Souffle acide du vent, larmes brulantes du ciel. Le monde ne ressemble plus aux paysages d'autrefois. Les cataclysmes ont frappé, des colonnes de flammes et de fumées se sont élevées sur l'horizon. La guerre. La guerre des hommes. Et nous, les loups n'avons eu d'autres choix que de fuir. Nombreux furent nos congénères emportés. Nous traversâmes les plaines cabossées, les forêts de cendres, poursuivis par la faim, traqués par la mort.
Notre salut, nous le devions malheureusement à ceux qui avaient provoqué notre malheur.
Je sais bien. Je sais bien que je n'ai aucune chance dans cette forêt ! Tous les chasseurs y vont ! La moindre proie sera dur à trouver. Mais en même temps, je n'allais pas me risquer dans les territoires neutres. Non, non, pas pour l'instant. Les proies seraient plus compliquées à attraper et pire, je pourrais tomber sur un loup solitaire !
Il vaut mieux rester ici. Dans son territoire. Oui. C'est la meilleure décision.
Farend tournait en rond à la limite de la forêt charbonneuse, parlant à lui-même. Puis au bout de quelques instants, il s’engouffra dedans, sautillant d'enthousiasme. Tout en continuant sa route, il tournait la tête dans tous les sens pour couvrir un maximum de terrain, comme cela pendant une heure. Puis il fit une pause. Le jeune chasseur s'allongea sur le sol - toujours sous le vent -, et colla son oreille gauche contre les feuilles mortes recouvrant le sol, s'immobilisant ainsi pour une longue durée. Pas un bruit. Il s'y attendait, bien sûr. Alors, confiant, il se releva et continua de marcher droit devant lui. Peu à peu, il se mit en position d'attaque et scruta le sol à la recherche de traces de pas. Toujours rien.
Farend s'énerva alors et fit quelques tours sur lui-même pour se calmer. Il respira un grand coup et fixa droit devant lui, et reprit sa marche patte-cadencée. Petit à petit, le loup se rapprochait des territoires neutres. Bien qu'il s'en rendait compte, il ne s'attendait pas à y arriver aussi vite. Il plissa les yeux et balaya du regard les alentours. Ça semblait être un bon emplacement pour attendre. Attendre la proie. Farend se dissimula dans un buisson, aux aguets.
C'est trop calme..., se disait-il. Vraiment trop calme.
Son père ne lui a jamais rien apprit. Farend dû se renseigner tout seul sur la chasse. Il observa les gens faire, discrètement. Il apprit. La forêt n'était qu'un terrain de jeu. Il voulait devenir un grand chasseur, quelqu'un d'utile à sa meute. Quelqu'un de reconnu. Car étant petit, ce jeune loup se faisait rejeter par ses congénères. Il fut élevé quelques temps par son père, qui, plein de dégoût envers lui, préféra l'abandonner à son propre sort. Sa folie. Il ne connut jamais ses frères et sœurs, il fût élevé à l'écart, sous prétexte qu'il était un trop mauvais exemple pour les autres. En repensant à tout ça, Farend fut prit d'un fou rire. Un rire aussi détraqué qu'insensé, qui résonnait dans toute la forêt.
Ca y est, le loup a un but dans son existence. Il doit donner ses services en échange de la nourriture qui lui permettra de survivre. Il est un mercenaire, comme tant d'autres ici-bas, cachés parmi de simples loups solitaires. Il est prêt à donner ses pattes pour les autres contre rémunération, parce que c'est ce que ses nouveaux chefs lui ont appris. Il erre dans la forêt, dans l'attente de son tout premier contrat. Mais il ressent une certaine anxiété. Il se sait faible. Comment les loups de meutes pourraient-il vouloir ses services, pourquoi voudraient-ils le nourrir, alors qu'il est si faible ? Si inoffensif ? Non. Le loup doit progresser, s'il veut obtenir son premier contrat. Il doit montrer à ses supérieurs, de quoi il est capable. Lorsqu'il entend un rire dément retentir entre les arbres, il sait que sa chance est là. Il bondit en avant, tous les sens en alerte. Il traque sa proie comme un professionnel, comme s'il avait été ce chasseur toute sa vie. Pourtant il ne l'avait jamais fait, avant, puisqu'il passait ses journées entre une cage exigüe et une arène juste assez grande pour se retourner et flanquer de nouveaux coups de crocs à un ennemi quelconque. Lorsque la voix se tait entre les arbres dentelés, le loup se guide à l'odorat. L'individu n'est plus très loin désormais, et le loup ne se formalise pas de l'appartenance des territoires. Il avance depuis deux jours sans jamais se méfier d'où il met les pattes. Aussi, lorsqu'il repère ce animal fauve à l'orée d'un bois, il n'hésite pas une seule seconde. Le loup fonce dans sa direction sans même chercher à être discret, et le percute de tout son poids pour lui faire perdre l'équilibre. Mais, ne lui laissant pas le temps de tomber à la renverse, il plante ses crocs meurtriers dans son épaule en grondant férocement, toutes griffes dehors pour assaillir son ennemis de violents coups de ses pattes antérieures. Le voilà, son premier entraînement. Voilà comment il prouvera à ses supérieurs qu'il mérite un premier contrat, puis un autre et encore un autre. Le loup en a fini de sa vie d'animal abandonné. Il est un loup de combat, et il va leur montrer à tous de quoi il est capable. Il resserre ses canines autour de la peau de son adversaire et continue de le harceler à coups de griffes et de grondements sonores.
Farend vit le loup s'élancer sur lui, à des kilomètres. Il l'avait vu venir. Son agresseur lui avait saisit l'épaule de sa puissante mâchoire et continuait de le torturer. Ça suffit. Le loup gris mit un revers de patte avant dans la gueule du loup et recula de quelques mètres. Son épaule était bien amochée, la douleur le crispait. Il aboya en direction de son ennemi et vit tout de suite qu'il était bien entraîné. Il ne put s'empêcher de rire. Il riait de sa douleur; cela lui faisait du bien. Soudain, Farend se jeta dans un buisson, ventre contre terre et se glissa à travers les feuillages de la forêt. Il voulait le prendre par surprise, et il prit toutes les précautions pour ne pas se faire repérer. Effacer ses traces, rester sous le vent, cacher son odeur, et surtout, ne faire aucun bruit. S'il était grillé, c'était la fin. Son assaillant l'avait déjà amoché, et Farend pensait que le prochain coup serait fatal.
Mais bon sang ? Qu'est-ce qui lui prend, à ce cabot ? Après tout, je ne faisais que chasser ! se dit-il excentriquement dans sa tête. Son adversaire n'avait l'odeur d'aucune des meutes -bien que Farend n'ai eu beaucoup d'occasion de rencontrer d'autres loups de meutes, il savait faire la différence-, il supposa donc que ce devait être un solitaire. Le chasseur s'arrêta dans un buisson assez éloigné du solitaire, sa démarche avait été rapide. Mais toujours silencieuse. Prendre ses ennemis par surprise, c'était du gâteau pour lui, enfin, c'est ce qu'il espérait.
Le loup a le goût du sang dans la gueule, et il serait bien incapable de dire si c'est uniquement sa salive qui coule entre ses dents. En tout cas, il a apprécié sentir la chair fondre entre ses crocs. Ca lui rappelle l'arène, et ce souvenir familier le remet d'aplomb. Il a bien l'impression qu'il pourrait prendre goût aux combats en pleine nature. Sans arène, sans ordres entendu par-dessus la clôture. Juste lui, et son cerveau pour commander à ses pattes et à ses crocs. Il sourit comme il ne l'avait jamais fait, dans un rictus mauvais et quelque peu sadique. L'autre se démène, lui balance un coup de griffe qui fait reculer le loup. Et puis, il s'enfuit. Décidément, tous les loups de cette contrée sont des lâches. Le loup ne s'en formalise pas, il cherche la piste que l'autre suivait avant de se cacher comme un parasite dans le pelage d'un prédateur. Il hume les effluves, l'autre a complètement disparu. Et puis, le doute s'insinue en lui. Impossible qu'un loup disparaisse ainsi, comme s'il n'avait jamais existé. Il se camoufle. Et pourquoi se camoufler ? Pour attaquer, sans nul doute. Le loup est aux aguets, immobile, tous les sens en alerte. Il guette le moment que choisira l'autre pour passer à l'offensive. Il cherche l'odeur du sang, mais sa gueule marquée par l'hémoglobine perturbe son odorat. Où est-il, ce vaurien ? Où se cache le froussard ?
Farend était coincé là, dans ces feuillages. Son épaule le faisait horriblement souffrir. S'il était d'aplomb, il aurait pu grimper l'arbre qui se trouvait non lui de lui, et bondir sur son ennemi. Il failli lâcher un cri d’énervement, mais il vit son adversaire traverser le bosquet. Bon. Récapitulons. J'ai une épaule blessée, j'ai l'avantage, et il a l'air prêt à parer toute attaque. Il est beaucoup plus fort que moi. Pour une fois, Farend admit sa défaite. Ce serait du suicide de se lancer sur lui. Il fallait le piéger. Le loup gris, toujours en surveillant chaque faits et gestes de son agresseur, reculait très lentement pour ne faire aucun bruit. Il fallait qu'il trouve une idée. Farend regarde à droite et à gauche, cherchant du regard une solution. Les humains étaient passés par cette région et avaient fait revenir la nature, merci à eux. Le chasseur remarqua un bâton assez fin qui tenait un jeune arbre, parfait. Ça y est, il l'avait, son idée. Il rampa jusqu'à son objectif et saisit le bois frêle dans sa gueule, très délicatement. Il regarda la direction que prenait son ennemi, et il se rapprocha un peu.
Farend, d'un geste agile de la tête, lança le bâton dans les fourrés, du côté droit de l'autre loup. Il fallait agir maintenant, cette diversion était parfaite. Le jeune chasseur traversa les fourrés d'une légèreté gracieuse et chargea son ennemi au dernier moment. L'effet de surprise devait être optimal. Il ouvrit grand sa gueule, et dans un rugissement féroce, l'abattu sur la nuque de son ennemi. Après cette attaque, Farend se précipita tel un diable dans la végétation la plus proche et se fit très discret, tentant de prendre de la distance pour mieux revenir par la suite. Il avait trouvé un rythme.
Le temps passe et rien ne bouge. Le loup en vient même à se demander si l'individu n'a pas simplement fui devant le danger. Il en aurait presque envie de ricaner, si cette lâcheté ne le mettait pas tant en rogne. Il ne souhaitait pas le tuer, il voulait seulement le massacrer pour montrer aux mercenaires qu'ils ne regretteraient pas de l'avoir recruté. Pourquoi l'autre s'est-il caché si vite ? Le loup est frustré par ses dernières défaites, il voudrait pouvoir annoncer une victoire à ses supérieurs pour enfin être pris au sérieux. Décidément, la forêt se moque de lui ! Il lâche un grognement rauque, annonçant à l'inconnu sa mauvaise humeur. S'il lui tombe dessus, il lui fera sa fête, c'est sûr. Il observe encore, hume les odeurs qui courent autour de lui. Mais rien. Puis, un glissement d'écorce attire son attention. Cependant il reste droit comme un piquet, seule son oreille s'oriente imperceptiblement vers l'origine du son. Lorsque le bruit cesse, le loup fait mine de s'éloigner dans la mauvaise direction, sachant pertinemment que sa cible est derrière, tout près. Un nouveau mouvement attire son attention sur la droite. Il sent le piège à pleine truffe, s'approche l'air de rien. Lorsque son adversaire bondit des buissons derrière lui, le loup n'a pas le temps d'intercepter sa première attaquer. Il écope d'une violente morsure à l'arrière de la tête, et c'est parce que l'autre est lâche qu'il a une chance malgré tout. Au lieu de maintenir sa prise sur sa nuque, l'ennemi se défait aussitôt pour trouver une nouvelle cachette. Le loup saisit sa chance, il se jette à la suite de sa cible pour lui happer la cuisse dans une morsure féroce. Il tire de toutes ses forces pour sortir le fuyard de sa cachette de fortune. Les crocs à découvert, plantés dans la cuisse de l'autre, le loup l'arrache à la végétation d'un vert pâle en grondant d'une voix sourde. Il le relâche mais la seconde d'après, se jette sur l'avant de son adversaire pour lui asséner un coup de crocs furieux entre les épaules, lui labourant le dos à coups de griffes.
Farend hurla de douleur, et se retourna sur lui même pour foutre un grand coup de patte avant dans la gueule du loup. Il se redressa dans la foulée et se jeta sur son adversaire, il n'avait pas abandonné. Fou de rage, il le mordit violemment à mainte reprise. Le sang lui montait dans les yeux, il n'y voyait presque plus rien. Sa haine était immense envers lui dès à présent. Il voulait vraiment la jouer comme ça ? Fort bien. Le chasseur lui laboura les côtes et s'éloigna pour reprendre son souffle, observant chaque faits et geste du loup étalé au sol. Farend avait bien comprit sa stratégie, malheureusement un peu trop tard. Ce loup-là était très rusé, très entraîné.
Nom d'un chien, d'où vient-il ?
Le jeune loup gris se courba, souffrant de tout son corps. Il était trop faible. Une seule solution s'offrait à lui. La fuite ? Il était trop épuisé. Il secoua légèrement la tête en haletant, puis il observa son agresseur :
"Bien joué, tu m'as eu. Puis-je savoir tes intentions avant de mourir ?" dit-il en ricanant.
Farend se fichait bien de la mort. Il l'avait mérité depuis sa naissance. Il s'assied et lécha son épaule pour calmer la douleur. L'air de rien. Qu'importe si l'autre ripostait. Il avait cessé d'avoir peur.
Le loup serre brutalement ses dents dans la chair de son ennemi, ses griffes cherchent à scalper sa cuirasse avec force. Mais l'autre se retourne, rend coup pour coup. Il se défend bien, pour un lâche qu'il est. Pourquoi ne pas s'être battu dès le départ ? Il aurait eu plus de chances, et le loup n'aurait pas été si furieux, si déchaîné. Les corps se mêlent, les pelages se froissent et se plissent. Les regards sont fous, les oreilles plaquées contre les crânes. Les mâchoires claquent, le sang coulent des blessures superficielles mais pas moins épuisantes qu'ils s'infligent tous deux. Le loup gronde de douleur, se reprend et s'acharne de plus belle. L'autre continue de rendre ce qu'il reçoit, de se débattre comme un ver entre deux oiseaux affamés. Et puis, enfin, le loup parvient à soumettre l'adversaire qui, roulé au sol, tire sa révérence et se résigne à mourir sous la force de ses crocs puissants.
- Bien joué, tu m'as eu. Puis-je savoir tes intentions avant de mourir ?
Le cesse de gronder, relâche sa prise sur son encolure, et fixe le mâle dans les yeux. Les dents à découvert, il ne fait plus le moindre bruit mais ne le lâche pas du regard. Et il se rappelle. Lui aussi, était faible. Lui aussi a été à la place de celui qui va mourir, qui mérite de perdre la vie. Et lui, il a souhaité mourir. Parce qu'un perdant ne doit pas voir un autre soleil se lever. Pourtant, on a épargné sa vie. On l'a humilié en le laissant pourrir dans son propre sang. Furieux contre ce lâche mais surtout, fier de ses propres capacités, le loup se retire d'au-dessus l'autre. Il s'éloigne d'un pas, et le fixe d'un air dédaigneux.
- Vaux pas la peine.
Non, il ne mérite pas de mourir en guerrier. Il mérite pire. La honte, les regrets et l'amertume. Le loup veut qu'il vive avec sa défaite. Avec sa lâcheté. Il lui lance un regard méprisant, puis en un bond léger rejoint le couvert des bois et disparaît entre les arbres.