Les jours se suivent et se ressemblent.

Ce n'était pourtant pas le genre de Zwey de s'ennuyer et de demander un peu d'action. Il n'était jamais aussi heureux que tranquille au soleil à piquer un petit somme, le ventre plein, sans que personne vienne le déranger ; et certainement pas un événement dramatique quelconque qui mobiliserait tout le monde sur le pied de guerre. Non, Zwey était fait pour la vie de salon. Du moins l'aurait-il préférée.
Cependant, il est vrai que les derniers événements le frustraient plus qu'ils ne l'indifféraient. Sa meute s’amollissait. Plume Rousse avait beau clamer qu'ils auraient leur revanche sur les Navnik et les Sekmets après cette histoire de terre... Sa clémence face aux solitaires qui venaient piller le garde-manger n'était pas pour rassurer Zwey sur ce point.
Oh, lui s'en moquait à la base, des décisions sur saint siège. Ils pouvaient bien faire ce qu'ils voulaient, lui suivrait gentiment le mouvement, comme d'habitude. Mais il ne pensait pas que leurs alphas prennent bien la mesure d'à quel point leur meute était vulnérable. Ils étaient trop peu nombreux et trop gentils.
Bon, Plume Rousse avait peut-être plus d'un tour dans son sac, il n'en doutait pas - et il valait mieux pour elle que ce soit en effet le cas. Mais ce tour avait intérêt à être sacrément bon, si elle voulait garder la tête hors de l'eau.
Donc en attendant, la sentinelle n'avait qu'à attendre, effectuer les entraînements réglementaires, embêter son apprentie et faire ses rondes toutes seule. Puisque de sentinelle, à part lui, il n'y en avait pas des masses.

Cela dit, songeait-il pendant sa ronde matinale, il espérait que les Esobeks n'étaient pas trop engagés sur la mauvaise pente non plus. Parce que le gibier pouvait être abondant pour le moment, mais il était plus que certain que cette époque de gloire ne durerait pas. Et alors, c'est la faim et la maladie qui les menacerait, eux, la meute trop réduite et trop timorée.
Zwey connaissait le chemin par coeur, raison pour laquelle il ne faisait que peu attention à ce qui l'entourait. Cependant, lorsque l'odeur d'un loup inconnu sauta à son museau, il ne s'en arrêta pas moins net. Le nez en l'air, il huma la brise pour tenter de déterminer la position de l'intrus.
Ce ne fut pas long. Apparemment, le zigoto ne s'occupait pas du tout de se cacher.
Eh bien il allait en avoir pour son argent, tiens. Ça distrairait Zwey, et ça lui ferait les crocs.
Le loup boiteux prit le galop en direction de l'intrus, qui se trouvait déjà bien enfoncé dans les terres. Il le rattrapa entre deux arbres et sauta par-dessus un tronc couché pour s'arrêter à quelques mètres du loup inconnu.
Enfin, inconnu.

Avec agacement autant qu'amusement, Zwey reconnu en le loup noir une vieille connaissance d'un jour, très certainement venue réclamer un os à ronger.
Tiens donc. Cette journée devient intéressante.
Les oreilles plaquées sur le crâne de la sentinelle se redressèrent et ses babines prêtes à se retrousser se détendirent.

« Ah tiens. » Fit-il en claquant des mâchoires. « C'est toi. »

Précision plus qu'inutile. Difficile d'oublier leur balade en amoureux entre les ruines de la civilisation humaine. Ni les promesses échangées à demi-mots.

« Qu'est-ce que tu veux ? » S'enquit Zwey sans agressivité, mais en gardant dans la voix une certaine méfiance.

Parce qu'après tout, il doutait que Stannis soit là pour lui offrir de partager un bon gigot gratuitement. Ce n'était définitivement pas le genre du personnage.
Disons qu'entre charognards, on se reconnaît bien.

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Woah quelle chance.
Zwey avait failli oublier à quel point Stannis avait la langue bien pendue.

« Bonjour Zwey ! Je suis très content de te revoir également. Ah oui je suis tout à fait d’accord avec toi, c’est une très belle journée pour une balade dans les bois ! Je vais très bien, merci, et de ton côté ? »

C'était tout de même dingue. D'habitude c'était lui, le spécialiste des remarques acerbes et des longs discours de plaintes hypocrites. Il fallait croire qu'il avait trouvé un concurrent. Pour une fois dans sa vie, Zwey se retrouva donc dans le rôle de celui qui écoute avec une patience divine en se demandant quand est-ce que l'autre aura fini de parler et s'il serait remarquablement grossier d'aller casser la croûte le temps qu'il termine.
Madame à la dignité offensée changea alors de sujet - mais n'en aborda pas pour autant les raisons de sa présence :

« Mais trêves de banalités. Depuis le temps que je t’attends, j’aurais eu tout le temps d’aller voler une précieuse proie de votre garde-manger et de la ramener ici. Mais je ne suis pas ce genre de personne, je ne prends pas sans donner. »

C'était dingue aussi à quel point les gens aimaient critiquer ses capacités de défenseur du territoire. A ces mots, Zwey agita la brièvement la queue avec mauvaise humeur. Puis reprit son calme olympien et descendit de son arbre.
Après tout, si Stannis voulait lui voler sa bouffe, il n'avait qu'à essayer et il verrait qui défendait mal le garde-manger.
Et puis c'était lui le plus petit. D'abord.

« Je savais que je te manquerais teeeellement que tu viendrais de toi-même. » Fit distraitement la sentinelle en flairant l'air autour de lui, alors que le loup noir repassait en mode câlins.

A vrai dire, rien n'était plus faux. Non pas qu'il ait oublié avoir fait la rencontre de l'énergumène au poil noir, mais il n'avait pas pensé que ce dernier serait intéressé au point de venir le relancer jusque sur ses propres terres. Son ressenti premier se précisait : pas moyen que Stannis soit venu ici rien que pour faire une petite balade entre les verdoyantes collines esobek.
Malgré tout ce que cette proposition puisse avoir de romantique.

« Tu te rappelles de la situation embarrassante de laquelle je t’avais sorti à notre première rencontre ? J’espère que tu te sens toujours d’humeur reconnaissante parce que j’ai une proposition à te faire. »

Zwey s'ébroua lorsque la fourrure du solitaire s'écarta de la sienne, puis bâilla et s'assit. Il était certain que, pour l'instant, aucun de ses camarades ne rôdait dans les parages, et pouvait donc se détendre un peu.
Parce qu'il y avait fort à parier que personne ne serait très content de ce qu'il était en train de faire à ce moment-là.
Halte à la discrimination, songea-t-il vaguement. Il avait bien le droit de draguer qui il voulait.
Bon, en attendant, qu'est-ce qu'il avait dit l'autre... ah oui. Zwey lui renvoya un sourire mi-figue mi-raisin rien moins qu'éloquent.

« Je suis tout ouïe voyons. Je voudrais pas que tu me prennes pour un ingrat. » Son sourire s'élargit. « Ce serait triste de jeter un froid dans notre... relation. Non ? »

Rrrr rrrrr.

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Une fois n'est pas coutume, Zwey dut retenir un grognement agacé en voyant le loup noir prendre ses aises dans l'herbe, pendant que lui scrutait presque anxieusement les sous-bois. C'est certain, le solitaire n'avait pas à se soucier d'être accusé de traîtrise, lui !
Enfin. Vu son air détendu, il oubliait sans doute ce qui risquait de lui arriver si d'autres loups esobek débarquaient. A savoir quelque chose comme l'oreille que Plume Rousse avait arrachée à Nocturne pas si longtemps auparavant.
Zwey aurait bien eu quelques suggestions à formuler sur la question ; en toute amitié bien évidemment.
La sentinelle resta, elle, bien plantée sur ses quatre pattes tandis que son compagnon du jour reprenait son larmoyant cinéma. Il songea rapidement à le faire tomber tandis qu'il n'avait que trois pattes pour appui, mais renonça en vertu de ce que cette idée avait de puéril.

« Ô je n’ose imaginer ma souffrance si un jour tu me tournais le dos. Mon cœur souffre à l’idée seule de ne plus te revoir. »

Eh bien. Si ça continuait, il allait vraiment tomber amoureux. Passant une langue rose sur son museau, Zwey laissa Stannis poursuivre en filtrant les informations intéressantes.

« (...) et pour cela je dois te le demander maintenant ... »

A se demander comment les congénères du loup noir faisaient pour l'écouter déblatérer toute la journée. A supposer que Stannis ait effectivement d'aventure, ce dont Zwey doutait étrangement... Quoique. Vu les talents de baratineur du solitaire, il l'imaginait très bien avec une petite clique pendues à ses coussinets - une cour, même.
Les muscles du loup brun se tendirent sous sa fourrure lorsque son congénère noir se rapprocha pour murmurer à son oreille :

« Je veux tout savoir. Qui rentre, qui sort, à quelle heure Plume Rousse va se coucher, quand Freux la rejoint au lit, les commérages, les rumeurs, ... tout ce que tu peux me donner. Contre un paiement généreux bien sûr. »

Un sourire tordu effleura les lèvres de l'esobek. Alors c'était ça. Il aurait dû s'en douter.
Après tout, mis à part un droit exclusif de chasse sur ses terres - qu'il aurait catégoriquement refusé - qu'est-ce qu'une sentinelle comme lui pouvait avoir à offrir ?
Mis à part le plus grand des pouvoirs... l'information.
Ohh, il allait falloir la jouer fine sur ce coup-là. Zwey ne tenait pas à se retrouver avec une patte définitivement hors-service ; ou toute autre partie de son anatomie.
Placide, il soutint inébranlablement le regard d'ambre du loup noir, malgré tout ce que ses yeux avaient de dérangeant. S'il se passait ce qu'il croyait qu'il allait se passer, il allait devoir s'y faire.

« J’espère que tu accepteras, je ne peux imaginer ma vie sans toi. Si tu refuses ... mon coeur sera brisé à tout jamais. »

C'est tes fesses que je m'en vais briser tu vas voir.
Zwey s'ébroua et claqua des dents.

« En quoi ça t'intéresse tout ça, Solitaire ? »

Oui, il aimait bien appeler les solitaires "Solitaires". Ça le faisait marrer. Simple engouement personnel pour son propre humour décadent. Nouveau sourire.

« Imaginons, mon coeur. Imaginons. Que je considère cette requête. Qu'est-ce que tu ferais de ces détails sans importance ? »

Ironique, bien sûr. Il n'était pas stupide ; il se doutait aussi que Stannis n'allait pas lui livrer ses intentions.
Mais s'il pouvait glaner quelques indices, il n'allait pas se priver. Comme l'avait bien compris le solitaire, l'information était le pouvoir. Savoir quelques menus détails pouvait faire toute la différence. C'était également le cas pour la sentinelle, qui n'en était que trop consciente.

« Et puis, » ajouta-t-il en prenant à son tour un air blessé - comme quoi, le loup noir était contagieux, « comment aurais-je la certitude que tu ne me trahirais pas pour quelqu'un d'autre ? »

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Ce fut bref, très bref, mais Zwey aurait juré que quelque chose dans son discours avait offensé le loup solitaire au point de lui tirer une grimace. Quoiqu'il ne soit pas certain de ce qu'il avait vu, le loup brun ne put s'empêcher d'en tirer une satisfaction passagère : après tout, de ce qu'il commençait à connaître de la bête, cela ne lui arriverait pas tous les jours.
La suite de son discours passa sans que Stannis ne l'interrompe, chose tout à fait remarquable. Et ce faisant, Zwey songeait qu'il s'en sortait bien pour amuser son compagnon. Quelque part, ce n'était pas plus mal pour la sentinelle.
Stannis roucoula une ou deux fois en retour, puisqu'il s'amusait beaucoup de leur petit jeu, puis redevint à nouveau sérieux :

« Quant à tout ce que tu as à m’offrir... Je te promets de l’utiliser avec parcimonie. Qu’est-ce que tu en dis ? »

Evidemment. Un refus catégorique, mais non pas dépourvu de politesse. Le vieux renard.
Tant pis ; il ne s'attendait pas à beaucoup mieux de toute façon.

« J'en dis que je te crois pas du tout. Mais bon. » Marmonna-t-il en retour avec une apparente mauvaise volonté.

Puis Zwey lui rendit son regard. Le loup noir ne lui faisait pas peur ; de toute façon, sans égards pour sa propre sécurité, il y avait très peu de choses qui lui fassent peur dans l'absolu. Et ces quelques rares hantises, il avait soin de les garder pour lui. La sentinelle soutint un moment - ce qui parut une éternité - le regard de ces pupilles dorées, percevant dans ses yeux à quel point Stannis aurait exécré qu'il refusât.
Il fut étreint, l'espace d'un instant, par l'envie viscérale de lui refuser ce qu'il désirait. Et voir se peindre sur son museau la frustration et la rage impuissante ; ça lui aurait retiré ce rictus pédant qui risquait bel et bien de rester collé sur ses babines à tout jamais.
Quelque part, il lui aurait fait une faveur. Zwey, service public.

Mais au fond, et les deux loups le savaient bien, la sentinelle n'allait pas refuser. Pas qu'il ne le puisse pas. Pas qu'il n'en ait pas vaguement envie. Mais, ainsi que l'avait senti le loup noir plus qu'il ne l'avait décelé dans ses paroles, Zwey était ainsi fait. La loyauté n'avait que peu de sens pour lui. De plus, il avait un mauvais pressentiment quant à l'avenir de sa meute, et cette perspective le caressait chaque matin à rebrousse-poil, malgré la chaleur du soleil qui caressait leurs terres. Cela ne durerait pas, il en était persuadé.
Stannis eût-il débarqué en une période florissantes, Zwey lui aurait rit au nez. Ou à la limite, considéré une coopération en échange de nourriture, pour mieux chercher à le doubler ensuite.
Aujourd'hui, il cherchait surtout à assurer ses arrières. Et si possible, une porte de sortie.

Pas qu'il n'ait aucune affection pour ses congénères.
Peut-être n'était-elle simplement pas assez forte devant la traumatisante puissance de ses instincts. Car Zwey était son propre esclave.

Le jeune loup recula d'un pas et se rassit en tournant la tête parallèlement à Stannis, l'observant d'un seul oeil. Son regard allait et venait dans les fourrés. Toujours personne.

« Je déterrerai la petite souche arrachée, à l'endroit où le lit de la rivière franchit la frontière, si j'ai quelque chose à t'apprendre. »

Rassuré une nouvelle fois, plus tranquille maintenant qu'il avait lâché le morceau, Zwey se retourna vers son compagnon et s'ébroua :

« En échange je veux un anonymat et une impunité totale. » Si le loup noir ne voyait pas encore l'utilité de cette clause, Zwey lui la sentait bien. « Et c'est moi qui fixe le prix. Disons que pour les ragots tout simples une proie suffira. C'est tout. »

Et tu as plutôt intérêt à prendre ce que je te donne. Le regard dépourvu d'aménités qu'il braqua sur le négociateur en disait assez long.

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Oh, le loup noir prenait son pied, ça au moins c'était clair. Zwey l'imaginait presque sautiller d'excitation au fond de sa boîte crânienne bouillonnante. Il se demanda, fugacement, ce qu'il avait à gagner à espionner les Esobeks.
A moins que cette histoire ne soit bien plus complexe que leur simple duo. Zwey fronça intérieurement les sourcils : si le loup noir avait des taupes ailleurs que dans sa meute, alors son influence allait devenir non négligeable.
Opportunité, opportunité, opportunité. Zwey répliqua un rictus tranquille au grand sourire de son nouveau collaborateur.

« Cela va de soi. Marché conclu, alors, j’espère que nous nous reverrons très vite. »

Zwey se demanda si l'air satisfait du loup noir n'aurait pas dû l'alarmer ; puis il décida que non. Pour le moment, Stannis n'avait aucun intérêt à le piéger ; et en ce qui le concernait, les termes de leur accord étaient nettement avantageux. Et quelque part, ce n'était pas tant pour le gibier...
Les dents de la sentinelle claquèrent sans violence près de la queue du solitaire, qui venait de cingler son museau, mais il ne fit pas de geste supplémentaire lorsque Stannis s'éloigna majestueusement. Car comme le soulignait sa réplique de sortie - ce loup avait vraiment un problème avec la mise en scène, franchement - il avait négligé un petit détail. Détail qui tira un sourire à Zwey lorsqu'il se retrouva seul.
C'est qu'il n'était pas son jouet.
Pas encore.

Mais, réfléchit la sentinelle en se remettant sur ses pattes, qu'il y croie ne lui posait aucun problème, au contraire. S'il y avait bien une chose qui pouvait faire tomber Stannis, il s'en rendait désormais compte, c'était l'arrogance.
Le loup noir avait de la chance que Zwey soit aussi docile et paisible ; il savait où était son intérêt, et ne pas le contrarier par une fierté mal placée. Et qu'il accepte sans broncher de se faire marcher sur les pieds, aussi. Que son nouveau "patron" le traite comme un toutou s'il lui plaisait, la sentinelle n'en agirait pas moins dans son propre intérêt, songeait-elle en reprenant sa ronde.
D'ailleurs c'était Stannis qui lui apporterait à bouffer, après tout.
Et puis, il était vraiment petit.

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