C’était encore si proche, cet instant-là… Il revoyait encore le regard scintillant de son alpha briller dans la nuit, et l’assemblée de loups se retourner vers lui avec des regards admiratifs et pleins de sympathie. Mais ces paires d’yeux, qui auraient dû lui procurer une grande satisfaction, l’avaient en réalité mis au supplice. Il s’était senti comme écartelé entre deux mondes : le sien, celui qui appelait les méandres assombris de la lâcheté, et l’autre, celui dans lequel on l’avait plongé de force, plein de responsabilités, de courage et de grandes actions. Etait-il réellement nécessaire de s’illustrer ? Pouvait-on demeurer un général, même dans l’ombre ? Le Pantin en doutait terriblement, et ce doute l’assaillait de plus en plus. Il avait cru pouvoir s’en débarrasser lorsque tous les loups s’étaient dispersés aux quatre coins de leur territoire, mais non. Le doute l’assaillait encore davantage à présent qu’il était seul.
Lorsqu’il pose la première patte dans la clairière fumante, l’aube pointe à peine. L’horizon tremble légèrement d’une lumière vaguement bleutée, mais il fait encore nuit. Cependant, le matin ne tardera pas à arriver. Le loup brun s’assied, avec une certaine lassitude. Cette nuit a été beaucoup trop riche en émotions contradictoires. Surprise, déception, honte, perplexité, angoisse, cette farandole de sentiments qui s’étaient précipités dans son cœur comme un raz-de-marée. Il avait juste envie d’oublier tout ceci, de se plonger dans un sommeil profondément léthargique et d’anéantir le temps. Se réveiller des années plus tard, libéré de toutes contraintes et de toute angoisse. Que tout aille pour le mieux. Il n’aspirait plus à rien d’autre que ça, à présent. Mais cela semblait encore trop demander.

Quelques lucioles batifolent devant sa truffe humide et ses yeux brillants. La lune a déjà disparu, et quelques étoiles font encore la guerre au jour naissant. Quelques touffes d’herbes éparses commencent à joncher le sol : peut-être cette clairière retrouvera-t-elle sa gloire d’antan ?
Le temps d’avant les Bipèdes… les loups ne parviendraient jamais à en venir à bout, n’est-ce pas ? Ils avaient beau tous faire semblant, s’encourager à combattre en faisant mine d’être certains de finir par les exterminer, mais tout ceci, ce n’était que du vent. Rien ne pourrait jamais s’opposer aux Hommes : ils étaient bien trop puissants.
Palladium en a rapidement assez de toute cette noirceur qui occupe les méandres de son esprit. Penser négatif, vivre négatif, respirer négatif. Quand est-ce que tu te décideras à vivre, vulgaire Pantin malmené par le bon vouloir de dame Nature ? N’en as-tu pas assez de te laisser porter, et de te contenter d’exister ? Quand prendras-tu les choses en main, quand assumeras-tu ta condition et quand deviendras-tu un adulte responsable, qui accepte de regarder les choses bien en face ? Cette clairière lui paraît soudain effrayante, tant ses pensées le firent soudain prendre conscience de l’ampleur de la tâche qui l’attendait. Ses propres défauts, acheminés les uns derrière les autres, un par un alignés dans un joyeux concert destiné à le rabaisser, l’avaient définitivement mis au pied du mur. Oui, il fallait le dire. Il fallait bien finir par l’avouer : il n’était qu’une merde. Arawn avait raison, souffla une voix perverse au fond de son être.

Elle n’avait pas pris la peine de faire remarquer sa présence. Pourquoi le faire, lorsqu’on se sait craint et respecté ? Elle était arrivée comme ça, sans un bruit, sans un souffle, sans le moindre indice qui aurait pu l’annoncer. Si elle avait été quelqu’un d’autre, un ennemi, un puma ou quoi que ce soit de plus menaçant encore, elle aurait très bien pu le tuer sans même qu’il le pressente arriver. Ces moments passés à douter le rendaient beaucoup trop vulnérable, aussi bien physiquement que psychiquement. Et il n’avait plus droit à la faiblesse, à partir de maintenant. Il n’aurait plus le droit de geindre quand les coups seraient trop durs, il n’aurait plus le droit de se lamenter lorsqu’il se sentirait trop torturé, il n’aurait plus le droit de fuir quand il aurait trop peur pour affronter. Il devrait faire face, serrer les dents, étouffer la Peur qui allait sûrement finir par le dévorer de l’intérieur.

« Hé bien Palladium, que fais-tu ici, seul… et préoccupé… »
Sa voix résonne comme dans un univers inconnu. Elle se poste juste à côté de lui, sans lui accorder le moindre regard. Il peut sentir la chaleur émaner de son corps, et il tourne instinctivement les yeux vers Elle. Sa fourrure brille moins que sous le clair de la lune, quelques heures auparavant, mais elle demeure toujours aussi majestueuse. Elle n’est pas si grande que ça, se rend compte le Pantin, mais elle a une prestance telle qu’une aura immense émane partout autour d’elle, la rendant si imposante. Cette louve au regard noble, et au maintien impérial, se tient juste à côté de lui. Il n’en croit pas ses yeux. Que fait-elle ici, seule ? L’a-t-elle suivi ? C’est peu probable. Et, même si c’était le cas, pourquoi ferait-elle une chose pareille ?
Peut-être parce qu’elle a vu ton état de choc, ton angoisse subite et ta volonté de te défiler, dès l’instant où elle a prononcé ton nom... Palladium se mord l’intérieur de la joue nerveusement. Il ne comprenait que trop bien la position de son alpha : trahie par des sujets qui semblaient avoir une loyauté sans faille et un dévouement exemplaire. Alors qui était-il, lui, pauvre Pantin désarticulé, pour prétendre à un morceau de confiance de sa part ? Il ne valait pas un tiers de ce qu’était Sageeth et – il fallait le reconnaître – bien moins que ce qu’avait valu Helya. Il ne lui ressemblait en rien, et cela devait crever les yeux. Alors, pourquoi lui ? Pour mieux le tester, le mettre à l’épreuve, voir ce qu’il avait dans le ventre ? Elle serait tellement déçue… Et lui, tellement honteux de l’avoir trompée. Nouvelle déception qui s’ajouterait à toutes celles qu’elle avait déjà du essuyer. Non, il ne serait pas responsable de ça. Il préférait mourir plutôt que de la décevoir. Mais qu’en sera-t-il quand il s’agira d’affronter un Tybalt enragé aux yeux assoiffés de sang ?
Et pourtant, Empress restait droite. Droite, fière et digne. Malgré les déceptions, les coups bas, les trahisons, elle demeurait fidèle à elle-même : une statue de pierre, sage et déterminée. Quel était donc son secret pour ne jamais se laisser abattre ? Palladium lui vouait une adoration sans limites, érigée par l’admiration qu’elle lui inspirait chaque jour.

« Je songe. J’ai souvent besoin de prendre mes distances pour apprécier une nouvelle situation. », répond-t-il pour briser le silence qu’il avait laissé involontairement planer.

Il reporte son regard sur l’horizon. Paraître béat d’extase devant son alpha, ce n’était certainement pas le meilleur moyen de se faire bien voir. Elle allait sûrement vérifier si son choix était le bon, à présent. Chaque jour qui passerait, ce serait une épreuve de plus pour le chasseur, il s’en doutait bien. Il n’était pas prêt, il le sentait. Mais il ne fallait pas qu’elle s’en aperçoive, c’était presque devenu vital. Il fallait qu’il la conforte dans ses choix, qu’il lui assure qu’elle ne se tromperait plus. Il fallait qu’il ressemble à cette image qu’il véhiculait partout, celle de la force et du courage. Il fallait qu’il se montre tel qu’elle voulait qu’il soit, et pas autrement. C’était des exigences indiscutables, des exigences d’alpha.

Il avait beaucoup de mal à conserver son calme : chaque poil de tout son être était agité de ce frémissement propre à ceux en proie à la Peur. Le stress émanait partout autour de lui, et il espérait encore duper son alpha ? Que tu es naïf, Palladium… Comment crois-tu que tu parviendrais à tromper Empress ? On ne trompe pas le Murmure d’Agonie. Quoique sa récente décision laisse un petit doute sur ses capacités à juger ses soldats, semble-t-il… sinon elle ne l’aurait jamais choisi, lui.
Réflexion faite, il avait déjà réussi à duper la belle louve, mais dans une direction qu’il aurait préféré éviter. Et à présent qu’il tentait de se faire bien voir, il faisait tout foirer. Etais-ce un don qu’on lui avait donné dès la naissance, celui de tout faire de travers ?

« Dis-moi, aurais-tu peur ? »
Cette question s’échappe soudain, et se glisse jusqu’au Pantin comme un serpent venimeux qui se serait pernicieusement coulé jusqu’à lui. Cela se voyait tant que ça, qu’il était abominablement effrayé par cette nouvelle situation ? N’aurait-elle pas tout simplement pu le nommer responsable du garde-manger, ou même nourrice ?! Mais général… Regardez-le, par pitié. N’importe quel abruti verrait qu’il n’est pas taillé pour ce poste – sans vouloir offenser Empress. Il retient le soupir qui menace de s’échapper de sa gueule.
Il doit se faire violence pour soutenir le regard des deux yeux vissés sur lui. Il aurait préféré être enterré dix pieds sous terre que d’avoir à supporter ces deux diamants dorés qui scintillaient dans le noir, guettant une réponse de sa part. Etais-ce un piège, étais-ce un test ? Palladium fouille quelques instants dans les prunelles irisées pour trouver une réponse à ces questions. Mais le regard, bien que flamboyant, ne livre aucune réponse tant il est froid et calme.
Il est donc livré seul, face à lui-même, fouillant rapidement son esprit pour trouver une réponse cohérente, pour ne pas la décevoir, pour ne pas se dégonfler. Toute hésitation sera prise comme un mensonge, il le sait. Il n’a pas droit au moindre bégaiement, ni au moindre geste instinctif. Tout doit être sous contrôle et, plus cette idée fait son chemin, plus ses muscles se crispent et ses mâchoires se serrent. Mais que répondre à cette question trop vague ? En ne répondant pas assez il se mettrait autant dans l'impasse qu'en répondant trop. Elle faisait exprès, c'était sûr.

« Évidemment que j'ai peur. Qui ne le serait pas, face à tant de responsabilités nouvelles ? », lâche-t-il d'un ton désinvolte.

Il ne sait même pas comment il a fait pour lui répondre avec tant de nonchalance, comme si la question qu'elle posait admettait une réponse évidente, comme s'il était un être normalement constitué, et que la Peur n'était plus un sujet tabou. Il avait pris cet air un peu aristocratique, l'air digne et serein, mais au fond de lui une petite chose informe bouillonnait de terreur, à l'idée que ce ne soit pas la bonne réponse, la réponse attendue par son alpha.

Le silence retombe, enfermant le Pantin dans un étau de tension et de perplexité. A-t-il correctement joué son rôle ? N’étais-ce pas sur joué ? Il n’ose croiser son regard de braise. La Peur de la décevoir l’empêchant de la fixer droit dans les yeux, il conserve ses prunelles obstinément braquées sur l’horizon. Il patiente en silence, mais son for intérieur est comme un volcan sur le point de se réveiller.

« Tout le monde a des responsabilités, à différentes échelles… Il y en a toujours qui décident de les fuir… »

Palladium frémit. Ce dernier sous-entendu n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd… A quoi fait-elle allusion ? Serais-ce une menace à son égard, une sorte de prévention qui le mettrait en garde ? Elle peut très bien l’avoir grillé, et avoir décelé son manque de confiance en lui et sa lâcheté légendaire. Et, ne pouvant pas revenir sur sa décision, elle se contenterait de le menacer pour éviter qu’il ne la trahisse… Ou bien est-ce un regret, une plainte dissimulée concernant le départ d’Helya et de Sageeth ? Palladium ne sait pas trop que penser, face à ces paroles à double tranchant.
Cependant, il s’efforce de demeurer de marbre : le stoïcisme lui a sauvé la mise à de nombreuses reprises, faites qu’il fonctionne à nouveau aujourd’hui… Pire encore que le questionnement interne auquel il était en proie, il allait falloir trouver une réponse acceptable à fournir à leur alpha. Il fallait la conforter dans ses décisions, lui montrer qu’elle ne se trompait pas – même si c’était le cas – car si leur propre alpha venait à douter d’elle-même, Palladium ne donnait pas cher de la peau des Sekmets.

« Ceux-là méritent de mourir. », répond-t-il d'un ton magistralement majestueux.

Au même instant, un frisson parcourt sa colonne vertébrale. Qu'il est étrangement terrifiant d'annoncer sa propre mort éventuelle... Il serre les dents et demeure, le dos droit et le poitrail gonflé, dans une attitude sereine et confiante.

HRP: