6/9/5


L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Pff, quelle expression débile ! En quoi ceux qui se lèvent aux aurores auraient l'opportunité d'avoir un avenir, et pas les autres ? Moi, par exemple, je ne me lève pas tôt tous les jours, et pourtant je compte bien le forger, mon avenir. Je ne laisserai pas des quelconques dictons d'Anciens me réfréner.

Voilà quelques jours que j'ai six mois, et je me dis qu'il est temps de prendre mon entraînement en pattes. Pour l'instant, la question du mentor n'est pas encore réglée, alors je ne vais pas rester comme ça à me tourner les griffes ! Hors de question. Si je veux être à la hauteur de mes géniteurs, il faut que je m'entraîne de mon côté. Voilà pourquoi je suis partie en douce, comme le fait tant de fois mon frère Adriel. Aujourd'hui, j'ai décidé de me consacrer à la chasse. J'ai déjà accompagné Mère; j'ai observé sa posture, ses mouvements, sa démarche. Je me sens prête à faire de même. Il faut que je teste mes capacités ! Je laisse mes appréhensions derrière moi à mesure que je m'enfonce dans cette étrange forêt, la "Forêt aux pendus". Je ne veux pas me l'avouer, mais ça me fout les jetons, de voir tous ces cadavres accrochés aux arbres. C'est comme s'ils me fixaient. Je lève les yeux un instant et scrute un des crânes, le regard penseur. Qu'a-t-il pu bien arriver ici, pour que tant de cadavres s'échouent dans les arbres ? Je passe mon chemin, silencieuse. Je m'arrête près d'un arbre et je scrute la brume qui flotte près du sol. Décidément, cet endroit est loin d'être accueillant. Je sais quelle est la première étape d'une chasse réussie: l'attente, la concentration.

Attendons, désormais.

J'entends un bruit. Un froissement d'aile, un craquement de brindille. Je crois avoir bien identifié les sons. Je reste immobile, tapis près de l'arbre. Mon pelage blanc ne risque pas de m'aider, de ce côté là. Mais la présence de brume est une bonne chose, Mère me l'a dit une fois. Je serais cachée par les volutes grises. Seconde étape: l'approche silencieuse. Je ramasse mon corps et me penche sur le sol, la pointe de mes épaules roulant à chacun de mes pas. Ma tête rase presque le sol, mes yeux vairons scrutent avidement l'horizon. Je retiens presque mon souffle, tant mon excitation est grande. Je me fie à mon odorat et à mon ouïe, c'est instinctif. Mes pattes marchent presque toutes seules. Je n'ai qu'un objectif en tête, attraper cet oiseau si alléchant. Je ne l'ai pas encore vu, mais je sais qu'il sera alléchant. Mes pensées doivent me déconcentrer, parce que je marche sur une brindille. Et là, tout est foutu. J'entends un bruit, et je me mets à courir dans la direction de l'oiseau. J'ai les dents serrées: quelle idiote je fais ! J'oublie le côté "silencieux" de l'approche et je bondis à l'endroit où se trouvait ma proie. Mais la voila qui s'envole déjà, émettant un cri qui ressemble drôlement à un rire. Je lève la tête, rageuse et tourne sur moi-même: j'espère secrètement que ce stupide piaf va se cogner à une branche et me tomber entre les pattes. Mais rien de tout cela n'arrive, je suis contrainte à regagner ma place, bouillonnante de frustration. Me revoilà à la première étape.

La seconde fois, c'est un petit lapin que je repère. Une légère brise se lève, elle me semble favorable. Voilà quinze bonnes minutes que j'attends qu'un animal pointe le bout de son museau. Mon ventre crie famine et je suis déjà désespérée. Je piétine sur place, essayant de tuer le temps en comptant les cadavres suspendus aux arbres. Quand je repère ce rongeur, je suis tellement surprise et réjouie que je m'élance d'un bond en direction du bruit. C'est un lapin, ça court vite. Je dois pouvoir l'attraper ainsi. Et puis zut, j'ai trop faim ! Je dois bien pouvoir le rattraper. Je force sur mes pattes fines, mon corps se tend dans cette course effrénée. Je vois bien que le lapin s'éloigne mais je n'en ai rien à faire: je dois l'attraper ! Mère m'aurait traité de tous les noms pour avoir ne serait-ce qu'avoir songé à chasser de cette manière. Mais Mère n'est pas là, et moi je n'ai toujours rien entre les griffes.
Mon endurance me faisant défaut, je suis obligée d'arrêter cette course-poursuite stupide. J'halète, la mine déconfite. Je suis encore plus frustrée que la première fois. Je n'ai pas encore réussi à dépasser la deuxième étape, et déjà je me décourage. Ce doit être le Destin, il se joue de moi ! Mon orgueil prend le dessus: je vais attraper quelque chose. C'est sûr.