Le temps n’était pas de la meilleure humeur qui soit ce jour-là.
Lorsque Zwey mit le nez dehors, il ressentit aussitôt le besoin de retourner se rouler en boule au fond de la cave en attendant que l’orage passe.
Parce que les gros nuages qui s’amoncelaient dans le ciel ressemblaient bel et bien à des annonceurs d’orage : gonflés et lourds, ils arboraient une impressionnante palette de nuances de gris, du gris perle au plus sombre, presque noir. Sans compter que le vent faisait également des siennes, et qu’à peine Zwey eut-il passé une minute à l’extérieur que sa fourrure se trouvait déjà sens dessus-dessous.
Mais même avec tout cela, la sentinelle savait pertinemment que pas une goutte de pluie ne tomberait ce jour-là. L’air avait beau être lourd et le ciel gronder, cela faisait plus d’une lune qu’aucune pluie, pas la moindre bruine, n’était tombée sur les terres Esobeks. Et autant qu’il sache, les autres territoires étaient logés à la même enseigne.
La terre avait soif.
Ses habitants aussi.
Quant à lui, qui avait pu s’abreuver sur un coin de tôle la nuit précédente, il était assez vaillant pour que retourner se coucher dans l’ombre fraîche de leur tanière ne soit pas une option. Soupirant, Zwey se résolut donc à aller faire un petit tour de garde.

Il quitta la clairière entre des herbes battant ses flancs et courut jusqu’aux collines, de sa démarche si caractéristique qu’il devait à sa patte tordue. Tout une histoire, celle-là… une des rares qu’il avait à raconter. Quoique, ses mésaventures en tant qu’apprenti étaient intéressantes aussi, il n’était pas le moins bien logé à cette enseigne-là. Il pourrait devenir conteur, une fois qu’il serait véritablement trop vieux pour bosser correctement. Oh, une vie de paresse, qu’est-ce qu’il apprécierait ça…
Enfin, ce n’était pas pour tout de suite.
D’ailleurs, il doutait que les Esobeks vivent aussi longtemps que cela.
Mais cette pensée, il la gardait pour lui… assez prudemment. Il doutait que ses congénères l’apprécient vraiment.
En chemin, le loup au pelage tricolore attrapa un lapin imprudent, qu’il porta dans sa gueule en trottinant autour de leurs terres. Parfois il était heureux que les proies soient aussi légères. Mais rarement.

Ses pensées allaient et venaient de cette façon lorsque le jeune loup aperçut une silhouette gris allongée en haut d’une colline non loin. Plissant des yeux, il reconnut le vieux guérisseur au moment même où son odeur parvenait à sa truffe. Ses oreilles s’abaissèrent légèrement : depuis qu’ils l’avaient tiré des griffes de la Horde, Reaven n’était plus le même. C’est-à-dire qu’il n’avait jamais été très… gai et actif auparavant. Mais désormais, il semblait s’enfoncer de plus en plus dans une inquiétante lassitude.
Zwey ne pensait pas savoir tout ce qui pouvait passer dans la tête des vieux loups. Après tout, il était encore jeune, fringant et… relativement insouciant. Mais il se doutait bien que tout ne devait pas être très rose pour Reaven en ce moment.
Voire très minoritairement rose, d’ailleurs.
Et cela l’embêtait, tout de même. Un peu. Quelque part.

Au petit trot, la jeune sentinelle gravit la colline et débarqua sans discrétion au côté de son aîné. Il lui lâcha tout net le lapin sous le nez, avant de se rouler joyeusement –avec une bonne humeur exagérée, même - dans l’herbe verte. Sa patte tordue frôla la fourrure parsemée de blanc avec un entrain taquin :

« Eh, salut l’ancien ! » S’exclama-t-il, passant sur le fait qu’en réalité, Reaven n’était pas si vieux que cela. « Les guérisseurs ne savent pas que quand on ne mange pas, on meurt ? »

C’est qu’on voyait toujours ses côtes. Et Zwey détestait voir les marques de la faim sur un corps, même lorsque ce n’était pas le sien.

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Langue rose pendant sur le côté de manière assez comique, Zwey fixa le guérisseur par en-dessous de ses yeux noisette brillant d'enthousiasme. Enthousiasme qu'il ne possédait pas en règle générale, mais qu'il estimait nécessaire pour revigorer Reaven un minimum. Après tout, une chiffe molle ne peut pas motiver une autre chiffe molle. Le monde n'est pas monté ainsi.
Les pattes du jeune loup battirent l'herbe un moment et il claqua quelques fois des dents avant de rouler sur le flanc et se redresser. C'est alors que Reaven lui répondit :

« Tu sais très bien que je ne mange que des plantes. »

Zwey écarquilla les yeux et resta immobile, la gueule entrouverte, à se demander si le guérisseur se fichait de lui ou pas. A son timbre de voix, impossible d'en être certain. Et si ce qu'il lui disait était vrai, il était parfaitement possible que la sentinelle l'ait oublié, étant donné à quel point cela lui paraissait invraisemblable. Est-ce qu'un loup pouvait au moins vivre en ne mangeant que des plantes ? Perplexe et perturbé, il baissa les yeux sur ses pattes et fronça les sourcils en se demandant s'il devait essayer de répondre sans trop s'humilier ou laisser passer.
Dans le doute il lança un regard boudeur au lapin mort, dont la vue offensait visiblement Reaven alors qu'elle le faisait, lui, saliver.
Sinon il pouvait aussi aller lui chercher des cerises, hein.
Heureusement pour le jeune loup, son aîné le tira d'embarras en reprenant :

« Je vois que la journée commence bien pour toi. »

Zwey suivit machinalement le mouvement en se remettant sur ses pattes. Voir celles du guérisseur trembler lui donna envie de lui demander de se rasseoir. Au lieu de quoi il répondit :

« Mouiiiis. S'il pouvait pleuvoir ce serait merveilleux. »

Il jeta un coup d'oeil au lapin, n'osant plus y mordre à belles dents pour satisfaire son appétit.

« Tu cherchais quelque chose ? Je peux donner un coup de main ? »

Tant de générosité. Il aurait mieux fait d'en profiter, cela n'arrivait pas tous les jours.

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« Je ne cherche rien que tu puisses m’apporter. »

Zwey fut prompt à froncer le museau, insatisfait de cette réponse. Elle le faisait se sentir comme le petit louveteau ignorant qu'il n'était plus depuis longtemps. Même louveteau, par ailleurs, il n'était pas resté ignorant longtemps. Et il avait fait du chemin depuis qu'on l'avait déposé, petit tas d'os, de sang et de poils poussiéreux, devant les pattes du guérisseur - pas forcément dans le bon sens, n'auraient pas manqué de commenter certains ; s'ils avaient pu lire dans ses pensées. Mais heureusement pour la sentinelle, personne n'avait ce pouvoir ; et certainement pas Reaven. Qui aurait certainement été trop bon pour l'utiliser de toute façon.

Quoi qu'il en soit, pour une fois qu'il s'inquiétait pour autre chose que pour sa jauge stomacale, le loup brun était assez piqué qu'on rejette aussi rapidement sa sollicitude. Pensif, il passa la langue sur son museau : il savait bien - tout le monde savait - que Reaven n'était pas en forme depuis que la meute l'avait tiré des griffes de la Horde. Ce qui le tourmentait en revanche, bien malin celui qui parviendrait à le deviner. Autre raison de vexation : Zwey avait pour habitude de son considérer lui-même comme assez malin, justement. Mais là, niet, il ne voyait pas. Sûrement une motivation trop profonde et éthérée pour être à sa portée.

« Mange, je vois bien que tu n’attends que ça, ne te dérange pas pour moi. » Reprit pendant ce temps le guérisseur, mal interprétant peut-être son coup de langue.

Zwey lui glissa en coin un regard noisette prudent. Réflexe. Mais Reaven n'était pas animal à vouloir piéger qui que ce soit. Comme un petit à qui on donne la permission, le jeune loup ne se fit donc pas prier et, prenant délicatement la patte du lapin entre ses crocs, l'attira à lui avant de se réasseoir.

« Hm. Tu pourras dire aux autres que j'ai accepté sous la torture. » Commenta-t-il avant d'attaquer la chair de sa proie à belles dents.

La viande était juteuse, encore chaude à l'intérieur. Zwey se débarrassa de la peau en grognant et fit craquer les petits os sous ses crocs avec force joie intérieure.
A la moitié de son repas, l'animal se lécha les babines et releva la tête :

« Je suis vexé. Sinon. » Informa-t-il son sauveur en écrasant un éclat d'os entre ses mâchoires. Avant de le recracher dans l'herbe. « Si je ne peux t'être utile en l'absence d'Ema', à quoi puis-je bien servir ~ »

Bon, d'accord, c'était un tantinet dramatisé. Mais Zwey n'était définitivement pas le genre d'individu à annoncer tout de go qu'il s'inquiétait. Et qu'il aurait bien voulu pouvoir faire quelque chose. N'importe quoi.
Dans son esprit pragmatique, il pouvait continuer à considérer cela comme une dette de vie.

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Tant de soupirs, de regards tristes et de mots vides pleins d'acceptation. Zwey lui-même sentait sa mastication effrénée en perdre de l'ardeur, et il songea qu'il ne lui faudrait pas grand-chose pour sombrer à son tour dans une morne contemplation de l'horizon. L'aura de découragement qui flottait autour du guérisseur était, à vrai dire, impressionnante.
Zwey aurait préféré qu'elle le soit dans un sens plus positif.

« Je ne mange pas que des plantes, j’ai besoin de viande comme n’importe quel loup. Ce que j’ai dit c’était ... une pathétique tentative de plaisanterie. »
« Ah... »

Aïe aïe aïe c'était de pire en pire... Zwey ingurgita une dernière lichette de viande sanguinolente en se faisant une nouvelle fois la remarque que non, il n'était vraiment pas doué pour cela.
Il rejeta son repas désormais achevé et lâcha :

« On dirait que tu vas te liquéfier sur place, tu le sais ça ? »

Et bim. Où était passé son légendaire tact ?
La question était de savoir si ce dernier ne se montrait pas opportunément qu'en des situations où sa vie était en jeu... Parce que pour le coup, c'était assez raté.
De mieux en mieux. Vraiment, bravo. Il se serait collé des claques.
Histoire de faire diversion, le jeune loup se releva et alla pousser amicalement la joue de son aîné du museau, avant de gronder et de lui mordiller l'oreille. S'il avait été plus jeune - beaucoup. plus jeune - il aurait poussé le jeu jusqu'à se rouler par terre comme un louveteau bagarreur, mais cela n'avait jamais été, et ne serait jamais son genre.
Ce qui ne l'empêcha pas, par quelques bons dynamiques, de se replacer face au guérisseur, remuant légèrement la queue, poitrail incliné vers le sol.
Rho, et puis de toute façon ce n'était pas ça qui allait faire courir son interlocuteur dans tous les sens.
Au final, Zwey cessa ses pitreries et se laissa lourdement tomber dans l'herbe fraîche, avant de rouler sur le dos et regarder Reaven par en-dessous.

« Tiens. Toi qui passes ta vie au camp ou avec Emarok et Mystborn. T'aurais pas des trucs marrants à raconter ? Vu que je suis la seule sentinelle, je passe ma vie dehors tout seul, c'est pas le mieux pour avoir des anecdotes marrantes sur la meute. »

A part, songea-t-il, si on était friand de blagues sur les écureuils qui se cassent la tronche des arbres. Mais ce sujet-là, on en avait malheureusement vite fait le tour.
Le jeune loup n'avait aucune idée de si cette nouvelle tentative pour changer de sujet et détendre l'atmosphère était seulement pertinente ou non, à vrai dire ; mais au moins, il essayait autant qu'il pouvait, là. C'était clair.

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Enfin, Zwey sut qu'il avait touché la bonne corde. Il ressentit un grand élan de soulagement lorsque le guérisseur releva la tête et que dans ses yeux fatigués, une petite lueur s'alluma. Moment de triomphe personnel dans la tête de la sentinelle.
La vérité, le jeune loup avait très peu l'occasion de partager des moments de proximité avec ses camarades de meute. Il était certes, assez ami avec Emarok, assez pour se sentir dans son droit lorsqu'il allait squatter le coin de l'apprenti guérisseur pour piquer un somme, mais à part cela... Les louveteaux, il les laissait à leurs parents, les autres, il les croisait, échangeant quelques paroles et blagues, mais cela s'arrêtait là. Il était en bons termes avec Nyméria, avec le couple Alpha et avec Minuit... mais malgré cela, le temps qu'il passait seul à l'extérieur du camp empiétait sur toutes les relations plus poussées qu'il aurait pu lier au sein de la meute.
Non pas qu'il en ait, de toute façon, spécialement envie. Au final, la seule à le voir très régulièrement - puisqu'elle avait de toute façon pour consignes de le traquer une fois par jour - c'était son apprentie.
C'était bien comme ça. Zwey ne craignait pas la solitude.
Mais il se doutait bien - et à vue d'oeil, ses soupçons étaient confirmés - que Reaven n'était pas fait du même bois, et que parler de ses apprentis lui ferait plaisir.

Cela n'empêcha pas le jeune loup de rire à gorge déployée en imaginant la louvette courir en tous sens avec sa toile collée sur la tête.

« Est-ce que tu te rappelles du jour où tu es arrivé ? » L'interrogea Reaven alors qu'il se remettait de sa crise de fou rire. « Probablement pas, tu devais sûrement être jeune. Quoique tu étais tellement maigre que tu ressemblais à un nouveau-né. »

Sur la gueule du loup brun s'afficha un air songeur plutôt rare. Ce n'était, en même temps, pas fréquent chez lui, d'évoquer des souvenirs de cette époque. Non pas qu'ils soient traumatisants, ou même cauchemardesques ah bon ? mais il n'en voyait tout simplement pas l'intérêt.
C'était fou la couche de mauvaise fois qu'il était, mine de rien, capable d'appliquer sur ses propres démons.
Assez épaisse pour bien les cacher, en tout cas.

« J'ai de vagues souvenirs. » Menteur. « J'étais jeune et dans les vapes, à vrai dire. » Tu digérais tes propres os, en fait. Tu as oublié de préciser.

La sentinelle posa une tête à la gorge claire sur ses pattes et renifla la bonne odeur d'herbe tendre. Si différente de la sécheresse aride de la poussière et du sable.

« En même temps, les traversées du déserts avec des chiots à traîner... mon groupe était sans doute assez retardé mentalement. » Une pause. « Sans mon frère. Et sans toi - surtout sans toi... » Nouvelle pause. « ... je serais mort. Aucun doute. »

Zwey laissa planer un instant de silence, qu'il mit à profit pour regarder n'importe où sauf en direction du guérisseur. La franchise, ce n'était pas son truc. La reconnaissance encore moins. Il ne se rappelait pas avoir jamais dit 'merci' à Reaven, alors que, plus qu'à son propre père qu'il n'avait jamais connu, il lui devait la vie.
Ce n'étaient pas des mots faciles à prononcer. Mais s'il en était incapable, quel piètre remboursement de sa dette il pourrait apporter.

Le silence s'étira, s'étiola, tandis que la sentinelle commençait à éprouver une irrésistible envie de bouger de là. Mais il n'en fit rien et ajouta quand même, toujours sans regarder son aîné :

« ... comme beaucoup dans cette meute. Et ailleurs. »

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La joie mélancolique sur les babines du guérisseur retomba peu à peu, à mesure que les mots s'éteignaient et que la conscience revenait dans ses yeux. Zwey jeta un coup d’œil de côté, puis évita ce regard. Bien que ce soit impossible, il avait l'impression troublante que Reaven accordait son attention à d'autres que lui sur cette colline. Comme si là où il n'y avait que des herbes balayées par le vent, il voyait des colonies de fantômes fouler la plaine de leurs pattes immatérielles. Au fond, cela pouvait parfaitement être le cas ; Zwey n'en savait rien. Comment l'aurait-il pu, alors qu'il ignorait presque tout de ce loup à qui il devait la vie. Quand bien même, ses murmures trahissaient un fardeau dont la sentinelle n'avait aucune idée.

« Et sans moi, autant seraient encore vivants. »

Ses pupilles noisette fixées sur l'horizon grisâtre, Zwey entendit la voix du loup gris trembler et ferma les yeux. Il détestait devoir réconforter les autres. Il en était incapable. Trop cynique. Trop tordu. Uniquement capable de proférer des réflexions embryonnaires sans queue ni tête et de s'embourber dans des interjections blessantes.
Mais il était sûr d'une chose : si Reaven était quelqu'un de mauvais, alors ils vivaient tous en enfer.
L'hiver est-il responsable de toutes les bêtes qui meurent de froid sous ses pattes ? L'été de tous ceux que sa chaleur ne sauvera pas ?
Le loup posa la tête sur ses pattes et marmonna en fixant l'horizon :

« Il y a une garenne fragile sur ma piste de ronde. Chaque jour lorsque j'y passe, un lapereau meurt dans un éboulement. »

Evidemment que cela n'avait aucune commune mesure avec la mort d'autres loups. Mais Zwey ne savait pas à quoi Reaven faisait référence ; à ceux qu'ils n'avait pu sauver, ou à autre chose de plus sombre qu'il ne dévoilerait à personne ?
Peu importait au fond. La vie et la mort étaient omniprésentes dans leur existence, et nul ne pouvait vivre sans provoquer la perte d'un autre. C'était ce que le jeune loup aurait aimé expliquer. Avec cet esprit détaché et cynique qui était le sien - mais oh combien logique. Cruelle logique.
Zwey jeta un coup d'oeil en arrière : son ami avait caché son museau entre ses pattes, et cette vue lui serra le coeur. Parce qu'il avait un coeur. Le jeune loup se déplaça pour aller se rouler en boule contre le guérisseur et frotter son museau contre son flanc. C'était, de loin, le mieux qu'il pouvait faire pour le moment.

« Pour que je vive, combien de mes sœurs ont-elles été abandonnées sur la route ? Par un lointain lien de cause à effet, on est tous responsable de la mort les uns des autres. Nous sommes des destructeurs. C'est la vie. »

Mais c'était insatisfaisant et frustrant de savoir que rien de ce qu'il disait ne consolerait Reaven. Zwey ne pouvait rien contre ce qui hantait le guérisseur au poil gris. Il haïssait la frustration ; mais il n'y pouvait rien. Le museau dans la fourrure de son ami, il marmonna en désespoir de cause :

« Si la vie accepte un quelconque remboursement, alors à mon avis, tu fais partie du club restreint de ceux qui ont fait leur part. Félicitations. »

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Zwey observa Reaven du coin de l’œil, le nez toujours agréablement enfoui dans son pelage gris. Le guérisseur paraissait très nettement se débattre avec un dilemme de taille ; dilemme que le jeune loup devinait être : lui parler ou pas, clairement, en toute transparence, de ce qui le torturait. Et lui se sentait un peu triste, seulement, de voir les prunelles de son ami si ternes. Comme l'eau trouble d'une mare qui s'assèche petit à petit. Cela lui serrait le cœur.
Mine de rien, si Reaven n'avait pas été comme son père, alors qui pouvait bien l'être.

« J’ai tué mon ancienne Meute. »

Le verdict tomba doucement, lentement ; et malgré la gravité de ce qu'ils exprimaient, ces quelques mots n'étaient pas plus lourds qu'une feuille morte atterrissant sur la surface d'un lac. Zwey sentait presque le souffle de souvenirs si vieux qu'ils s'effriteraient si on les foulait du bout des pattes. Des fantômes qui n'ont pas besoin de toucher pour hanter encore. Il cligna les paupières, lentement, mais ne fit pas de commentaire. Ce n'était pas exactement ce à quoi il s'était attendu.
Sans surprise, cela ne lui crevait pas le cœur non plus. Malgré leur proximité, comme beaucoup, Reaven n'avait jamais pris la mesure du manque d'empathie de Zwey.
A mesure que son ami décrivait ce terrible souvenir, la sentinelle imagina le jeune loup gris affolé, traqué par les meutes hurlantes des hommes et leurs engins de fer, s'enfuir à toutes pattes vers l'endroit qu'il connaissait le mieux. Le foyer où, inconsciemment, il se croyait invincible. Cette désillusion.
Ajoutant dans un murmure qu'il s'agissait d'une dette que jamais il ne pourrait rembourser.

Zwey, qui regardait son ami du coin de l’œil depuis le début de son explication, capta son regard lorsqu'il se retourna brièvement vers lui. Les yeux de la sentinelle exprimaient rarement grand-chose, et c'était tout autant le cas en cet instant. Mais c'était justifié : une si vieille tragédie lui faisait l'effet de mélancolie lassée qu'ont les villes des hommes laissées à l'abandon. Une tragédie est advenue en ces lieux, laissant s'échapper quelques fantômes qui, comme Reaven, irait perpétuer sa tristesse sur le monde. Mais qui s'en souviendrait à par eux ? Qui en serait blessé ? Hanté ?
La seule chose qui faisait de la peine à la sentinelle, c'était que son ami doive être tourmenté aujourd'hui encore par une erreur qui n'aurait plus jamais de conséquence pour personne.

« Parce que tu l'as fait exprès ? » Murmura-t-il alors, sur un ton à mi-chemin entre la douceur et son habituelle dérision.

Beaucoup auraient pu s'offusquer de cette apparente légèreté, ou de cette apparente tentative pour dédramatiser ce qui était effectivement un drame. Mais ce n'était ni l'un ni l'autre : juste un moyen de signaler, d'une part, que cette révélation n'avait pas tant d'impact que cela une fois sorti de la tête du guérisseur. De l'autre que non, il aurait beau le croire toute sa vie, dans l'absolu, ce n'était pas plus sa faute que celle des hommes. Quoi qu'on puisse dire d'eux, ceux-ci étaient trop puissants. Trop nombreux, trop rapides, mortellement armés. Une fois qu'il les avait aux trousses, un loup ne pouvait rien faire contre eux ; seulement courir ou mourir.
Le seul malheur du jeune Reaven avait été de ne pas aller mourir seul dans son coin.

« 'aurait fallu qu'ils soient sacrément chiants pour que tu veuilles leur mort à tous. Non, un truc pareil ça pourrait arriver à n'importe lequel d'entre nous. N'importe quand. »

Zwey secoua la tête et se releva. Reaven avait été le vecteur malchanceux. L'élément déclencheur. Il pouvait se le reprocher toute sa vie et se laisser mourir de désespoir, ou décider que sa propre vie avait plus de valeur que des fantômes. Au final, c'était bel et bien à lui de décider.

« Mais on a besoin de toi ici Rea'. » il était extrêmement rare que Zwey appelle le guérisseur par ce diminutif, tout comme il était rare que ce soit Reaven en position de faiblesse par rapport à lui. « Ema', Mystborn ont besoin de toi. » J'ai besoin de toi. « C'est nous ta meute maintenant, tu sais. C'est pour ça qu'on est allés te chercher. »

Le jeune loup s'arrêta un instant. C'était difficile pour lui, d'aller à l'encontre de son cynisme et de son pessimisme naturel. Mais au fond, voir Reaven en détresse lui faisait peur, parce qu'il ne pouvait pas imaginer son environnement sans sa présence tranquille.
Sa queue battit contre ses postérieurs.

« Je peux pas te forcer à aller de l'avant. Ou t'aider. T'as encore des choses à vivre. Des choses bien. Parce que tu es quelqu'un de bien. Mais y a que toi qui peut aller les chercher. »

Un moment, Zwey fixa un regard noisette sur l'horizon que Reaven ne lâchait pas des yeux, se demandant ce qu'il pouvait bien y voir.
Puis il s'étira et conclut, mal à l'aise :

« Bref. J'ai trop parlé. J'ai faim maintenant. »

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