Zwey avait été secouer son apprentie pour la tirer de son sommeil alors que le ciel avait pris la teinte d'encre caractéristique des heures les plus profondes de la nuit. Autour d'eux dans la cave, tous les canidés dormaient à poings fermés, ou lâchaient de temps à autre un couinement d'entre les rêves. En silence, la sentinelle avait fait signe à Saphir de le suivre, puis s'était coulé comme un serpent hors de la tanière.
Il revenait de son tour de garde de la nuit. Et les alentours lui avaient paru assez calmes pour mettre en pratique ce qu'il avait enseigné à la jeune louve jusqu'ici.

« Zwey que faisons-nous ici ? »

Le loup brun continua un instant à marcher à pas feutrés entre les feuilles mortes qui commençaient à dégringoler des arbres, rendant leur progression plus lente. Saphir sur ses talons, il avait couru jusqu'à la frontière qu'il avait franchie sans hésitation - il avait bien repéré le terrain au préalable, et pas trace de Jeggën ou d'un de ses potes sentinelles dans le coin. Sans compter les guerriers qui roupillaient tranquillement à cette heure. Le seul risque qu'ils couraient était de tomber à l'improviste sur un chasseur nocturne, mais Zwey estimait cette probabilité assez faible. Une fois entrés en terrain hostile, Zwey avait cessé de trotter, quitte à boiter ouvertement : ils devaient se faire discrets.

« On fait ici que je trouve que te faire courir dans tous les sens toutes la journée est particulièrement chiant. » Répliqua-t-il avec humour en jetant un bref coup d’œil à son apprentie, qui le suivait de près.

Alors je m'amuse un peu. Ajouta-t-il en son for intérieur. A aucun moment il n'avait, comme tout bon mentor aurait dû s'y appliquer, souligné l'interdiction formelle d'aller se balader en territoire ennemi. Il n'avait jamais décrit à Saphir combien cela était dangereux. Et pourtant.
La sentinelle avança encore un moment entre les arbres, ignorant les effluves alléchantes de gibier qui les entourait. Puis elle s'arrêta, sans s'asseoir pour autant. Ils se trouvaient entre les arbres, les troncs noirs leur bouchaient la vue.
Mais Zwey savait pertinemment où ils étaient. Dangereusement près de l'épave noircie de l'avion qui abritait toute la clique Sekmet.
Ouuhhh allez, brûlons-nous les pattes.

« A ton avis ma cigogne, que pourrait bien nous faire un guerrier Sekmet s'il nous surprenait ici ? » Murmura-t-il dans l'obscurité, la queue battant contre ses pattes.

AAutour d’eux, les fourrés avaient des bruissements doux. Maintenant qu’ils étaient immobiles, la nature s’estimait en mesure de reprendre ses droits, et les multiples insectes nocturnes qui fourmillaient autour d’eux embrayèrent sur leur concert de la nuit. Un peu au-dessus d’eux, une chouette hulula.
Dans la pnombre, Saphir le dévisageait, les yeux écarquillés. Le boiteux ravala un sourire : avec les lunes qui passaient en sa compagnie, il avait fini par s’habituer à la présence de la petite louve à ses côtés. Lui qui passait ses journées dehors et ne voyait pas grand-monde, croisant régulièrement sans s’arrêter les membres de sa meute à l’ouvrage, avait vu son apprentie surgir chaque jour des fourrés, toute fière d’avoir remonté sa piste jusqu’à lui. Il la détailla du coin de l’œil : la loupiotte gauche et maladroite qui était venue le trouver un matin, balbutiante et les oreilles craintivement plaquées en arrière, était devenue une jolie louve bien proportionnée sur des pattes d’une longueur vertigineuse. Comme elle était assidue et obéissante, ses muscles s’étaient déliés, elle était plus rapide et endurante qu’auparavant, et son sens de l’orientation se développait. Quoique la sentinelle n’ait pas encore réussi à éliminer totalement d’elle cette timidité qui faisait partie intégrante de sa nature, ils étaient néanmoins sur la bonne voie.

« Nous manger… ? » Le murmure de Saphir glissa sur les ombres aussi discrètement qu’une brise.

Cela dit, la naïveté de ses réponses était toujours aussi spectaculaire. Zwey retint un rire peu discret en plissant les babines, et secoua la tête.

« Ma cigogne, je reconnais que tu es à croquer, mais aux dernières nouvelles les Sekmets n’étaient pas cannibales. »

Enfin, vu les derniers évènements, ils avaient pris un sacré coup, les Sekmets. Qui sait, peut-être la moitié de la meute avait-elle tourné cinglée après les dernières perturbations. Ou alors un déchet radioactif leur avait pété à la gueule. Qui sait.
Tout cela restait évidemment de l’ordre de la plus pure supposition.
La queue du loup battit légèrement contre ses pattes tandis qu’il désignait la forêt devant eux d’un mouvement de tête.

« Non, ils ne nous mangeraient pas. Par contre, si on se faisait prendre, on en sortirait amochés. Ou prisonniers. Je te laisse imaginer les tensions qui en résulteraient. »

Maintenant que le décor était planté, la jeune louve devait avoir compris la nécessité qu’ils avaient de se faire discrets. Pourquoi tenter le diable alors ? Zwey s’assit.
Il considérait personnellement que les capacités d’un individu ne se révèlent qu’en situation réelle, et n’avait pas l’intention de faire s’entraîner artificiellement son apprentie toute sa vie. La loi de la jungle, peut-être, mais c’était la loi. Il regarda la petite dans les yeux, refoulant une vague sensation de tendresse qu’il n’aimait pas bien reconnaître envers lui-même.

« Voilà ce que j’attends de toi ce soir. Tu auras besoin de mobiliser tout ce que tu as appris. Endurance, force, rapidité, discrétion, observation… Tout. Le silence n’est pas l’apanage des espions. »

Avec un nouveau signe en direction du camp Sekmet, Zwey livra enfin le fond de sa pensée :

« Par là-bas, il y a une carcasse de métal enfoncée dans le sol. C’est la tanière des Sekmets et leur garde-manger. Je veux que tu files là-bas et que tu me ramènes une proie, n’importe laquelle. Mais ne pas te faire prendre est le plus important. Si tu penses être sur le point d’être capturée, fuis avant qu’ils t’attrapent ou te reconnaissent. Sinon on aura de gros problèmes. »

Le loup brun s’ébroua avant de conclure :

« Sois simple. Rentre, sors, en toute discrétion. Ils ne doivent même pas savoir que tu es là. Je t’attendrai ici. »

Spoiler:

Zwey regarda la queue touffue de son apprentie disparaître entre les fourrés noirs. Son pelage avait une teinte entre-deux, un peu comme celui de la sentinelle : elle n'aurait pas de mal à se fondre dans l'obscurité. Est-ce qu'elle se montrerait assez discrète en revanche, ça... Zwey savait que la nuit, un camp n'était pas plus désert qu'en plein jour, ou presque. La vision des sentinelles était à peine moins bonne, par ailleurs. Mais ce faible écart suffisait : la meilleure tactique pour le loup brun était de se faire passer pour un animal nocturne... Ou tout simplement d'avoir le pas assez léger pour tromper les sentinelles. Ce qui n'était pas à la portée de tous. Les sekmets n'étaient pas moribonds non plus.
Zwey hésita un instant : il avait envisagé de suivre son apprentie pour s'assurer qu'il ne lui arriverait rien, mais, en vertu de sa tactique d'éducation - jeter le lionceau dans le ravin - il s'était abstenu. En revanche, Saphir mettait un peu de temps à revenir... si elle s'était fait prendre, il ne pensait pas qu'elle courrait un danger de mort immédiat, mais il devrait aller la tirer du pétr...
Alors que le loup brun s'était quasiment décidé à partir à sa recherche, un bruit de course dans les fourrés se fit entendre. Les oreilles de Zwey se dressèrent sur son crâne, puis il reconnut l'odeur de son apprentie. Celle-ci jaillit des fourrés, hors d'haleine et tremblante.

« Je... Il y avait un grand loup noir, il m'est tombé dessus... Je... Je n'aurais pas pu m'enfuir avec la proie il m'aurait rattrapée... » Explica-t-elle confusément en se laissant tomber devant lui.

Zwey masqua sa déception devant son air penaud et sa respiration rauque. A priori, le sekmet avait dû la surprendre et lui faire peur. C'était mieux qu'autre chose, mais elle n'en avait pas moins échoué. Il leva le nez vers la cime des arbres, pensif, tandis qu'elle reprenait son souffle. Sans doute n'était-elle pas encore prête. Elle était bonne à la chasse, pourtant.

« Hm. Tant pis. »

Zwey ne fit pas de commentaire supplémentaire, ruminant un instant ce qu'il avait pu oublier, puis prit une décision. Il n'était pas du genre à abandonner lorsque quelque chose ne fonctionnait pas. Saphir réussirait un exercice ou ils passeraient leur nuit à courir d'un bout à l'autre de leurs terres. Il était un peu buté, quand il s'y mettait.
Zwey se remit sur ses pattes et adressa un signe de tête à son apprentie :

« Viens avec moi. Vu que tu n'as pas réussi cet exercice-là, on va en tenter un autre. »

Puis il fit volte-face et repartit dans la direction d'où ils étaient venus.
Eh non, ce n'était pas tout de suite que la jeune louve pourrait retourner se coucher, bien au chaud dans sa tanière.