce qu'il croit, ce lourdaud de loup de meute ? Que chasser trois rats par-ci par-là suffit à nourrir un loup ? Que seul, le loup a une moindre chance d'attraper un gibier plus gros qu'un lièvre ? Et quoi encore ? Rejoindre une meute ? Plutôt mourir alors qu'elles ne font que s'entre-tuer pour des histoires qui n'ont pas le moindre sens pour lui. Il offre ses services certes, mais certainement pas pour risquer de se faire tuer au nom d'un groupe instable aux intentions imprécises. Tout ce qu'il veut, c'est survivre. Et s'il doit se comporter en opportuniste quelques fois pour ça, il n'hésitera certainement pas à recommencer quand l'occasion se présentera. Et demander de l'aide encore moins. C'est à lui qu'on demande de l'aide, pas le contraire. C'est lui le mercenaire. Alors, puisqu'il doit encaisser cette défaite de plus, il se relève complètement et, s'ébrouant brutalement pour éclabousser son pelage, il se prépare au départ. Un de perdu, dix de retrouvés, n'est-ce pas ?