Souffle acide du vent, larmes brulantes du ciel. Le monde ne ressemble plus aux paysages d'autrefois. Les cataclysmes ont frappé, des colonnes de flammes et de fumées se sont élevées sur l'horizon. La guerre. La guerre des hommes. Et nous, les loups n'avons eu d'autres choix que de fuir. Nombreux furent nos congénères emportés. Nous traversâmes les plaines cabossées, les forêts de cendres, poursuivis par la faim, traqués par la mort.
Notre salut, nous le devions malheureusement à ceux qui avaient provoqué notre malheur.
Jamais il ne s’était aventuré aussi loin dans le dédale qu’aujourd’hui. L’endroit où il se trouvait était plongé dans l’obscurité la plus totale, faute de néons encore en route, et il devait se fier à ses autres sens pour se déplacer. Pourquoi s’enfoncer aussi loin dans les ténèbres ? lui dira-t-on. Pour trouver le minotaure, vous répondra-t-il, la bête enfermée au plus profond du labyrinthe. Il doit bien y en avoir une, n’est-ce pas ? Comme dans tout labyrinthe depuis la nuit des temps, car là est bien la raison d’être des labyrinthes : enfermer quelque chose, parfois de manière métaphorique.
Une patte de Koschei rentre en contact avec quelque chose de visqueux et il la retire aussitôt. L’odeur du sang de rat envahit les lieux. Koschei baisse la tête et distingue une tache plus sombre au sol. Un cadavre de rat éviscéré, rien de très appétissant. Qui s’acharnerait ainsi sur une proie pour la laisser là sans même y toucher ? Cela semble si absurde, maintenant que la nourriture se fait si rare. Mais surtout, qui viendrait chasser aussi loin dans le sous-sol ?
Aurait-il trouvé le minotaure ?
Là où beaucoup de loup auraient paniqué ou été pris d’angoisse, Koschei sourit. Quelle bête monstrueuse hante donc ces souterrains ? Une traînée de sang part du rat et continue le long du couloir. Il se met alors à avancer dans cette direction, pour découvrir un autre cadavre dans le même état quelques foulées plus loin. la traînée de sang semble maintenant indiquer que le monstre a bifurqué vers la droite.
Koschei suit le corridor jusqu’à une intersection de quatre couloirs. Aucune trace de la bête en vue. Quel couloir prendre ? Impossible de le savoir, il va donc continuer tout droit et espérer ... Qu’est-ce que c’est que ce grondement qui monte à sa gauche ? Koschei tourne vivement dans cette direction, mais le grondement s’est arrêté. Il fait quelques pas dans le couloir, tous les sens en alerte, mais rien, juste l’obscurité et l’odeur du sang de rat. Le loup noir continue cependant d’avancer lentement dans le couloir, toujours aux aguets. Un néon grésillant soudainement au-dessus de lui le fait sursauter et lever la tête : il pensait que l’électricité n’atteignait plus cette partie du sous-terrain. Le néon s’éteint alors et retourne dans un paisible sommeil. Koschei rebaisse la tête.
Il aurait juré avoir vu deux points rouges dans l’obscurité qui se sont évadés d’un clignement d’yeux. Ce n’était pas juste l’éblouissement dû au néon, il en est certain. Un frisson lui parcourt l’échine, hérissant ses poils au passage, mais il garde son calme et continue de scruter les ténèbres à la recherche des deux cercles de lumière rouge.
Le grondement se fait entendre à nouveau, plus fort et plus longtemps que précédemment. Et il vient ... de derrière lui ? Koschei se retourne d’un bond. Les points rouges sont là, devant lui maintenant. Et ils se rapprochent. Très vite. Le Solitaire aurait aimé les laisser s’approcher pour mieux distinguer le tout dont il doivent faire partie, mais l’instinct de survie prime toujours et il ne compte pas mourir à cause de sa curiosité. Il fait donc rapidement demi-tour et s’engouffre à nouveau dans le couloir à pleine vitesse. Le grondement se fait de plus en plus fort derrière lui : la créature se rapproche, elle est rapide. Le sol tremble à chaque fois qu’elle touche le sol. Koschei risque un regard vers l’arrière pour essayer d’identifier son poursuivant, mais tout ce qu’il voit sont les deux yeux rouges et l’ombre d’une silhouette massive.
Le loup bifurque à gauche dès qu’il en a l’occasion. Un bruit de raclement de griffes sur le sol lui indique que la créature a dérapé, ce qui lui fait gagner un peu de temps. Comment va-t-il lui échapper ? Impossible de savoir où se trouve la sortie de ce dédale et il ne peut certainement pas jouer sur la fatigue d’une bête qu’il ne connaît pas. Koschei vire brusquement à chaque fois qu’il le peut et entraîne son poursuivant dans plusieurs couloirs de béton.
Un gouffre apparaît plusieurs mètres devant lui. Impossible d’en définir la profondeur ou la largeur, tout ce qu’il peut distinguer dans la pénombre est le bord de celui-ci. Il n’y a pas de demi-tour possible, il n’a pas le choix : il va falloir sauter, même si c’est pour tomber au fond du gouffre, en espérant que la créature ne le suive pas. Il accélère et, puisant dans ses dernières forces, saute aussi vigoureusement qu’il le peut. Le vol plané lui semble durer une éternité avant que ses pattes ne rentrent à nouveau en contact avec le sol dans une secousse qui affecte tout son corps.
Un bruit sourd suivit de grognements retentit derrière lui. Se retournant, il voit que la créature s’est agrippée avec ses deux pattes et essaie de se hisser. Une tête d’ours apparaît au-dessus du bord, de l’écume blanche coulant de sa gueule à chaque grognement. Koschei n’attend pas et plante ses griffes dans l’une des pattes de l’ours, qui lâche prise avec un grondement de douleur. Sous l’effet du poids de son corps, son autre patte glisse par dessus bord et il tombe dans les ténèbres, ses grognements s’atténuant au fur et à mesure de sa chute, jusqu’à ce qu’un bruit d’impact se fasse entendre, et puis plus rien. Le silence est revenu.
Le loup halète, à bout de souffle. Il ne s’était pas attendu à ce que le minotaure ne soit qu’un ours enragé. Il avait espéré quelque chose de plus magistral, ou de plus symbolique. Quelque chose d’autre qu’un banal ours malade. Mais bon, il faut faire avec ce qu’on a, et il doit avouer que cette course-poursuite fut plutôt passionnante.
Il n’y a plus qu’à retrouver le chemin de la sortie, maintenant.