Au loin, peinant sous une épaisse couche de vase d'un vert sale parsemé de lentilles d'eau, quelques bulles grasses remontaient à la surface. Elles se formaient lentement, déformant la croûte molle et verdâtre pour former une sorte de pustule sur la joue du marécage, avant d'exploser avec discrétion ou de se ratatiner misérablement.
Assis sur la berge, à plusieurs mètres à l'abri d'un bosquet d'arbres morts et croulants, Zwey observait ces chapelets de bulles sans ciller. Il y avait quelque chose sous l'eau, là-bas. Quelque chose de gros, comme un alligator ou un serpent d'eau douce. Mais plus certainement un alligator.
Il l'avait repéré quelques minutes plus tôt et avait sagement décidé de ne pas aller mettre les pattes trop près de sa gueule - qui, même hors de sa vue pour le moment, était à n'en pas douter généreusement fournie en crocs de toutes tailles. Se faire prendre les jarrets là-dedans, ça devait être à peu près comme mettre la patte dans une piège humain - et à cette pensée, la patte tordue de Zwey le démangea désagréablement.
Il était d'humeur maussade ces derniers jours. Un peu changeante. Ce n'était pas une question de gibier, pour une fois : plutôt de météo. Il avait beau n'avoir pas plu depuis des lunes, le vent froid résonnait dans ses os et sa patte le faisait souffrir comme avant un orage. Un orage qui mettait des millénaires à arriver.
C'était très dérangeant de voir ce ciel gris perle varier entre diverses nuances sans qu'aucune pluie ne tombe. La couleur grisâtre qui était tombée sur leurs terres faisait froid dans le dos à Zwey : il avait l'impression qu'un brouillard invisible, oppressant, empoisonné les enveloppait peu à peu. Un mauvais pressentiment qui lui tordait l'estomac.
Qu'il avait bien accroché pourtant.

La faute à la mousse blanchâtre qui stagnait sous la vase en ce moment même, sans doute. A peine une gorgée d'une eau en apparence pure lui avait donné des maux de ventre pendant plusieurs jours. L'idée que tous les points d'eau soient contaminés n'avait rien arrangé.
Zwey estimait donc avoir pléthore de raisons d'être de mauvaise humeur. Et encore, c'était en omettant sa partenaire d'entrainement du jour.

Le jeune loup ne savait pas bien pourquoi une coalition (gentiment nommée par lui-même la Ligue des emmerdeurs du dimanche) hasardeuse et apparemment involontaire s'était formée dans le camp pour les pousser, Yan'Ka et lui, à s’entraîner ensemble. Sans doute encore des importuns qui avaient l'impression que la sentinelle se la coulait douce. En tout cas, s'il se trouvait actuellement à patauger sur une mousse spongieuse et passablement dégoûtante, ce n'était pas pour les beaux yeux des alligators mais pour ceux de la jolie chasseresse.
Tout aussi verts, nonobstant.
Contrairement à ce qu'on aurait pu penser, Zwey ne haïssait pas cordialement la jeune louve.
Enfin si. Enfin, non. Pas exactement.
Mais il n'avait pas envie de se retrouver près de sa demi-soeur-chérie-ignorante-de-l'état-des-faits-amen. Elle l'agaçait. Allez savoir pourquoi. Et même quand elle ne l'agaçait pas il n'avait pas envie de la voir. Ou alors il se mettait à l'emmerder sans raison, ce qui n'était pas si étonnant étant donné son caractère.
Comme lorsque, en quittant les terres Esobeks, il avait brutalement accéléré l'allure en changeant d'itinéraire pour la perdre sur le chemin, oui. Oui, oui. Une bête erreur de calcul, voyons, rien de volontaire... Comment aurait-il pu deviner qu'elle connaissait moins bien les frontières que lui, sentinelle, enfin ?
Cela dit, toute l'hypocrisie du monde n'allait pas empêcher Yan'Ka de le retrouver. Contemplant pensivement les effusions de bulles du crocodile, Zwey se demanda à quel point elle serait remontée contre lui en arrivant. C'est qu'elle avait du caractère de temps à autre, la petite bête.

Lorsqu'elle arriva, il ne l'entendit qu'au tout dernier moment, bruit spongieux de coussinet enfoncé dans la mousse. N'était pas chasseresse pour rien.

« T'en as mis du temps. » Lâcha-t-il avec une once de sarcasme, sans se retourner.