Le loup brun, qui venait de fuir lâchement les alentours du camp Bipède, avait trouvé refuge sur le territoire de sa meute. Il souhaitait apaiser ses craintes dans ce lieu qui lui était désormais familier, et pour rattraper son échec et son excès de couardise, il comptait bien se mettre en chasse sur-le-champ.
Palladium slaloma entre les souches carbonisés et les débris humains, trottinant vers une partie de la forêt pas encore dévastée par les bombes humaines. Il connaissait ce lieu comme sa poche, c’était son endroit préféré puisque c’était une des rares forêts où subsistaient encore quelques arbres qui tenaient debout. La matinée avait à peine commencée depuis sa fuite, et le soleil tardait à poindre derrière les nuages. Il reconnu une odeur familière, celle d’Hige, qui était passé par là quelques temps plus tôt. Palladium se détourna de sa piste, voulant chasser seul. Un peu de solitude ne lui ferait pas de mal, il en avait grandement besoin, et il ne préférait voir personne. C’était son moment, à lui.
Il ne tarda pas à gagner le couvert des arbres, sous lesquels il se glissa souplement, entrant dans un buisson pour ressortir sur un talus de feuilles mortes. Un oiseau gazouilla au loin. Le loup brun lâcha un soupir de soulagement. Enfin un lieu où se sentait en sécurité, et en pleine possession de ses moyens. C’était sa parcelle d’air frais dans ce monde dévasté où il suffoquait.

Pour la première fois depuis des lunes, Palladium éprouvait un semblant de confiance en lui. Il lui semblait remettre les pattes dans un monde normal, dans lequel la forêt n’était pas sujette à des déplacements humains ou à des lâchers de bombes permanents. Sans réellement chercher, il ne tarda pas à tomber sur la piste d’un chevreuil, par pur hasard. Le matin, les cervidés sortaient de leurs cachettes nocturnes pour s’abreuver. Palladium savait exactement où se trouvait le point d’eau le plus proche, et il s’y rendit sans tarder, silhouette trouble se faufilant entre les arbres, dans un silence parfait. Son hypothèse s’avéra juste, puisque buvait d’un air tranquille et apaisé, le fameux chevreuil que le Pantin avait flairé. L’approche allait s’avérer compliquée : en effet, le loup brun était à une bonne centaine de mètres de sa proie, et une grande clairière à découvert le séparait. De quoi gâcher tout effet de surprise. Il ne pouvait rien faire, sinon attendre que le chevreuil accepte de s’approcher de lui par inadvertance. Il resta donc dissimulé derrière un buisson de houx, attendant patiemment une erreur de la part du cervidé.
Mais son attente ne fut pas récompensée : le chevreuil s’éloigna du point d’eau, mais dans la direction contraire à celle de Palladium. Pouvait-il réellement laisser passer cette chance ? Il bondit hors de sa cachette, démarrant le plus rapidement qu’il le pût, à la poursuite de la proie qu’il convoitait. Le chevreuil mit quelques secondes avant d’entendre la course du prédateur derrière lui, ce qui fit gagner à Palladium un peu de terrain. Mais l’herbivore était vif, et en un bond leste il avait entamé un démarrage fulgurant, qui cloua le loup presque sur place. Cependant, ce dernier ne se découragea pas et poursuivit sa proie, slalomant entre les arbres. Le chevreuil galopait à bon train, et Palladium s'accrochait à sa suite du mieux qu'il put. Il esquiva les racines noueuses qui menaçaient de le faire trébucher, les branches d'arbres qui pouvaient l'assommer, mais il perdait du terrain et son cœur battait la chamade. Il respirait déjà à grand bruit, l'effort sur une longue durée ne lui était plus coutumier. Le chevreuil était vigoureux et en bonne santé, et il distançait le Pantin qui préféra s’arrêter pour économiser une énergie précieuse.

La queue du loup brun battait l’air avec nervosité. Cet échec l’avait irrité, un manque de chance doublé d’un manque de technique qui avait fait fuir son gibier. Palladium grogna de dépit. Il fit demi-tour, escaladant un talus de pierres pour s’éloigner de ce point d’eau. Beaucoup de proies devaient sans doute venir se désaltérer ici, mais il était trop à découvert pour que le loup brun espère attraper ne serais-ce qu’un malheureux lapin. Le Pantin, depuis qu’il était sorti de terre, n’aspirait qu’à chasser de grosses proies. Il avait déjà pu compter un sanglier à ses effectifs de chasse, ce qui le réjouissait considérablement, mais attraper un cerf ou autre herbivore digne de ce nom le conforterait dans sa nouvelle position de chasseur. Il commençait à prendre de l’âge, et du métier avec. Ce n’était plus qu’une question de temps avant qu’il ne devienne aussi bon chasseur qu’Hige.

Il se mouvait donc sur le tapis forestier, dans une lenteur presque exaspérante, perdu dans ses idéaux et ses rêves de chasses à trophées glorieux. Le loup brun sentait les rayons du soleil commencer à percer à travers le feuillage : le matin avait commencé à entamer sa partie de la journée qui lui était réservée. Le loup brun, perdu dans ses pensées, failli passer devant une perdrix énorme sans même la voir. Elle était posée sur le sol, fouillant la terre du bec afin de dénicher quelques vers ou insectes qui auraient pu la contenter. Le Pantin se mit immédiatement à la traquer, couvant son plumage rebondi d’un œil gourmand. Cela faisait des lunes qu’il n’avait pas pu planter ses crocs dans un oiseau aussi gras et goûteux qu’une perdrix. Il avançait, lentement, inexorablement, vers sa proie qui ne se doutait de rien. Tout se déroulait parfaitement : l’oiseau persistait à rester dos à la menace imminente, grappillant nonchalamment ça et là des restes de nourriture. Tout était calme, et Palladium ne produisait aucun son, le vent agitait à peine les feuilles dans les branches les plus hautes, et il n’y avait plus que quelques mètres à parcourir avant de mettre la menace à exécution, et la perdrix à mort. Cependant, un bruit qui parut épouvantable au loup se fit entendre, lorsqu’une pomme de pin heurta le sol avec violence juste à côté de l’oiseau. Ce dernier, dans un réflexe instinctif, eut un sursaut et, dépliant ses ailes, il s’envola vers les cimes. Le loup, voyant cela, réagit promptement et bondit à sa suite. Ses mâchoires claquèrent lamentablement dans le vide. Il ne se découragea pas immédiatement et courut sous la trajectoire de la perdrix qui prenait de l’altitude, faisant des bonds de plusieurs mètres, tentant de l’intercepter. Mais malgré tous ses efforts, sa chasse fut vaine. La perdrix esquiva tous ses sauts, bien que puissants, et alla se percher tranquillement sur une branche à une bonne dizaine de mètres du sol. Elle regarda le loup d’un œil moqueur, et lança un roucoulement stupide. « Moques-toi, oiseau de malheur. Je finirai bien par te déplumer, tôt ou tard. » Grogna le loup en s'éloignant de cette proie.

II était bien loin, le temps où le jeune Palladium aurait attendu, le nez en l’air, des heures durant, sous ce maudit arbre, que cette fichue perdrix descende de son perchoir. En même temps que l’expérience s’était forgée, il était devenu de plus en plus fataliste. Chasse manquée égale chasse perdue, on passe à autre chose. Point barre. Le prédateur méditait sur cette façon d’être. Ne serait-il pas plus performant s’il était plus têtu, plus acharné ? Les causes perdues ne le sont pas toujours, bien des fois il aurait hypothétiquement pu rattraper ce qu’il avait laissé échapper. Mais sur des considérations pareilles, ne sommes-nous pas voués à perdre sans cesse notre temps ? Le temps est un bien trop précieux pour se permettre de le gaspiller.
A cette idée, les pensées de Palladium s’enfuirent loin de lui, et il campa sur ses positions, les mêmes depuis des mois : chercher ailleurs, pour trouver la chance qui s’obstinait à tenter de le fuir. Provoquer le destin, puisqu’il ne veut pas venir vous chercher.

Mais il semblait bien que ce jour-là, le fameux destin auquel il ne croyait même pas, s’obstinait à le fuir. Il avait beau errer dans cette forêt plaisante, rien ne se manifestait, de près ou de loin. Pire encore, il ne décelait aucune odeur d’animal qui aurait pu lui servir de proie, et commençait à tourner en rond, animal esseulé et sans but. Le prédateur flaira l’odeur d’un lapin, mais la trace était ancienne, et le loup brun dédaigna cette proie qu’il n’avait que trop pourchassé dans les sombres boyaux des souterrains. Le temps où il se serait jeté sur n’importe quoi était révolu, lui aussi. Le prédateur commençait à être exigeant, ce qui pouvait le conduire à une grande stupidité. Il était las de se contenter de petites proies qu’il avait vues et revues jusqu’à plus soif. Les rats, les mulots, les lapins, tous ces rongeurs avaient perdu leur saveur dans les tunnels. Il les haïssait désormais, ne rêvant plus que de retourner courir derrière de grands cervidés.

Le loup brun songeait encore aux courses effrénées dans les bois, à la croupe fauve de la biche ou du cerf qui s’enfuyait à toutes pattes devant lui, rebondissant sur ses pattes postérieures, avec aisance et agilité. Le Pantin avait toujours envié cette souplesse et cette rapidité aux cerfs. Mais cela lui rappelait aussi quel était le prix à payer lorsqu’on était une proie, et Palladium n’aurait voulu, à aucun prix, se trouver à la place d’un de ces herbivores. La peur qu’il éprouvait déjà sans cesse dans sa position était déjà bien assez grande. La Chose ne s’était pas encore manifestée depuis qu’il était sorti des souterrains. Il avait toujours eu plus de facilités à y échapper lorsqu’il se trouvait en extérieur. Les boyaux avaient été un véritable supplice, pour le chasseur. Cependant, il ne pouvait pas nier l’évidence : cette phase qui lui avait paru durer une éternité lui avait été bénéfique. Il avait beaucoup appris, et avait gagné en agilité. Tout n’était pas si noir, après tout.

Un bruissement dans les buissons, non loin de lui, fit frémir le Pantin. Il s’obligea immédiatement à éviter toute pensée sur ce qui pourrait bien le menacer derrière ce buisson touffu. Il s’en éloigna, l’esprit vide, se persuadant qu’il n’avait rien à craindre. Mais la Peur fut plus forte, car dès qu’il tourna le dos à ce tas de feuilles il fut pris d’une irrépressible envie de fuir, le plus vite possible, le plus loin possible. Et il ne put résister à cette envie. Il s’élança avec force, galopant sur les feuilles mortes, sans se soucier du bruit qu’il pouvait bien faire. Et plus il courait, plus il avait peur. Plus il courait, plus il était persuadé que quelque chose le poursuivait. Il ne se retourna pas une fois, la crainte lui donnait des ailes. Il galopait à toute vitesse sous le couvert des arbres, ignorant l’air qui asséchait sa gorge et faisait crier ses poumons.

Il galopait, galopait toujours plus vite, ses foulées devenant plus raides à chaque nouvel effort, ses muscles le lançant un peu plus à chaque nouveau mouvement, et ses poumons le brûlant un peu plus à chaque nouvelle inspiration. Le loup brun soufflait déjà fort, lorsqu’il aperçut le renard qui s’échappait à une centaine de mètres devant lui, la queue entre les pattes arrière, filant bon train. Son cousin roux avait certainement du croire que le loup le poursuivait, alors qu’il n’en était rien. Mais Palladium, malgré son épuisement, sauta sur l’occasion qui se présentait et redoubla d’efforts. Malgré les tiraillements auxquels il était sujet, et à la souffrance qui ne cessait de grandir en son être, sa foulée gagna de l’amplitude et, centimètre par centimètre, il grignotait du terrain sur cette proie inopinée. Il espérait juste que le renard ne trouverait pas un terrier où se terrer avant qu’il ne l’ai rejoint. Le prédateur s’approchait, s’approchait. Le renard jetait des coups d’œil furtifs vers son poursuivant, et Palladium vit la terreur habiter l’œil fou du canidé. Il le vit tourner la tête légèrement sur sa gauche, et il effectua brusquement un virage dans cette direction.
Déstabilisé, Palladium dérapa sur le tapis forestier, perdant quelques précieuses secondes qu’il avait réussi à gagner sur le renard, qui s’échappait dans une légère montée. Le loup brun grogna contre ses poumons qui criaient grâce : pas maintenant, pas si près du but. Il ne perdit le renard de vue que lorsque ce dernier s’engagea rapidement sous un amas de rochers. Le loup ne perdit pas une seconde et, voyant qu’il était trop grand pour parvenir à passer sous ces énormes roches, il bondit sur elles. Il sautait de rocher en rocher, sur une sorte de digue naturelle qui redescendait en pente douce vers le sol. Il effectua un dernier saut, pour atterrir en souplesse sur les feuilles mortes. Visiblement, il avait entravé les plans du renard qui arriva quelques secondes après lui à la sortie de la digue de pierres. Le petit canidé s’arrêta de justesse pour se retourner et retourner se cacher entre les rochers protecteurs. La mâchoire du Pantin claqua dans le vide, à quelques centimètres de la queue touffue de son cousin.

Le souffle court, pantelant et haletant, le loup brun peina à retrouver ses esprits. Ses membres étaient raides et chauds, et son cœur peinait à retrouver un rythme normal. Il regarda autour de lui : il avait surmonté une sorte de petite colline, et en contrebas il pouvait aperçevoir un autre point d’eau, similaire à celui où le chevreuil l’avait si lamentablement semé. Palladium hésita. Rester ici, et tenter d’attraper ce fichu renard, ou partir tenter sa chance à ce point d’eau qui risquait d’attirer bon nombre d’herbivores ? Le loup brun n’hésita pas longtemps : le renard était peut-être déjà ressorti des cailloux par là où il était entré, et il devait déjà être loin. De plus, le loup avait besoin de récupérer son souffle, et il descendit donc cette légère pente tranquillement.
Lorsqu’il arriva près du point d’eau, il ne perçut la présence d’aucune proie. Il chercha un endroit propice où il pourrait se camoufler et voir sans être vu. Hors de question de réitérer l’échec précédent. Il se posta entre deux rochers, camouflé par un épais rideau de fougères. Il s’allongea sur le ventre, attendant qu’un animal fasse son apparition. Son rythme cardiaque redevenait peu à peu normal, et le soleil picotait ses yeux dans une chaleur agréable. Il sentit son esprit tanguer, et il commença à somnoler sans s’en apercevoir.
Une branche craqua à quelques mètres, le faisant sursauter brutalement. A cet instant, le loup se crispa et risqua un œil hors de sa cachette. A deux mètres de lui à peine, une biche regardait les alentours d’un œil inquiet. Elle avait sans doute flairé la trace de son passage et s’inquiétait de savoir où il pouvait bien se trouver à présent. Mais le loup était invisible, et l’herbivore pencha lentement sa fine encolure vers l’eau trouble. C’était exactement le temps qu’il avait fallu à Palladium pour la contourner et la prendre à revers. Il se jeta sur elle dans un grondement sauvage, tous crocs dehors. La biche esquissa un écart, qui déstabilisa le loup et il parvint à l’attraper à la gorge, l’entraînant dans sa chute, droit dans l’étang. Il se retrouva immédiatement immergé, l’eau entrant dans ses narines, dans ses oreilles et piquant ses yeux qu’il ferma immédiatement. Il bloqua sa respiration, serrant ses mâchoires autour de la gorge de sa proie qui se débattait dans l’eau, balançant ses sabots en tous sens. Le loup tint bon, malgré les à-coups brutaux que donnait la biche en se débattant. Il commençait à manquer d’air, et tenta de retourner la situation à son avantage, profitant d’un sursaut de la biche pour sortir la tête de l’eau et y plonger celle de sa proie en s’appuyant de tout son poids sur son encolure. L’herbivore se débattit plus violemment encore, et un de ses membres heurta Palladium en pleine tête, ce qui le fit chanceler. La biche sortit la tête de l’eau, prenant une inspiration goulue, avant que le loup brun ne la contraigne à replonger. Peu à peu, ses mouvements se firent plus mous, moins vifs, et lorsque des bulles éclatèrent à la surface, Palladium relâcha sa prise.