J'ai entendu dire, selon des rumeurs insistantes, que les proies seraient revenues dans les Terres. Que certains territoires ont vu revenir des troupeaux entiers de cervidés. Que la nature semble désormais plus grouillante de vie que jamais. Aujourd'hui, j'avais envie de voir ça de mes propres yeux. De le sentir de mes propres sens. Je me rends à ce drôle de Marais, vert et vaseux. Je sens beaucoup de pistes, et beaucoup d'odeurs rien qu'au seuil. La chasse est, sans aucun doute, fructueuse par ici, pour attirer tant de monde. Reste à savoir si les proies se laisseront attraper gentiment. J'esquisse un petit sourire carnassier et presse l'allure, jusqu'à un arbre dont je flaire le tronc. Je lève le museau, ferme les yeux. Ce sont des choses que j'ai appris toute seule, ou lors des rares fois où j'ai accompagné Mère à la chasse. Venez, venez me voir, petites proies...

Calcul:

Je ne tarde pas à sentir quelque chose. Quelque chose de brusque, d'éphémère. Une fragrance parmi tant d'autre, qui cependant ne manque pas d'éveiller tous mes sens. Je hume cette odeur un grand coup puis me mets en marche avec le plus de discrétion possible. Je louvoie entre les différentes mares vaseuses, recouvertes de ces plantes bizarroïdes. Certaines ressemblent à des lianes gluantes, d'autres sont de longues tiges surmontées de pompoms. Une seule aurait pu retenir mon attention: une large feuille surmontée d'une fleur d'un rose pâle. Mais en cet instant, je suis en pleine chasse: la chasse est quelque chose d'animal, de sauvage, de sanglant. On n'y trouve pas de beauté, on ne peut pas en trouver car il n'y a pas de place pour ça. C'est juste un estomac et de la viande qui est en jeu. Je marche plusieurs minutes, la tête basse. Je me faufile derrière une rangée de ces longues tiges et m'accroupis silencieusement. J'aperçois ma proie: un énorme oiseau au col coloré, qui gratte la terre dans l'espoir d'y trouver quelque ver de terre. C'est marrant, pensai-je, de voir que lui aussi peut être un prédateur. Je me lèche les babines avec délectation. Mais ici, c'est moi la chasseresse.
Sans aucune hésitation, je sors de ma cache et m'élance d'un grand bond. La bête ne vois rien venir grâce à mon exceptionnel talent. J'atterris à quelques centimètres de lui (d'accord, petit erreur de calcul) et lance mes pattes avant vers lui. Je commence par lui arracher quelques plumes et le faisan semble m'échapper. Mais c'était sans compter ma répartie: je pars au quart de tour et lui agrippe une patte. L'oiseau est à terre, sous moi. Il braille, bat des ailes et manque de m'éborgner, mais au final c'est moi qui gagne. J'attrape son cou entre mes crocs et lui romps d'une pression. Rentrons au camp, pensai-je avec délice.

Calcul:

C'est donc ce que je fais. Je reviens sur mes pas, la faisan pendouillant mollement dans ma gueule ensanglantée. Je pourrai facilement fanfaronner d'une si belle réussite, mais il n'y a personne devant qui caracoler. Je me contenterai donc de faire comme les autres, apporter ma proie au garde-manger avec cet air mi-grave, mi-auto-suffisance qu'arborent les chasseurs. Oui, c'est mieux. C'était une bien meilleure tactique pour impressionner les siens. C'est fou ce que la chasse me fait du bien. Je ne pense plus à… tout ce qui accable ma triste vie ces derniers temps. Chasser me rend vivante, me fait vibrer. Je ressens ces choses que les premiers loups ont ressentis avant moi, c'est… exaltant. Avec l'odeur de cet oiseau dans le museau, je faillis presque rater le meilleur. Alors que j'atteins à nouveau cet arbre que j'ai humé précédemment, une autre fragrance me parviens, plus puissante encore. Je lâche précautionneusement mon oiseau - pas question d'abîmer l'objet de ma fierté - et le recouvre de terre, comme j'ai vu Mère le faire. Juste à côté de l'arbre. Aussitôt, je me concentre sur cette odeur qui m'est parvenue. Je m'élance sans attendre dans la direction qui m'est indiquée par mon instinct. C'est plus loin cette fois, je prend un petit galop soutenu qui fait chauffer mes muscles. Je ne tiendrai pas cette allure longtemps. Je me connais. Heureusement, l'objet de ma convoitise se présente bientôt à ma vue et je couche à terre, rampant tant bien que mal dans la vase de ces marais puants. Ça cachera mon pelage si rageusement blanc. C'est un petit daim qui se tient devant. Si affreusement petit que ce soit être un jeune. Mon coeur se serre un moment, mais je me reprends. T'es une chasseresse ou pas ? me sermonné-je. En avant. Je ne réfléchis pas deux secondes et prend la bête par surprise. Je ne sais pas où est sa mère, mes les probabilités sont de mon côté: elle n'aura plus de petit à allaiter quand elle reviendra. Si elle revient. J'atterris sur la dos du faon, qui ébranlé par mon poids, vacille dangereusement. Il se met à brailler lui aussi, appelant un secours qui ne viendra pas. Les yeux enflammés, je plante mes jeunes crocs dans sa jugulaire, pose mes pattes arrières par terre et achève de faire basculer l'animal vers moi. Il se débat quelques secondes, tressaute… Puis enfin rend son dernier souffle. En lâchant sa gorge trempée de sang, je me rends compte que mes griffues ont laissées de profondes marques sur son dos. Et je remarque une autre blessure, qui n'est pas de moi. Il était déjà blessé ? songeais-je avec une certaine amertume. Tant pis, c'est moi qui ramène la viande fraiche. Me retenant un hurlement joyeux, je m'empare une nouvelle fois du cou du faon et le traine vers mon point de repère. Ca me prend un certain temps et tire sur mes muscles, mais j'y parviens. Je déterre mon faisan et je fais alors face à un nouveau problème: comment ramener tout ça au camp ?