Il avait tout fait pour l’éviter. Tout. Depuis une semaine, il faisait tout pour se lever avant elle, pour ne rentrer qu’après elle. Au garde-manger, il attendait d’être sûr qu’elle ait fini sa part et qu’elle parte avant d’oser approcher pour prendre la sienne. Il se débrouillait toujours pour ne pas chasser aux mêmes endroits ou aux mêmes heures qu’elle. Surtout, il s’assurait que Ragnar’k ne vienne pas jouer dans ses pattes en sa présence, afin qu’elle ne l’approche pas de trop près. Il se contentait d’être irréprochable, pour qu’elle n’ait pas à lui adresser la parole. Il se taisait en sa présence, se faisait tout petit, tentait d’effacer sa personne. Il marchait le plus silencieusement possible pour, qu’à défaut de le voir, elle ne puisse pas non plus l’entendre. Toutes ces manœuvres avaient parfaitement fonctionné puisque, jusqu’à présent, Palladium n’avait pas approché Helya à moins de cinq mètres et qu’il ne lui avait pas adressé une seule fois la parole depuis une semaine entière. Elle n’avait visiblement pas remarqué la défiance du loup brun à son égard, et c’était tant mieux. Après tout, elle n’était rien d’autre que son supérieur. Pas de lien de famille ou d’amitié, fort heureusement.
Mais l’envie irrépressible qui dominait de plus en plus Palladium était de lui manquer de respect. Il voulait la défier, lui enlever toute crédibilité, toute estime. Elle ne méritait pas qu’on la respecte, ni même qu’on la considère. Elle n’était qu’une abomination de la pire espèce, celle de la traîtrise.

Mais ce matin-là, Palladium commit une erreur. Lorsqu’il se leva, il ne jeta pas son coup d’œil habituel vers la tanière de la « traîtresse » et alla directement au garde-manger prélever sa pitance quotidienne. Encore les yeux lourds et la conscience ensommeillée, il ne vit que trop tard son général en train de se servir également de la nourriture. Lorsqu’il la vit, le Pantin s’arrêta net. L’avait-elle entendu ? Le contraire était peu probable : elle avait une ouïe hors du commun, sûrement due à son handicap visuel. Palladium décida donc qu’il pouvait bien attendre pour se nourrir, et il se détourna de la louve, lui tournant le dos pour retourner dans la chaleur doucereuse de sa tanière. Elle finirait bien par s’en aller et, à ce moment-là, il pourrait aller se nourrir tranquillement. Partager un repas avec elle était bien au-dessus de ses forces et il savait d’avance qu’il ne pourrait contenir sa haine si d’aventure, elle venait à tenter de nouer le dialogue.

Il entend les crocs déchiqueter la chair, à pleines dents. De grandes bouchées, bien goulues. Il préfère éviter de se demander si c’est grâce à lui si cette traîtresse se nourrit. Est-ce qu’il s’agit là d’une des proies qu’il a trimé à chasser ? Ou est-elle capable de se nourrir elle-même ? C’est ce qu’elle aurait dû faire, après avoir forniqué avec l’ennemi.

« Si je te déranges, tu n’as qu’à me le dire Palladium ! » Il se fige, presque instantanément. En même temps que ses tympans vrombissent légèrement, ses mâchoires se serrent instinctivement. Le ton de la louve aveugle est sec, presque méprisant. Un général aurait-il donc tous les passe-droits ? En plus de trahir sa meute, aurait-il le droit de s’octroyer la permission de mépriser ses subalternes ? La queue du loup brun s’agite doucement dans l’air, signe de son irritation, alors qu’il demeure parfaitement immobile, tournant obstinément le dos à la louve brune. Il ne lui doit plus aucune forme de respect, pourquoi daigner la regarder en face ? De toute façon, elle ne le voyait même pas, qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ?

« Tu ne me déranges pas, ne t’inquiètes pas. », répond-t-il d’une voix tremblante, celle d’une colère mal contrôlée.

Ce n’est pas le moment d’exploser, surtout il se doit de rester calme, serein. Ne pas trahir la promesse faite à Hige en pétant les plombs, rester de marbre et s’en aller tranquillement. Mais ses pattes, devenues lourdes comme du béton, restent profondément ancrées dans le sol avec obstination. Ses muscles demeurent crispés, et ses dents grincent faiblement en se frottant les unes contre les autres. Il parvient – enfin ! – à faire un pas en avant, pour s’éloigner davantage de la louve. Fuir, c’est à présent la seule option pour éviter de perdre le contrôle. Tandis qu’une vague de haine incontrôlable hérisse son pelage, le faisant tripler de volume, il fait brusquement volte-face, la regardant droit dans ses yeux opaques, les babines frémissantes d’envie de punir. Punir, cette traîtresse qui les a laissés crever comme des chiens. Oh et puis merde.

« Tu ne me déranges pas, tu m’insupportes ! Ta présence ici est insupportable, je ne comprends même pas que tu puisses regarder ta meute sans éprouver le moindre remords, la moindre culpabilité. Tu n’es qu’une lâche, une traîtresse, une moins que rien ! Que fais-tu en tant que général ? Tu comptes peut-être nous mener à la victoire à la prochaine bataille ? A moins que Tybalt ne débarque et n’égorge que quelques loups de plus ? Oh, mais qu’importe, qu’il tue sous ton nez des membres de ta propre meute, tant qu’il te saute ! », finit-il par cracher, haletant de cette tirade durant laquelle il n’a pas reprit son souffle une seule fois.
Tout est sorti, cru et nu, comme il le pensait. Il aurait cru que cela allait le soulager, mais il n’en était rien : il la voyait encore plus sale, encore plus laide à présent qu’elle était face à lui, dardant son œil blanc et hautain sur sa personne.

Avant même qu’il n’ait fermé la gueule, elle avait déjà levé ses yeux fixes vers le ciel en signe d’exaspération. Voulait-elle réellement jouer le rôle de la victime ? Ou était-elle tout simplement en train de lui montrer qu’elle n’en avait rien à foutre, et que sa condition de criminelle lui suffisait ? En proie à ces questions, il ne voit pas venir l’attaque de la louve aveugle : en un clin d’œil, sans même qu’il l’ait vue venir, elle le plaque truffe contre le sol, arrière-train en l’air. Un grondement échappe au Pantin : elle tentait de le soumettre en l’agenouillant à ses pieds, quelle piètre générale elle faisait en réalité ! Elle semblait obligée d’arracher le respect qu’on lui devait par la force, et cet acte humiliant qui rabaissait le loup brun devant la louve aveugle ne le dégoûta que davantage de sa supérieure. Décidément, elle ne valait pas un clou.

« Quand tu me parles tu baisses les yeux ! Palladium ! Défies moi si tu le souhaites, mais actuellement je suis TON supérieur. As-tu oublié ? sans doute vu ta réaction ... j'ai buté, tué, autant d'hordien que tu ne pourrais l'imaginer. Tu n'a pas plus bouger ta sale gueule que moi ! Alors avant de l'ouvrir sert toi de ta cervelle, a moins que tu n'est est pas ?! Ma Loyauté envers Empress n'a jamais faillis, j'étais présente a cette guerre, mais sans doute l'avez vous oubliez ... après tous on se rappelle seulement de ce que l'on veut. Défis moi encore une fois Palladium et je te règlerais ton compte. »

Il aurait aimé regarder la louve droit dans les yeux à ce moment précis, pour lui faire ravaler ses belles paroles et sa demande de respect. Mais physiquement, il lui était impossible de se soustraire à l’emprise puissante de sa générale qui lui enfonça la tête dans le sable, pour de bon. L’humiliation était si grande, que la colère monta encore d’un cran dans le cœur du Pantin. Et la colère vous fait parfois commettre des actes insensés. Le loup brun était plutôt de nature lâche, pas du genre à chercher le conflit. A la moindre tension, il arrondissait un peu les angles, se soumettait brièvement et le tour était joué ; ainsi, il avait su éviter la plupart des ennuis qui l’avaient menacé. Jamais il n’aurait osé se mesurer à Helya : il était trop peu sûr de faire le poids face à son expérience au combat. Mais la haine l’étouffa si brutalement que lorsqu’elle le lâcha enfin, il n’eut plus qu’une envie : se jeter sur elle. Il la regarde s’éloigner dédaigneusement d’un pas lent et prudent. Elle demeure sur ses gardes, Palladium le sait. Il n’est donc pas si inoffensif qu’elle semble le dire, non ? Palladium hésite encore à la défier ouvertement : il n’a pas oublié qui elle est et elle pourrait fort bien le battre, ou pire ! le tuer. Il fallait gagner du temps, avant de prendre une décision trop hâtive. Il déglutit donc péniblement, et lança d’une voix forte :

« Pendant cette guerre, nous avons tous accomplit notre devoir. Toi y compris. La seule différence, c'est que là où tu as tué du Hordien, tu as laissé délibérément crever du Sekmet ! Est-ce que c'est ça, ta définition de loyauté ? Oh oui, tu as été loyale à Empress : ce n'est pas elle qui est morte au milieu du champ de bataille, pendant que tu devais te faire du mourron pour ton animal de compagnon ! Comment dois-je l'appeler ? », crache-t-il avec véhémence.

Elle se retourne, lui faisant à nouveau face. Palladium ne peut contenir un mouvement de recul face à sa supérieure. Compte-t-elle tenter de le corriger de son insolence, une fois encore ? Il ne le lui permettrait plus, il resterait sur ses gardes, à présent. Ses babines tremblent de colère et ses crocs meurent d’envie de se découvrir. La tuer ne suffirait même plus à assouvir la haine qui le contrôle et qui l’obsède.

« Mais bien sûr ! Oui ce Sekmet est mort devant NOUS, ne m’accuse pas d’un meurtre que je n’ai pas commis. Je suis aveugle et point voyante. Nous étions en stand by, en effet c’est Tybalt qui a lancé l’attaque. Mais tu étais tout aussi présent il me semble ?! tu n’as point bougé ton museau de merde ?! ah oui, tu étais heureux, heureux que cette guerre commence, que le sang coule ! Aucun d’entre vous n’a pu bouger et tu m’accuses de ne pas l’avoir fait ?! Ho ça suffit ! Evite de gâcher ta salive avec moi Palladium ! »

Le Pantin lâche un soupir de consternation. Elle n’y comprenait rien à rien, décidément. Cela valait-il réellement la peine de lui parler, au final ? Ne valait-il pas mieux y planter tout de suite les crocs pour lui imposer un silence qu’elle aurait du garder, ne serais-ce que par dignité ? Elle était en train de lui dire qu’il était tout aussi fautif qu’elle, ce qui n’était pas entièrement faux. Mais Palladium ne lui jetait pas la pierre parce que ce loup était mort, non. Il lui jetait la pierre parce qu’elle avait trahi les siens, trahi sa meute et ses sujets. Parce qu’elle les avait humiliés, parce qu’elle avait décidé de n’en faire qu’à sa tête. Et cela, Palladium ne lui pardonnerait jamais. Un sourire mauvais se dessine sur ses babines, dévoilant quelques dents prêtes à mordre.

« Tu ne l’as pas sauvé, ce n’est pas le problème. Tu avais sûrement mieux à faire, pendant cette bataille. Mais il est mort, des crocs de celui qui t’as fait des enfants, bordel ! Nous avons du supporter sa présence durant de longs mois, essuyer ses coups, ses attaques pendant cette guerre, et maintenant nous devrions nourrir ses enfants ? Tu n’as pas l’impression que c’est un manque de respect et une trahison incroyables ? », répond-t-il d’un ton étonnamment calme. « Et s’il avait tenté de tuer quelqu’un à qui tu tiens, , reprend-t-il avec ironie et insolence, ne me dis pas que tu aurais tué le père de tes enfants pour défendre ta meute ? »

Le loup brun sent bien que la tension monte, mais peu à peu il s'apaise. Après tout, elle n'en vaut pas vraiment la peine et viendra un moment où la meute se retournera contre elle. Elle n'avait plus sa place parmi les Sekmets, et comme elle ne semblait pas prête de partir d'elle-même, le Pantin allait l'en chasser. Quoi que ça lui coûte.

« Je ne veux plus voir ta sale gueule devant moi, Palladium ! Cette discussion est close ! vas voir ailleurs si j'y suis ! »

Un petit rire échappe au Pantin. C'était un peu culotté, quand même. Elle était en train de lui dire qu'elle ne voulait plus le croiser, alors que c'était elle la fautive. Une belle réaction mature et digne de son rang de général, vraiment. Il aurait pu le lui faire remarquer, mais le conflit s'éternisait et le loup brun avait cette sale impression de parler dans le vide. Helya était un mur impénétrable, et la seule chose qu'elle comprendrait ce serait certainement une bonne rangée de crocs plantée dans sa nuque. Il hoche lentement la tête et esquisse une révérence exagérément moqueuse.

« A vos ordres, mon "général". », lance-t-il avec ironie.

Le conflit s’éternise, et la louve ne veut rien entendre. De toute façon, qu’y-a-t-il de plus à lui faire comprendre ? Elle semble aussi sourde qu’aveugle. Le loup brun serre les dents. Il ne se battra pas contre elle aujourd’hui. Pas maintenant, au risque de réveiller tout le monde et de lancer un véritable conflit : il serait obligé de s’expliquer, et la plupart des siens se jetteraient sur lui pour avoir osé manquer de respect à sa supérieure. Non, il valait mieux lancer une révolution interne, à tête reposée. Expliquer à tous les autres de quoi cette traîtresse s’était rendue coupable en forniquant avec la Horde. Voilà ce qui lui appartenait de faire. Et il s’apprête déjà à faire demi-tour, bien décidé à mettre en œuvre ses plans le plus tôt possible, lorsque la voix d’Helya le retient une dernière fois.

« Ce sont mes enfants ... tu n'as qu'a les considérer comme tels. Et pour ta gouverne nous nous sommes battus comme ennemis et non compagnons, mais ça tu ne comprendras pas. Considères moi comme tu le souhaites, hais moi autant que tu le veux, mais mes principes sont les miens ! que tu le comprenne ou non m'importe pas. »

Le loup brun hausse les épaules. N’a-t-il pas déjà fait la plus belle preuve d’acceptation de ses enfants en acceptant d’être le mentor de l’un d’entre eux ? Sa haine envers ces louveteaux impurs avait fini par se dissiper : ce n’était pas leur faute si leur mère était coupable de trahison, après tout. Mais ça non plus, elle ne semblait pas s’en souvenir. Oh, ils se sont battus ? Pourtant, Palladium n’a aucun souvenir d’Helya sortant les crocs devant Tybalt. C’était plutôt lui, qui se trouvait aux premières loges pour essuyer les attaques de ce fou furieux, à vrai dire. Mais ça, elle avait sûrement oublié de le préciser également. Palladium se retient de le lui faire remarquer : de toute façon, il finirait bien par l’extraire de la meute, d’une manière ou d’une autre, et cette seule pensée suffisait à le faire taire. Il savait au fond de lui qu’il aurait une revanche bien plus grande que la pire des insultes.
Il hausse à nouveau les épaules, et lance un ultime regard désabusé à Helya. D’accord, tu as raison. Puis il lui tourne délibérément le dos, avec cette sale envie de lui uriner dessus – au petit matin, quoi de plus normal ? – et il finit par se détourner définitivement pour rentrer dans sa tanière. Après tout, la vengeance est un plat qui se mange froid..