Une fois de plus, le chasseur noir ressort victorieux de cette chasse. Palladium le couve d’un regard entendu et admiratif. Oui, Hige a réellement quelque chose en lui qui vous donne envie de le respecter et de lui être agréable. Le loup noir achève sa proie d’un mouvement précis et comme automatique, avant de reprendre le cours de leur discussion.
« Tu as raison, je n’ai que peu de choix et j’ignore si elle fréquente encore ce monstre, mais je pense que je vais m’entretenir avec elle car cela ne peut plus durer. J’ai énormément d’affection pour ses petits et je n’ai aucune envie qu’ils sachent que leur père est un monstre qui tue par pur plaisir puis… » La tirade de son compagnon cesse brutalement. Le loup noir est soudainement aux aguets. Immédiatement, les muscles du Pantin se tendent. Il se demande ce qui a bien pu susciter autant d’intérêt chez son ami. Il ne tarde pas à comprendre qu’une nouvelle chasse se prépare en voyant la posture d’Hige. Sa démarche est devenue féline, et il rase le sol, les yeux fixés sur un point invisible qui attire toute son attention. Palladium se dirige sur le flanc droit de ce prétendu point d’ancrage, un peu au hasard il faut le dire. Lui n’a détecté aucune présence animale, trop concentré sur les paroles de son ami pour prêter attention à ce qui l’entourait. Il s’avance, totalement synchronisé avec son coéquipier, attendant de voir ce qu’il allait devoir tuer. Le rôle du rabatteur – même s’il avait tendance à l’ennuyer à la longue – lui plaisait davantage que celui de la mise à mort. Il avait toujours ce stress chronique qui lui tordait l’estomac, la peur de mal faire, de rater le moment propice ou pire, de se faire charger par un animal trop puissant. Mais lorsqu’il voit le jeune faon foncer vers lui, l’œil paniqué, le loup brun n’éprouve aucune anxiété. Le faon s’apprête à bondir par-dessus le tronc derrière lequel le danger est caché, et au moment même où il passe au-dessus du loup brun, celui-ci l’attrape par la gorge d’un mouvement sec de la nuque. Le faon s’écrase à terre, et Palladium étreint sa gorge palpitante entre ses mâchoires, maintenant son corps frêle cloué au sol de ses pattes antérieures.
Lorsqu’il se redresse, il n’a pas oublié les dernières paroles de son ami. L’œil de Palladium scrute celui d’Hige, comme s’il tentait de percer les mystères qui pouvaient bien habiter ce chasseur si secret. Mais la prunelle du loup brun demeure triste. Hige lui fait penser à ce lièvre qui, prit dans des sables mouvants, tentait d’en sortir vainement. Le loup noir est prit au piège.
« Ils finiront par le découvrir, d'une manière ou d'une autre.. »
En cela, Palladium préférait éviter à son ami de se voiler inutilement la face. Tôt ou tard, ces louveteaux finiraient par découvrir le pot-aux-roses et, en prévention de cet évènement dramatique, il était peut-être souhaitable de les en informer avant qu'ils ne le découvrent par eux-mêmes. Ce genre de secret ne reste pas bien longtemps enfoui.

Hige semblait tel un être déraciné, qui aurait perdu tout repère. Palladium se rendait bien compte que son ami était tombé au fond d’un cul de sac dont la seule issue était verrouillée. La clé se trouvait en la possession d’Helya et cette traîtresse ne le délivrerait probablement pas de son fardeau avant d’être sûre que sa famille ne courait aucun risque, ce qui signifiait énormément de temps. D’un autre côté, il valait sûrement mieux pour la cohésion de la meute que tout ceci reste sagement enterré dans le secret. Le Pantin n’osait imaginer ce qui pourrait se passer si Sageeth ou pire, Torka, apprenait cette sombre nouvelle. Palladium croyait les « hauts gradés » pas assez cruels pour tuer les petits, mais assez révoltés pour les bannir eux et leur mère de la meute. Mais serais-ce réellement une mauvaise chose ? Ce serait injuste pour les enfants, mais le chasseur ne voyait plus d’autre sort possible pour cette infamie d’Helya. « Tu as raison mon ami mais, si je peux faire en sorte qu’ils ne côtoient jamais ce loup ça sera au moins ça. » Palladium secoue la tête de gauche à droite. Cette idée lui semble belle et respectable, mais surtout très utopique. Le chasseur noir ne pourra jamais empêcher les enfants de Tybalt de vouloir faire sa connaissance. Tous les gosses veulent connaître leurs origines, un peu comme si c’était un besoin vital. Stupide, mais bien réel. Mais le Pantin ne se sentit pas le cœur à briser les derniers espoirs de son ami. Qui sait, peut-être parviendrait-il à conserver ce lourd secret assez longtemps pour que les louveteaux ne connaissent jamais leur véritable père ? Mais quel fardeau, de s’entendre appeler papa quand on connaît la vérité. Le loup brun reste donc silencieux. « Et toi ? Où en es-tu ? Tu n’as donc rien à me raconter ? Peut-être une louve en vue ? » Le loup brun croise le regard complice de son ami. La curiosité lui rendait l’œil vif et malin que le chasseur lui connaissait bien. Un léger sourire en coin vient étirer ses babines. Mais la question, bien qu’il n’en montre rien, le laisse perplexe. Non, étrangement, il ne ressentait pas ce besoin de se trouver une compagne, de procréer comme mère Nature l’aurait voulu. Les sentiments trop affectueux n’étaient pas faits pour lui. Il se sentait incapable d’aimer autre chose que sa liberté, que ses chasses en solitaire. Mais surtout, ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était de n’avoir aucune responsabilité. Bien sûr, il devait chasser pour les besoins de sa meute, mais sa survie pouvait être assurée à lui seul. Il se suffisait à lui-même pour le moment, et toute création de lien affectif lui aurait fait perdre cette autonomie et l’aurait rendu dépendant, il en était certain. Mais comment expliquer cela à Hige, qui avait accepté le sacrifice pour des enfants qui n’étaient même pas les siens ?
Cette longue réflexion ne lui laisse pas le temps de répondre à son ami : ce dernier est déjà sur les traces d’un sanglier et, après l’avoir machinalement suivi, le Pantin sort enfin de ses pensées pour passer à l’action. Il est temps : le sanglier lui tourne le dos, faible et facile d’accès, trop occupé à défier Hige de ses défenses – petites mais dangereuses. Et au moment même où le porc s’apprête à charger, le loup brun sort à toute vitesse de sa cachette et, le harponnant de ses crocs et de ses griffes en pleine croupe, il se laisse rouler sur le flanc pour entraîner leur proie dans sa chute. L’animal, prit par surprise, n’a pas le temps de résister à cette attaque pourtant peu puissante et tombe sur le loup qui parvient cependant à s’extraire de dessous ce poids mort. Palladium se retourne, prêt à attaquer le ventre mou offert à ses mâchoires, mais Hige a déjà planté ses crocs dans la chair tendre, arrachant un cri au goret. Profitant de ce que son allié le maintienne au sol, le chasseur fauve se rue sur la gorge du condamné et, y plantant ses crocs, déverse le sang chaud en provenance de la jugulaire de l’animal dans sa gorge palpitante.
Une fois que le sanglier ne bouge plus, Palladium se redresse, les babines légèrement tachées de sang. Où en étaient-ils ?
« Je ne pense pas être capable d'assumer le rôle de père ou même de compagnon. Je ne suis pas apte, et je n'en ressens ni le besoin, ni l'envie. Je crois que je deviens de plus en plus sociopathe.. »
Cette confidence était sortie d’un coup d’un seul, quelques mots éparpillés qui lui étaient venus à l’esprit, des mots incontrôlés qu’il n’aurait jamais laissé échapper s’il n’avait pas été distrait par cette chasse et qu’il avait davantage réfléchi avant de parler. Mais trop tard. Le mal était fait. Bien qu’Hige soit son ami le plus proche, Palladium n’avait aucune envie d’étaler ses états d’âme devant lui. Ce n’était pas son genre, la discrétion devait rester son maître mot. Le Pantin se souvenait encore, dans la sombre moiteur des tunnels, lorsque la Chose lui était apparue une fois de plus, la honte et la gêne qu’il avait ressenties devant lui lorsqu’il avait du lui expliquer la raison de ses craintes perpétuelles. Il ne pouvait pas lui expliquer, même lui n’aurait pas su comprendre. Palladium sentait comme son âme déprotégée des murs qu’il avait érigées devant elle : elle était à présent comme complètement nue, devant le chasseur noir, pour quelques petits mots de rien du tout.

Palladium regarde avec attention le sourire qui éclaire faiblement le visage de son acolyte. Sourit-il parce qu’il se moque de ses propos, ou tout simplement parce que cette confidence l’amuse ? Est-il heureux de cette confession, ou la trouve-t-il tout bonnement stupide ? Palladium préfère ignorer ce questionnement qui l’assaille et qui, s’il le laisse poursuivre, finira par lui ôter toute confiance en lui. « Moi non plus je ne pensais pas finir de la sorte, enfin, la situation est différente mais, j’avoue que cela m’a fait beaucoup réfléchir. Moi qui m’étais promis de ne jamais fonder une famille pour ne plus avoir à perdre d’être cher, voilà que j’y pense désormais. » Ces paroles donnent à Palladium un air interloqué. Fonder une famille, Hige y pensait-il sérieusement ? Comment pouvait-il ressentir l’envie de s’enchaîner à cette tonne de responsabilités ? Quelque chose échappe profondément au loup brun dans le comportement de son ami. Et voilà qu’à présent, il qualifiait carrément ça du mot « rêve ». Non, décidément non, les deux loups ne pouvaient être sur la même longueur d’onde à ce sujet. Le Pantin était bien trop opposé à toute notion de famille pour pouvoir comprendre le point de vue du chasseur noir.
Il secoue légèrement la tête et, lorsque son compagnon s’affaisse pour boire un peu, le loup brun l’imite. Ces chasses à répétition ne sont pas désagréables, mais elles sont fatigantes pour le physique et le mental des deux chasseurs. D’ailleurs, Hige lui propose une ultime chasse avant de se séparer. Chacun vaquera à ses occupations habituelles, et ils se retrouveront plus tard ou dans quelques jours. Palladium devra se taire et prendre sur lui pour croiser la traîtresse et ne pas divulguer le secret de son ami. Tout devra sembler normal, mais plus rien ne le sera. Et un jour, le Pantin explosera. Il le sait déjà, à l’avance. Il fera donc tout pour éviter leur générale et pour retarder le moment fatidique.
En attendant, il contourne l’arbre presque mécaniquement, et poursuis l’écureuil sur une dizaine de mètres. Ces petits animaux sont décidément très agiles, et lorsque le rongeur tente une ascension au premier arbre venu, le Pantin est un peu mis en difficulté. Il manque son coup une première fois, laissant la possibilité au petit être roux de s’accrocher à une branche, mais cette victoire est de courte durée pour la proie. Le chasseur ne tarde pas à l’attraper entre ses mâchoires, grâce à un bond puissant. Les petits os se brisent, comme de frêles brindilles et Palladium se rapproche du loup noir pour déguster leur butin commun.

HRP:

La chair molle se déchiquette aisément entre les crocs puissants du loup brun. Il se fit la réflexion que l’’écureuil a décidément un très bon goût. Jetant un coup d’œil furtif à son ami, il vit que Hige se trouvait en pleine réflexion : il avait cessé de manger et ses yeux, tournés vers lui, restaient accrochés dans le vide. Palladium, plutôt que de le questionner, attendit quelques instants que le loup noir prenne de lui-même la parole. Et ceci ne se fit guère attendre plus longtemps. « J’aurais un service à te demander, bien sûr tu n’es pas obligé d’accepter […] » Palladium cesse immédiatement de mastiquer la viande et l’avale d’un trait. Ses prunelles jaunes se figent dans celles de son compagnon, et il écoute attentivement ce que ce dernier a à lui dire. Les propos d’Hige ne l’étonnent guère : il est normal que ces louveteaux aient un caractère exécrable, au vu des gènes qu’ils se trimballent. Le loup noir marque une pause, et Palladium l’interroge du regard, ne voyant toujours pas en quoi pouvait bien consister le service qu’il lui demandait quelques instants plus tôt. Mais le loup noir, impassible, reprend son discours. Au fur et à mesure que les mots sortaient de la gueule de son ami, Palladium commençait à comprendre peu à peu où il voulait en venir. Buckingham trop faible pour assurer son entraînement, le besoin de sentir son protégé bien encadré, toute cette réflexion amenait le service demandé à une seule et unique possibilité… « Du coup j’aimerais savoir, accepterais-tu d’être son mentor ? »
Palladium laisse Hige terminer de parler, et un silence pesant s’installe. Le Pantin est en pleine réflexion. Il reporte son regard sur l’écureuil entamé à ses pieds, comme s’il cherchait une réponse dans ce cadavre. Lui, être mentor ? Comment Hige pouvait-il lui accorder une confiance aussi aveugle ? Se rendait-il compte de la lourde responsabilité dont il chargeait les épaules de son ami ? Pourquoi lui ? Des milliers de questions se pressaient dans sa tête et, bien qu’un peu flatté, le Pantin était surtout en proie à une terreur incontrôlée. A cette panique s’ajoutait toute la haine qu’il éprouvait pour ces enfants de Tybalt, ces fils de traître, toute l’horreur de la situation lui apparaissait comme décuplée. Il fallait refuser, avant de tomber dans cette ignominie et de ne plus pouvoir en sortir.
« Donc, si je comprends bien. Tu me demandes d’entraîner un fils qui n’est pas le tien mais celui d’une horrible traîtrise. Tu me demandes de prendre sur moi, d’enterrer ce secret au plus profond de mon être et de considérer cette petite chose comme étant la chair de ta chair. En plus de cela, tu m’informes que ce rejeton est insupportable… Mais je… » Palladium se coupe un instant, croisant l’œil franc et doux de son ami. Pour le bien de ce louveteau et pour son bien-être personnel, le Pantin se doit de refuser. Mais lorsqu’il croise le regard d’Hige, le Pantin se sent perdre ses moyens : il devient tout mou, sans volonté et il est incapable de dire non.
« J’accepte. »