Avec impatience, les mâchoires de Zwey claquèrent l'une contre l'autre à plusieurs reprises. Le loup brun faisait des allées et venues dans les bois depuis le début de la matinée, mais toujours aucune effluve étrangère n'avait attiré son attention. Visiblement, le solitaire ne s'était pas encore montré ; il n'y avait pas trace de sa présence, et Zwey commençait à s'impatienter.
C'est qu'il n'avait pas toute la journée, lui ; c'est qu'il avait des obligations, lui ; c'est qu'il appartenait à un groupe, l-... la sentinelle aurait pu poursuivre sur ce thème toute la matinée durant. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il donnait ainsi rendez-vous à Stannis, en dérangeant un certain élément du paysage à la frontière pour lui signaler qu'il avait quelque chose à lui dire. Les autres fois, c'étaient de menus détails sur la vie du groupe, qui se disputait avec qui, comment s'organisaient les gardes, qui était pote avec Plume Rousse et est-ce que Freux était chiant ou non et bla bla bla... Si Zwey voyait à peu près ce que le solitaire pouvait trouver d'intéressant à ces racontars - quoique, à quoi cela pouvait lui servir, mystère - en revanche, il ne prenait aucun plaisir à les ramener.
Pas par culpabilité, non. C'est surtout que cela lui demandait un effort d'attention qu'il n'avait pas l'habitude de fournir.

Enfin bref, ce jour-là, c'était une anecdote un peu plus croustillante que les autres que Zwey avait à apporter au loup noir. Et mine de rien, s'il se montrait aussi impatient, c'est qu'il aurait bien aimé en finir au plus vite.
Car ce qu'il avait à dire aujourd'hui ne concernait pas les 95% de la meute dont il n'avait que faire. L'information d'aujourd'hui concernait Reaven.
Et ça, il avait beau faire semblant de rien, ça lui serrait tout de même un peu l'estomac.
Ou pas. Il était certain qu'il avait juste mangé trop vite avant de partir. Après tout, ce n'était pas la mort non plus ; il ne trahissait pas grand-chose.

La sentinelle n'était évidemment pas sans ignorer que devant un tribunal moral, cet argument non plus ne vaudrait pas grand-chose.

Mais c'était plus fort que lui. Il l'avait découvert par hasard, en rendant visite à Reaven mine de rien, comme d'habitude, débarquant dans sa tanière avec un air goguenard et des moqueries plein la bouche. Sauf qu'il y avait une odeur inhabituelle chez le guérisseur. Une odeur de loup. Une odeur Navnik.
En soi, Zwey n'était pas sectaire. Pas du tout.
Par contre il était curieux. Donc il avait demandé des précisions au guérisseur qui lui avait sauvé la vie autrefois. Et Reaven lui avait expliqué.

Et maintenant il était là, prêt à raconter à un solitaire avide de pouvoir que le loup à qui il devait la vie avait sauvé récemment celle d'une princesse Navnik avant de la laisser repartir. Cette engeance même que son alpha s'acharnait à vouloir détruire. Mais cela n'aurait étonné personne venant de Reaven, qui aimait toutes les créatures de la création.
Peut-être que s'il ne s'était pas agi de Reaven, peut-être que si ce n'était pas une histoire d'affection pour un louveteau inconnu, peut-être, peut-être que Zwey n'aurait rien dit. C'était peut-être au fond une réaction très puérile et égoïste. Peut-être qu'il se sentait un peu j...

L'odeur désormais familière du solitaire sauta aux babines de Zwey qui, coupant net ses réflexions - ou plutôt son application à ne pas réfléchir - fit volte-face vers les fourrés. Puis proféra un accueil des plus appropriés à son interlocuteur, du ton le plus moqueur qu'il avait en réserve :

« Vous en mettez du temps, votre Majesté. »

Et pour cause. Depuis combien de temps il poireautait dans la zone, déjà ? Mais cela ne l'étonnait pas que le loup noir veuille se faire désirer. C'était bien son genre.

Zwey avait vu juste : en même temps que le fumet caractéristique du loup noir, il entendit quelques brindilles craquer derrière les arbres. Discret, mais pas assez visiblement. Zwey l'imagina un instant pester contre l'automne et ses feuilles mortes - sans vraiment savoir si son commanditaire s'abaisserait ainsi à s'énerver contre le paysage, mais l'idée lui plaisait singulièrement - et retint une ébauche de grimace amusée.
Ayant dignement émergé des fourrés, Stannis s'ébroua et répondit avec hauteur :

« Tes beaux yeux ne sont pas les seuls choses qui requièrent mon attention. L’important c’est que je suis là, maintenant. Dis moi ce que tu as à me dire et tu pourras retourner faire... peut importe ce que tu es censé faire. »

Eh bien, bonjour. Au moins il avait de beaux yeux.
Zwey souffla bruyamment, irrité par cette remarque. Sa queue battit brièvement ses pattes arrières. Il est vrai qu'en temps normal il supportait plutôt bien, avec humour même, les piques du loup noir. Mais en cette belle matinée d'automne, il se sentait plus grincheux et susceptible qu'autre chose. Que ce soit la culpabilité ou l'humidité, ou alors un simple mirage créé par son cerveau, sa patte tordue commençait à le lancer douloureusement.
C'est pourquoi le loup brun sauta le préambule et attaqua tout de go en se positionnant face au solitaire :

« Une gamine Navnik est venue se balader dans le coin récemment. »

Un claquement de dents. Il n'avait pas parlé d'une voix trop forte, par habitude, et avait raison. Il s'en aperçut alors qu'il ouvrait la gueule pour reprendre : portée par une légère brise qui tournait en rond dans la clairière, une fragrance cruellement connue parvint à ses babines. La surprise le déconcerta une seconde et hacha son discours. Son cerveau se mit à tourner à toute vitesse, mais il reprit contenance aussitôt :

« Mal en point à ce qu'il paraît. C'est notre guérisseur qui l'a soignée, discrètement. » Comme si éviter de prononcer le nom de Reaven allait le désolidariser de ce qu'il était en train de raconter. « Dalioka qu'elle s'appelait. Je crois. »

Discrètement, Zwey huma l'air une nouvelle fois ; cette fois, il ne sentit pas l'odeur de Saphir. Mais il avait beau la repousser, la certitude qu'elle était présente quelque part commençait à germer dans son esprit.
En réalité, c'était tout à fait possible. Son apprentie était supposée le traquer une fois par jour, elle avait bien pu très mal choisir son moment.
Mais si ça se trouvait, il devenait aussi vieux et paranoïaque.
Oh, il n'aurait pas cru que cette journée puisse empirer tiens. Intimement convaincu malgré ses dénigrements internes vigoureux que lui et Stannis étaient observés, Zwey s'efforça alors de faire diversion. Et si le solitaire au poil noir pouvait déguerpir le plus vite possible maintenant qu'il tenait son info, cela ne serait que mieux. Avec un peu de chance, l'espion n'avait pas entendu leur échange.

« ... T'as plutôt intérêt à me dégoter un truc savoureux pour celle-là. » Fit-il, retrouvant un instant son ton sarcastique. « Pas comme l'écureuil rassis de la dernière fois. T'es petit mais tu dois pouvoir faire mieux, non ? »

Pas qu'il n'apprécie pas la présence du loup noir, au contraire. C'est juste pas le bon jour, mon amour.

Les babines du loup brun se relevèrent en une grimace sardonique à l'écoute des mots de Stannis. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'il n'était jamais à court de répartie... Quelque part, Zwey appréciait que son altesse ne prenne pas la mouche face à sa propre attitude revêche. Il était rarement en rogne, et arranger les choses après était toujours insupportablement chiant. Non, vraiment, il appréciait que son... collaborateur décide de tourner les talons - sans demander son reste, mais avec dignité.
Bon, cela dit, il n'avait visiblement pas aimé du tout l'allusion à sa taille.
Cool, ça lui ferait une raison de plus de ressortir cette pique plus tard. Zwey adorait tout ce qui pouvait embêter le loup noir qui se considérait comme son employeur.
Au dernier moment, ses oreilles à demi-baissées captèrent une dernière phrase insolite :

« Tu devrais venir dîner chez moi bientôt. »

Zwey fronça les sourcils et ses oreilles s'agitèrent, trahissant malaise et perplexité. Tout ce qu'il détestait ressentir. Une petite merveille, cette journée.
Bien reçu en tout cas. Ce problème expédié, Zwey s'assura que Stannis avait bien quitté les lieux, puis se retourna.
Elle était bien là, à quelques mètres, tapie dans les buissons. Il connaissait bien son odeur. La sentinelle décida de ne pas se cacher et s'avança franchement vers son apprentie en planque... jusqu'à tomber brutalement sur ses deux grands yeux écarquillés par la stupeur.
Zwey haussa les sourcils. Apparemment, elle était trop occupée à réfléchir pour prévenir son approche.
Mauvais, ça. Qu'est-ce qu'il lui avait enseigné, franchement ?
Le loup brun dévisagea son apprentie, grands yeux bruns et longues pattes si promptes à s'emmêler. Il l'avait connue si jeune ; et maintenant qu'elle était grande, elle pouvait bien devenir sa chute auprès des Esobeks. Peu importe ce qu'elle avait entendu, elle était assez intelligente pour faire le lien.
La dernière question était, à quel point l'élève tenait-il à son maître ?
Zwey s'assit en silence, comme si de rien n'était.

« Un vieil ami à moi. J'étais solitaire avant, je ne t'avais pas raconté ça ? On parlait du bon vieux temps. »

Comme si tout était normal. Zwey était plus que conscient que semer les graines du doute dans l'esprit de Saphir ne serait pas suffisant. Elle avait entendu les enjeux de leur transaction, il le voyait dans ses yeux. Il n'y avait plus moyen de revenir en arrière et de la convaincre du contraire. C'est pourquoi il se pencha en avant, les yeux plantés dans les siens, et ajouta, d'une voix si basse qu'elle en devenait grondement :

« Et si tu as des doutes à ce sujet ma cigogne... Demande-toi si tu me fais confiance ou pas. Et demande-toi si tu veux me faire disparaître ou pas. »

Il sentit la pression émotionnelle qu'il lui infligeait comme une chape de plomb sur leurs pelages, mais n'en ressentit pas de remords. C'était instinctif. C'était ainsi qu'il fonctionnait. Il maintint son regard un instant, puis ajouta :

« Tu vas garder ça pour toi, ma cigogne. Répète-le. »

Fais-toi avocat du diable ma chérie.

En un sens, le silence entre eux était étouffant de tension. N'eut été son détachement naturel, son égoïsme et son cynisme, Zwey en aurait certainement souffert - car quoi qu'il puisse affirmer, il y tenait, à son bout de chou aux longues pattes et aux yeux candides. C'était la fille de Minuit, c'était un des louveteaux de la meute, c'était une esobek, une future sentinelle, c'était la soeur d'Angel et la fille d'Asak. Mais c'était son apprentie à lui, et son élève. Personne, hormis un éventuel meilleur ami, un éventuel amant qu'il ne lui connaissait pas, personne n'était plus proche d'elle que Zwey. Le lien entre élève et mentor est profond et complexe, qu'il soit positif ou négatif, vecteur de progrès ou de souffrances. C'était ce qu'ils avaient.
C'était sur cette corde-là qu'il tirait, attachée autour de sa gorge fragile.
Et lui avait la viande bien plus dure que Saphir, et ne s'en formaliserait pas.
D'une toute petite voix, la louve acquiesça, se soumit à sa règle, se laissa faire avec ce regard d'obéissance qu'elle ne devait qu'à lui. Un broyage de liberté sous le joug de l'attachement, voilà ce que c'était. Il ne ressentait toujours pas de culpabilité.
Et puis, sa cigogne si timide osa réclamer une condition, une limite, une garantie.

« Mais promets-moi que tu ne feras pas de mal à la meute... Que tu ne diras pas... De choses trop importantes... ? »

Zwey la fixa. Il hésita un instant, faillit simplement passer un coup de langue sur la fourrure de son crâne et s'en aller sans rien dire. Cela aurait été miséricordieux.
Au lieu de quoi il décida de jouer la carte de la sécurité. Il ne voulait pas qu'elle soit prise de remords et aille le dénoncer dans un accès d'angoisse. Il décida de lui mentir.

« Non, bien sûr que non ma cigogne. » Lui affirma-t-il droit dans les yeux. « Voyons. »

En fait de coup de langue, il frotta juste son museau sur le sommet de son crâne, puis se releva et la dépassa sans rien ajouter, avant de disparaître dans les bois.
Vraiment une très mauvaise journée.