Quand la voix de son ami résonne – enfin ! – dans les airs, le loup brun laisse échapper un soupir de soulagement. Enfin, Hige semblait prêt à confier ce qui le tourmentait. Palladium hoche instinctivement la tête aux premiers mots de son compagnon : évidemment qu’il se taira. Et puis de toute façon, il n’est pas assez proche de qui que ce soit au sein de cette meute pour se mettre à parler des confidences de son meilleur allié ! Les paroles précédentes du loup noir le concernaient donc bel et bien… « Helya n’est pas ma compagne et les petits ne sont pas miens. Alors qu’elle était en gestation, elle est venue me voir et a demandé mon aide. Elle avait besoin d’un père pour ses enfants, de quelqu’un qui se fasse passer comme tel, ainsi que pour son compagnon afin que personne ne sache qui est leur véritable père. » Une onde de choc parcourt alors instantanément le corps tout entier du Pantin à l’énonciation de ces mots incroyables. Cette histoire était tout bonnement invraisemblable ! Depuis des mois, il croyait qu’Hige avait fondé une famille au détriment de sa liberté, qu’il était entravé à des chaînes dont il ne pouvait plus se défaire et voilà qu’on lui apprenait que tout ceci n’était qu’une vaste mascarade ! Les oreilles de Palladium s’agitent dans les airs, signe de sa perplexité. Ses yeux jaunes se fixent dans ceux de son ami, qui semble inquiet de sa réaction. Palladium ne sait trop que dire, et il est troublé. Un léger ressentiment parcourt le loup brun, qui se sent écarté de la vie de son ami. Il lui avait tout de même caché cela pendant de longs mois. Mais, comment en vouloir au loup noir ? Helya avait sûrement du l’obliger à garder le secret, pour protéger sa petite famille. Il n’avait fait qu’obéir à une situation qui devait probablement le dépasser. Non, décidément non, le loup noir ne méritait pas sa colère.
« C'est juste... incroyable. » balbutie-t-il péniblement.
Mais une question vient subitement hanter l’esprit de Palladium. Si tout ceci n’est qu’une vaste mise en scène, un coup de théâtre, une facétie montée de toutes pièces, alors…
« Mais dans ce cas, qui est le père ? »
Il ose poser la question fatidique. Pourquoi Helya voudrait maintenir l’identité du père secrète ? Quelque chose dans cette histoire échappait au Pantin. Il lui manquait une pièce du puzzle qui lui permettrait de comprendre définitivement la situation.
Il était tellement abasourdi par cette révélation, qu’il vit à peine l’atterrissage de plusieurs gros pigeons non loin d’eux. Ses oreilles s’agitèrent brièvement, et il se détourna un instant du loup noir pour s’orienter vers ces proies qui venaient à peine de se poser non loin d’eux. Le loup brun s’arrête, flaire l’air autour de lui. Les oiseaux ne les ont pas encore repérés. Entre les pigeons et eux, s’étendent quelques mètres d’herbe haute qui suffirait à les camoufler pour s’approcher suffisamment près. Une véritable aubaine. Le loup brun se met en position, et avance lentement parmi les hautes herbes. Son pelage brun se fond totalement dans le décor, et il est parfaitement silencieux. De temps à autre, les paroles de son ami reviennent à son cerveau mais il les chasse du mieux qu’il peut : il doit absolument rester concentré. Il sent la présence du loup noir juste derrière lui. Tous deux s’arrêtent, ils sont prêts à bondir. Puis, dans un accord silencieux, ils bondissent dans un accord parfait à l’unisson, bondissant au milieu du tas de gros pigeons. Des piaillements paniqués se font immédiatement entendre, partout autour d’eux. Les plumes volent dans les décollages en catastrophe. C’est la panique. Les oiseaux sont lents à décoller, en raison de leur poids, et Palladium bénéficie de quelques secondes supplémentaires pour désigner une proie précise dans cette cohue. Une fois qu’il a arrêté son choix sur un des plus gros spécimens, il fond droit sur lui. L’oiseau pousse un cri et, agitant les ailes, amorce un envol rapide. Le loup brun galope, sa cible s’élève dans les airs. Au dernier moment, le prédateur se ramasse sur lui-même et, tendant sa gueule et son cou, il bondit à la suite de la proie qui s’est déjà élevée de deux ou trois mètres. Ses dents se renferment in extremis sur les rémiges de la queue du pigeon et, bien que la prise soit peu solide, le loup brun parvient à l’entraîner jusqu’au sol pour l’y mettre à mort.

Chasse:

Le cadavre du second oiseau, attrapé par Hige, tombe sur le sol et produit un son mou. Palladium laisse à son tour tomber sa proie. Ses yeux restent fixés sur le chasseur noir, dont il attend la réponse avec une certaine avidité. Cette question laissée en suspens le taraude et, même pendant la chasse, il n’avait cessé d’y repenser. Enfin, la curiosité – si inhabituelle ! – du loup brun est rassasiée. « Tybalt. Tybalt est leur véritable père. » Mais voulait-il réellement prendre connaissance de cette effroyable vérité ? Palladium sent son pouls s’accélérer. Les horreurs commises durant la guerre lui reviennent aussitôt. Tybalt fonçant sur ce jeune loup et le tuant sans pitié. Tybalt, enfonçant ses crocs énormes dans sa propre chair, arrachant fourrure et peau, incisant de ses mâchoires ses flancs et sa gorge. Tybalt, cet être infâme et putride, qu’il méprisait tant, qui avait tenté de l’asservir puis de le tuer. Tybalt, cet être répugnant qui avait tenté de tous les manipuler et de les soumettre, au même titre que tous les représentants de la Horde. Et on venait lui apprendre quoi ? Que leur propre général, symbole de puissance et de sagesse, avait forniqué avec ce salopard ? Comment pouvait-elle encore dormir sur ses deux oreilles, après avoir regarder son amant tuer de sang froid les membres de sa propre meute ? Comment pouvait-elle accepter la progéniture de cet être ignoble à côté d’elle chaque nuit ? Et on venait lui dire qu’il se crevait à chasser chaque jour pour nourrir les enfants de ce chacal ? Le Pantin plante ses yeux jaunes dans ceux de son ami. Au fond de ses prunelles brille une flamme mauvaise, celle de l’animal que l’on a rendu ivre de rage. Seul le respect profond qu’il avait pour le loup noir l’empêche de découvrir ses crocs face à lui. Mais les mots s’échappent, avec violence, hors de sa gueule. Il ne peut se contenir.
« Mais comment peux tu te rendre complice de cette infamie? Ce salaud a tué des membres de notre meute, il nous as asservis, torturés, forcés à chasser pour lui durant des mois, il a marqué son territoire à nos propres frontières et a martyrisé la moitié de notre clan! Comment peux tu tolérer une pareille horreur? Pire, comment peux tu accepter de servir de couverture à une louve qui, en plus de nous avoir trahis, nous a regardé nous faire égorger par cette brute sans bouger d'un poil?! C'est juste immonde. »
Une moue dégoûtée se peignit sur la face du loup brun. Peut-être qu’Hige ne se rendait pas compte de toute l’horreur de cette situation ? Oui, ce devait être cela. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment pouvait-il accepter ce crime, et en faire partie autrement que par ignorance ? C’était impossible. Hige était bien trop noble, bien trop digne pour cela.
Néanmoins, la colère qui agitait Palladium est destructrice et, pour passer ses nerfs, il décide de trouver quelque chose d’autre à tuer. Il faut qu’il tue, qu’il passe toute sa haine sur un être vivant, quel qu’il soit. Cette fois, il oublie totalement Hige et s’élance sur la piste d’un lapin, qu’il ne tarde pas à trouver. Le loup brun ne prend pas le temps de masquer son arrivée : le rongeur prend la fuite mais le loup en furie le rattrape en quelques foulées rapides. Il l’attrape par la peau du cou avant de freiner dans un nuage de terre, secouant le malheureux animal encore vivant entre ses crocs. Cette centrifugeuse naturelle a tôt fait d’avoir raison du lapin, qui ne tarde pas à mourir entre les mâchoires qui entreprennent alors de mordre, encore mordre, déchiqueter et arracher toute la fourrure, se plantant dans la chair avec précision et violence. Le chasseur, devenue une véritable furie, s’acharne sur le corps mutilé et désormais sans vie avec la dextérité d’un fou à lier. Ses yeux luisent de rage et, à chaque fois qu’il songe à l’infamie qui s’est produite, ses dents ressentent le besoin de déchirer la chair à ses pieds. Lorsqu’il parvient enfin à s’arrêter, Hige se tient en face de lui, une proie posée devant lui. Soudain, le Pantin a honte de sa conduite de dégénéré et fuis le regard de son ami, bien que sa colère ne soit pas complètement apaisée.

HRP: on est bien d'accord, comme ça c'est top!

Chasse:

Une fois de plus, le chasseur noir ressort victorieux de cette chasse. Palladium le couve d’un regard entendu et admiratif. Oui, Hige a réellement quelque chose en lui qui vous donne envie de le respecter et de lui être agréable. Le loup noir achève sa proie d’un mouvement précis et comme automatique, avant de reprendre le cours de leur discussion.
« Tu as raison, je n’ai que peu de choix et j’ignore si elle fréquente encore ce monstre, mais je pense que je vais m’entretenir avec elle car cela ne peut plus durer. J’ai énormément d’affection pour ses petits et je n’ai aucune envie qu’ils sachent que leur père est un monstre qui tue par pur plaisir puis… » La tirade de son compagnon cesse brutalement. Le loup noir est soudainement aux aguets. Immédiatement, les muscles du Pantin se tendent. Il se demande ce qui a bien pu susciter autant d’intérêt chez son ami. Il ne tarde pas à comprendre qu’une nouvelle chasse se prépare en voyant la posture d’Hige. Sa démarche est devenue féline, et il rase le sol, les yeux fixés sur un point invisible qui attire toute son attention. Palladium se dirige sur le flanc droit de ce prétendu point d’ancrage, un peu au hasard il faut le dire. Lui n’a détecté aucune présence animale, trop concentré sur les paroles de son ami pour prêter attention à ce qui l’entourait. Il s’avance, totalement synchronisé avec son coéquipier, attendant de voir ce qu’il allait devoir tuer. Le rôle du rabatteur – même s’il avait tendance à l’ennuyer à la longue – lui plaisait davantage que celui de la mise à mort. Il avait toujours ce stress chronique qui lui tordait l’estomac, la peur de mal faire, de rater le moment propice ou pire, de se faire charger par un animal trop puissant. Mais lorsqu’il voit le jeune faon foncer vers lui, l’œil paniqué, le loup brun n’éprouve aucune anxiété. Le faon s’apprête à bondir par-dessus le tronc derrière lequel le danger est caché, et au moment même où il passe au-dessus du loup brun, celui-ci l’attrape par la gorge d’un mouvement sec de la nuque. Le faon s’écrase à terre, et Palladium étreint sa gorge palpitante entre ses mâchoires, maintenant son corps frêle cloué au sol de ses pattes antérieures.
Lorsqu’il se redresse, il n’a pas oublié les dernières paroles de son ami. L’œil de Palladium scrute celui d’Hige, comme s’il tentait de percer les mystères qui pouvaient bien habiter ce chasseur si secret. Mais la prunelle du loup brun demeure triste. Hige lui fait penser à ce lièvre qui, prit dans des sables mouvants, tentait d’en sortir vainement. Le loup noir est prit au piège.
« Ils finiront par le découvrir, d'une manière ou d'une autre.. »
En cela, Palladium préférait éviter à son ami de se voiler inutilement la face. Tôt ou tard, ces louveteaux finiraient par découvrir le pot-aux-roses et, en prévention de cet évènement dramatique, il était peut-être souhaitable de les en informer avant qu'ils ne le découvrent par eux-mêmes. Ce genre de secret ne reste pas bien longtemps enfoui.

Hige semblait tel un être déraciné, qui aurait perdu tout repère. Palladium se rendait bien compte que son ami était tombé au fond d’un cul de sac dont la seule issue était verrouillée. La clé se trouvait en la possession d’Helya et cette traîtresse ne le délivrerait probablement pas de son fardeau avant d’être sûre que sa famille ne courait aucun risque, ce qui signifiait énormément de temps. D’un autre côté, il valait sûrement mieux pour la cohésion de la meute que tout ceci reste sagement enterré dans le secret. Le Pantin n’osait imaginer ce qui pourrait se passer si Sageeth ou pire, Torka, apprenait cette sombre nouvelle. Palladium croyait les « hauts gradés » pas assez cruels pour tuer les petits, mais assez révoltés pour les bannir eux et leur mère de la meute. Mais serais-ce réellement une mauvaise chose ? Ce serait injuste pour les enfants, mais le chasseur ne voyait plus d’autre sort possible pour cette infamie d’Helya. « Tu as raison mon ami mais, si je peux faire en sorte qu’ils ne côtoient jamais ce loup ça sera au moins ça. » Palladium secoue la tête de gauche à droite. Cette idée lui semble belle et respectable, mais surtout très utopique. Le chasseur noir ne pourra jamais empêcher les enfants de Tybalt de vouloir faire sa connaissance. Tous les gosses veulent connaître leurs origines, un peu comme si c’était un besoin vital. Stupide, mais bien réel. Mais le Pantin ne se sentit pas le cœur à briser les derniers espoirs de son ami. Qui sait, peut-être parviendrait-il à conserver ce lourd secret assez longtemps pour que les louveteaux ne connaissent jamais leur véritable père ? Mais quel fardeau, de s’entendre appeler papa quand on connaît la vérité. Le loup brun reste donc silencieux. « Et toi ? Où en es-tu ? Tu n’as donc rien à me raconter ? Peut-être une louve en vue ? » Le loup brun croise le regard complice de son ami. La curiosité lui rendait l’œil vif et malin que le chasseur lui connaissait bien. Un léger sourire en coin vient étirer ses babines. Mais la question, bien qu’il n’en montre rien, le laisse perplexe. Non, étrangement, il ne ressentait pas ce besoin de se trouver une compagne, de procréer comme mère Nature l’aurait voulu. Les sentiments trop affectueux n’étaient pas faits pour lui. Il se sentait incapable d’aimer autre chose que sa liberté, que ses chasses en solitaire. Mais surtout, ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était de n’avoir aucune responsabilité. Bien sûr, il devait chasser pour les besoins de sa meute, mais sa survie pouvait être assurée à lui seul. Il se suffisait à lui-même pour le moment, et toute création de lien affectif lui aurait fait perdre cette autonomie et l’aurait rendu dépendant, il en était certain. Mais comment expliquer cela à Hige, qui avait accepté le sacrifice pour des enfants qui n’étaient même pas les siens ?
Cette longue réflexion ne lui laisse pas le temps de répondre à son ami : ce dernier est déjà sur les traces d’un sanglier et, après l’avoir machinalement suivi, le Pantin sort enfin de ses pensées pour passer à l’action. Il est temps : le sanglier lui tourne le dos, faible et facile d’accès, trop occupé à défier Hige de ses défenses – petites mais dangereuses. Et au moment même où le porc s’apprête à charger, le loup brun sort à toute vitesse de sa cachette et, le harponnant de ses crocs et de ses griffes en pleine croupe, il se laisse rouler sur le flanc pour entraîner leur proie dans sa chute. L’animal, prit par surprise, n’a pas le temps de résister à cette attaque pourtant peu puissante et tombe sur le loup qui parvient cependant à s’extraire de dessous ce poids mort. Palladium se retourne, prêt à attaquer le ventre mou offert à ses mâchoires, mais Hige a déjà planté ses crocs dans la chair tendre, arrachant un cri au goret. Profitant de ce que son allié le maintienne au sol, le chasseur fauve se rue sur la gorge du condamné et, y plantant ses crocs, déverse le sang chaud en provenance de la jugulaire de l’animal dans sa gorge palpitante.
Une fois que le sanglier ne bouge plus, Palladium se redresse, les babines légèrement tachées de sang. Où en étaient-ils ?
« Je ne pense pas être capable d'assumer le rôle de père ou même de compagnon. Je ne suis pas apte, et je n'en ressens ni le besoin, ni l'envie. Je crois que je deviens de plus en plus sociopathe.. »
Cette confidence était sortie d’un coup d’un seul, quelques mots éparpillés qui lui étaient venus à l’esprit, des mots incontrôlés qu’il n’aurait jamais laissé échapper s’il n’avait pas été distrait par cette chasse et qu’il avait davantage réfléchi avant de parler. Mais trop tard. Le mal était fait. Bien qu’Hige soit son ami le plus proche, Palladium n’avait aucune envie d’étaler ses états d’âme devant lui. Ce n’était pas son genre, la discrétion devait rester son maître mot. Le Pantin se souvenait encore, dans la sombre moiteur des tunnels, lorsque la Chose lui était apparue une fois de plus, la honte et la gêne qu’il avait ressenties devant lui lorsqu’il avait du lui expliquer la raison de ses craintes perpétuelles. Il ne pouvait pas lui expliquer, même lui n’aurait pas su comprendre. Palladium sentait comme son âme déprotégée des murs qu’il avait érigées devant elle : elle était à présent comme complètement nue, devant le chasseur noir, pour quelques petits mots de rien du tout.