Depuis combien de lunes n’avait-il pas ressenti ce picotement au fond du ventre, cette légère excitation qui naît lorsqu’on découvre quelque chose de nouveau ? Depuis combien de temps n’avait-il pas trépigné comme un louveteau stupide devant quelque chose d’étranger à sa connaissance ? Pour la première fois depuis des lustres, Palladium avait éprouvé un semblant de curiosité. Et cette curiosité s’était mue en une véritable obsession qui l’avait poussé à la suivre. Sinon, pour quelle autre raison serait-il retourné dans ces boyaux infestés de rats qu’il haïssait depuis le jour même où il y avait foutu les pattes ? L’odeur d’humidité et de moisissure qu’il avait oubliée lui sauta immédiatement à la gorge, empoisonnant ses voies respiratoires aussi sûrement qu’un poison mortel. Il s’était faufilé derrière cette louve qu’il n’avait encore jamais vue, et qui pourtant vivait dans le même camp que lui. Une curiosité incroyable s’était emparée de lui et il avait suivit cette mauvaise conseillère à la poursuite de la louve aux couleurs fauves.
Jusqu’à présent, il a su se montrer discret. Mais, malheureusement, il n’a pas pris le temps d’anticiper le retournement de situation, tant il est absorbé à se débattre entre les flaques vaseuses et les parois terreuses de ce maudit souterrain. Le temps qu’il relève la tête, elle a fait demi-tour et se trouve face à lui, à quelques mètres à peine. Le loup brun reste muet, ne sachant que dire et trouvant sa posture fort humiliante. Immédiatement, comme douées d’un réflexe primaire, ses oreilles se rabattent sur son crâne et ses yeux jaunes fuient le regard de cette louve inconnue. Que croyait-il ? Cette expédition était une mauvaise idée, il avait toujours su que ce genre d’escapade ne menait nulle part, sinon à l’humiliation.

Une souris galope rapidement dans le sous-sol. Palladium peut entendre ses petites pattes résonner sur le sol mouillé du tunnel. « Tu t’attendais à quoi ? »
La souris fait immédiatement demi-tour et s’enfuit à toutes pattes : la voix de la louve l’a effrayée. Elle va sûrement se terrer quelque part, dieu sait où, mais le loup brun aurait donné cher pour pouvoir l’imiter et s’enfuir à son tour, se cacher dans le premier trou venu pour ne pas avoir à parler avec cette louve, pour ne pas avoir à affronter son regard insistant et empli de mépris, ni sa présence beaucoup trop proche de lui. Elle est beaucoup trop près, elle l’oppresse et accapare tout son espace vital. Il aurait très bien pu se retourner et lui lancer un coup de crocs hasardeux, il était certain de la toucher. Mais à quoi bon ? Le Pantin recule de quelques pas, pour mettre de la distance entre elle et lui. Le contact d’autrui ne lui sied guère, alors pensez bien que dans cette situation, le contact de cette louve lui est particulièrement désagréable. Il redresse légèrement la tête dans sa direction. Il aurait tellement aimé trouver un mensonge, retourner la situation par une pirouette, une blague ou encore qu’une idée géniale lui traverse l’esprit, pour le tirer de cette imposture. Mais rien ne vient. Il reste planté là, comme un parfait abruti, et lorsqu’il ose enfin la regarder, il comprend rapidement qu’il aurait mieux fait de garder les yeux fixés sur le sol. Ses yeux sont de deux couleurs différentes : l’un est bleu, et semble vous transpercer d’un seul regard. L’autre, ambré, luit d’une lueur tout aussi froide que celle qu’il a pu trouver dans l’œil couleur ciel. Palladium, cependant, ne flanche pas cette fois-ci.
« Sûrement à quelque chose de plus trépidant.. » lâche-t-il dans un souffle à peine audible.

Elle s'avance à nouveau vers lui. Il peut sentir sa fourrure caresser doucement la sienne et son haleine se répandre dans ses narines. Il détourne un peu plus la tête. Relents agoraphobes qui remontent du fond de son être, lui enserrant la gorge dans un étau d'acier et de peur. Elle voit bien qu'elle le met mal à l'aise. Il recule à nouveau, et ses crocs se dévoilent sur ses babines, laissant tomber un filet de bave sur le sol boueux. L'espace confiné, l'humidité, la présence de la louve, tout l'oppressait. Tout tournait en rond dans sa tête, il voulait hurler à la mort et s'enfuir à toutes pattes. Mais il devait rester prostré là, face à elle. Il pense soudain à la Chose. Instinctivement, il se retourne vers le couloir sombre et croit percevoir un mouvement. Ce doit être son imagination... Oui, ça ne peut être que ça. Il ne ressent pas la présence de la Chose. Elle n'est pas ici. Ses yeux ambrés se tournent à nouveau vers la jeune louve Sekmet. Il articule péniblement:
« Approche. Approche encore une fois, et je te découpe en morceaux. »

La louve semble avoir renoncé à tenter de l'enquiquiner, elle reste désormais sagement à sa place. Palladium la toise avec un regard mauvais. « Qu'attends-tu ? » Ses yeux bicolores le défient du regard. Il lâche un soupir dédaigneux. Je n'attends rien de toi jeune louve impétueuse, simplement que tu comprennes et que tu me laisses mon espace vital. Je ne cherche pas le conflit, ni le combat. Je veux juste un peu de paix et que tu abandonnes ton air supérieur qui est particulièrement irritant. Les yeux jaunes du Pantin la fixent avec insistance. Combien il aurait aimé pouvoir lui dire tout cela, mais c'était visiblement chose impossible : elle avait l'air tout particulièrement têtue et obstinée dans son genre, et plutôt du genre à faire ce que bon lui semble et non ce qui est raisonnable. Palladium se demande quel est son rôle au sein de la meute. Trop peu discrète pour être une espionne, trop impulsive pour être une chasseresse, il devait s'agir d'une guerrière peu expérimentée. Un léger sourire narquois peint le visage du loup brun à cette pensée. Puis, il reprend brusquement une attitude neutre. Évincer le conflit et la tension, voilà quel est son objectif.
« Tu es bien trop jeune pour que je me permette de te tuer, et tu es de la même meute que moi. Pourquoi se quereller stupidement ? »

Palladium la regarde de haut en bas, un peu surpris. A-t-il bien entendu ? « Octavia, Guérisseuse Sekmet. » Oui, il a bien entendu. Les paroles de la jeune louve résonnent encore dans ses tympans. La surprise est de taille. Rien, dans l’attitude de la louve, ne laissait présumer qu’elle s’était rangée dans la voie des guérisseurs. Voie à laquelle Palladium n’accordait d’ailleurs que peu d’intérêt. Quelle idée sombre et ennuyante que de s’engager pour la cause des autres, soigner leurs blessures et écouter leurs plaintes… Cette Octavia ressemblait à tout sauf à une guérisseuse. De plus, elle semblait réellement jeune. Inconsciemment, le Pantin pria de toutes ses forces pour ne jamais avoir affaire à elle s’il venait à se blesser. L’aura qui circulait autour d’elle ne lui inspirait aucune confiance.
« Je ne t’avais jamais remarquée. Palladium, chasseur Sekmet. »
Il l’imite donc, sur un ton neutre qui respire pourtant l’ironie, se présentant comme si de rien n’était. Deux parfaits animaux bien dressés, bien éduqués, se saluant de la façon la plus polie qui soit, comparses d’une même meute se devant respect et obligeance. N’importe qui aurait ri devant le grotesque de la situation, si on était venu les observer sans qu’ils le sachent…