Le loup a marché des heures pour arriver jusqu'ici. Il ne sait même plus d'où il est arrivé, pourtant il lui a semblé marcher tout droit depuis son point de départ. Il a senti ce matin qu'il ne devait pas profiter d'un repas supplémentaire, qu'il avait la force de disparaître désormais. De quitter le monde des humains et de rejoindre la nature, là où les odeurs l'ont appelé depuis des semaines, depuis qu'il a été laissé pour mort aux abords de la forêt. Il savait qu'il devrait un jour s'enfoncer dans les bois et ne plus se contenter de se cacher sous le couvert des premiers arbres. Pourtant, désormais, il ne sait plus où aller et il en vient presque à regretter d'être parti. Il a été dressé par son Dieu, il avait une utilité, un rôle à jouer là-bas. Quel sera désormais l'objectif de sa vie ? A quoi pourra-t-il vouer son existence à présent ? Il soupire, marche entre les pierres grises qui débordent de la terre. L'endroit sent la mort et la pourriture, il sait que sous le sol infertile dorment des cadavres. Il le sent au fond de lui, comme quelque chose qu'il aurait su autrefois fois, puis oublié. Et puis, il sent autre chose. Une odeur qu'il connait bien, celle de la colère. L'odeur d'une fureur sourdre, d'un danger imminent. Son instinct le pousse à courir sans chercher l'origine de ces effluves musqués qui le guettent. Et il part en courant. Il n'a pas le temps de chercher son adversaire, il sent qu'il n'a pas la moindre chance et cette fois, aucune parois ne l'empêche de prendre la fuite. Alors il prend la fuite.

Le loup est capable de pousser sa vitesse de pointe à soixante-cinq kilomètres par heure, et ce sur une distance de pratiquement un kilomètre. C'est ce que le loup fait ce soir, lorqu'il entend soudainement les galopades le poursuivre. Oui, il est la cible. Il en est convaincu, parce qu'il a déjà été la cible de tueurs. Il sait ce que ressent la proie, et il sait ce que ressent le prédateur. Il a été à ces deux places à différents moments de sa vie, et il y sera encore de nombreuses fois. Alors il continue de courir, les oreilles plaquées contre son crâne et les muscles tendus à l'extrême. Ses foulées s'allongent au maximum, tant et si bien qu'il paraît flotter au-dessus du sol. Il s'imaginerait presque s'envoler tant il se concentre pour échapper à son poursuivant. Il se répète inlassablement de ne pas regarder en arrière, jusqu'à ce qu'à force de le répéter, il n'est plus capable que de penser à ça. Derrière. Alors il tourne un regard juste un instant, pour voir. Rien. Rien que les ombres de la nuit, et les traces de ses propres pattes dans la terre meuble. Rien que le silence. Rien que le vacarme, brusque, de sa chute lorsqu'il trébuche sur quelque chose. Il n'aurait pas dû regarder derrière, il le sait. Mais il l'a fait, et lorsqu'il retrouve enfin son équilibre, une masse noire comme la nuit s'abat sur lui de tout son poids pour l'écraser. Il grogne de surprise et de douleur, il a craché tout l'air de ses poumons sous la surprise. Il cherche l'oxygène, mais déjà les crocs se referment sur sa chair tendre.

Le loup se souvient de tous ces combats d'entraînements, où l'objectif n'était pas d'abattre l'adversaire mais d'apprendre à taper fort et à encaisser les coups de crocs qu'il recevait. Il se souvient de la douleur autant que des cris rauques de son Dieu qui lui ordonnait de tuer, d'attaquer, de tuer. Les mots n'ont pas de sens pour le loup mais il les a assimilés à ses propres crocs plantés dans la chair ennemie. Alors il obéit à cette voix qui hurle dans sa tête comme à l'habitude. Il balance ses mâchoires dans tous les sens en se concentrant sur l'offensive plutôt que sur les agressions qu'il subit. L'animal est fort, il est vraiment fort. Le loup n'a pas eu le temps de voir de cicatrices, il doit être encore plus expérimenté que son dernier ennemi. Il gronde, lâche des jappements de douleurs et, la queue entre les pattes, continue de mordre furieusement la chair et les os qui passent à porté de ses mâchoires. Mais malgré lui il demeure à terre, il ne parvient pas à se libérer de la masse sombre qui le surplombe et il n'arrive pas davantage à se relever. Il essaie de rouler, en vain. Il essaie de repousser l'autre sans davantage de réussite. Il sent bien que cette fois il ne s'en tirera pas à si bon compte. Mais il n'a pas appris à abandonner et il continue de se battre avec fureur, parce qu'il n'a plus d'autre nom que celui d'une fureur sanglante. Il n'est plus que ça, désormais. Il ne sait que se battre et tuer pour avoir le privilège d'encore un autre repas jeté entre les barreaux de sa cage. Il griffe et mord à chaque fois qu'il en a l'occasion, et il continuera jusqu'à ne plus pouvoir emplir ses poumons d'air. Jusqu'à ne plus pouvoir oxygéner son cerveau et contrôler ses muscles.

Le loup sait que cette fois, il ne sera pas aussi chanceux que la dernière fois. Il gronde et mord encore, jusqu'à s'en faire mal aux mâchoires. Il les sent qui s'engourdissent dans sa gueule, et ses membres ne sont pas plus endurants que ses dents. Il commence seulement à comprendre l'ampleur de son incompétence, et il réalise maintenant à quel point il est faible. Ses dents claquent à nouveau, mais il a si mal dans les gencives et jusque dans le museau, qu'il doute de la portée de ses assauts. L'autre le soulève brutalement de terre pour le balancer comme un vulgaire caillou. C'est un arbre qui rattrape le loup dans son élan, et qui lui vrille tellement fort les côtes qu'il les aurait presque senti se tordre sous l'impact. Il tente de se redresser aussitôt, mais la terre tourne et le temps semble s'être arrêté. Il n'a pas le temps de regarder où en est son ennemi, il est déjà sur lui à lui arracher la chair alors que son os résonne encore de la douleur imposée par ses crocs meurtriers. Le loup sait qu'il va mourir, il en prend conscience à mesure que ses propres mouvements se font plus lents et bien moins organisés qu'ils ne l'étaient. Il encaisse encore, pourtant, parce qu'il a appris à le faire et que ce pour quoi il a été programmé refuse de laisser son esprit s'envoler et quitter son corps. Alors, dans un élan de sauvagerie, il se redresse sur une patte frêle et l'autre, engourdie par la souffrance. Il balance ses mâchoires contre le chanfrein de l'autre et serre si fort que le sang perle au bout de ses canines assassines. Il goûte au sang de son ennemi avant que plus aucune force ne veuille bien émaner de lui, et il perd connaissance pour ce qui lui semble être l'éternité.