Je rampe sous l'entrée de notre maison. L'air froid pénètre mon pelage duveteux, mais je me mets immédiatement en marche. Je connais le chemin, maintenant. Un tunnel, deux tunnels. Je trottine, je marche ou je cours, selon les bruits qui résonnent ou le silence qui m'enveloppe telle une ombre protectrice. Il m'arrive de me jeter dans un coin en roulant pour échapper aux regards inquisiteurs des adultes qui rôdent dans les parages. Je le verrais un jour. A force de m'obstiner, à force de sortir de la tanière chaque matin pour retourner voir le départ des chasseurs et de chercher partout, je suis certain que je finirais par rencontrer mon père. Si mon frère et mes soeurs sont silencieux à son propos, moi je suis complètement obsédé par son existence. Qui est-il ? Que fait-il et pourquoi ? Quelles raisons l'ont poussé à ne pas être présent pour ses propres petits ? A force de voir les semaines passer, je l'ai imaginé avec des yeux de louveteau, parce que c'est ce que je suis. Je fais face à une flaque de boue en ébullition, je saute par-dessus pour ne pas m'y brûler les pattes. Je suppose qu'une nappe de magma est enterrée non loin. Il me faut peu de temps pour rejoindre le lieu de départ de nos traqueurs. Je ne le louperais pas. Peut-être que je verrais mon père ?

Je me jette dans une cavité suffisamment profonde pour me rendre invisible, lorsque j'entends les pas et les voix de deux adultes menant la garde autour des terres Sekmets. Je souffle de soulagement quand les huit grosses pattes passent devant ma cachette sans me repérer. Mon père ? Non, l'un des deux était blanc, l'autre ébène. Mon père, lui, est aussi fauve que Maliah et moi. Deux petits fauves, deux petits blancs. Nos parents ont parfaitement équilibré leur descendance, aussi amusant soit-ce. Je m'extirpe de ma planque pour continuer de courir dans les tunnels, avec pour seul objectif d'arriver à temps. Je commence à être essoufflé, mais je sais que ce défaut sera bientôt pallié par mon endurance. A force de courir partout et de filer sans cesse entre les pattes des adultes qui ont ma garde, je développerais mes compétences et je dépasserais mes limites pour les repousser toujours plus loin. Parce que mon père, j'en suis certain, est un loup des plus forts et des plus respectés sur ces terres. Et moi, bientôt, j'aurais l'occasion de lui montrer que je suis son fils, et qu'il peut être fier de celui qu'il a engendré. Je veux lui prouver qu'il pourra se fier à moi et être certain de ne pas avoir perdu du temps en me faisant naître. Peut-être, aussi, j'espère qu'il regrettera son absence.

Les minutes passent, mes pattes se fatiguent et pourtant je ne cesse de courir, parce que je ne pense qu'à arriver à temps pour le départ des chasseurs. Mais lorsque mon petit corps trapu et maladroit se stoppe vivement au dernier virage, j'entends une voix mûre énoncer les noms des absents. Ils attendent encore des chasseurs. Alors j'ai un peu de temps avant de les regarder disparaître dans les tunnels à la recherche de proies pour nourrir la meute. Mes oreilles écoutent les moindre sons, pour ne pas me laisser surprendre par un adulte. Mais ma truffe, elle, porte son intérêt sur bien plus intéressant que quelques voix et quelques bruits de pas. Elle cherche des odeurs. Elle essaie d'identifier les loups présents, mais également de dénicher quelque chose que je pourrais tenter de chasser pour le ramener fièrement à maman, lorsque je rentrerais enfin à la tanière. Cela dit, ce n'est pas pour tout de suite puisque la patrouille de chasse n'est même pas encore sur le départ. Alors, tout en restant discret et le plus invisible possible aux yeux des adultes, j'essaie de chercher une piste que je pourrais traquer un peu plus tard, sur le chemin du retour par exemple. Je ne trouve rien. J'ai beau humer toutes les particules odorantes qui se baladent, je ne découvre rien de suffisamment frais pour me donner l'idée d'entamer une chasse.

Bientôt, d'autres pas se mêlent à tous les premiers. Des odeurs affluent des tunnels transverses, et des voix se mêlent aux réprimandes pour s'excuser bassement de leur retard. Les derniers chasseurs sont enfin là. Les troupes sont presque prêtes à partir. Avide de découvertes, je détourne mon attention des odeurs dans la poussière, puis je sors ma petite tête rousse sombre de ma cachette pour observer les loups. Des blancs, des noirs, des gris, quelques fauves. Je cherche parmi ceux-là en espérant reconnaître une odeur, un timbre de voix ou même, avec plus de chance, un regard. Alors, je réalise un détail auquel je n'avais jamais donné d'importance auparavant. Dalioka. Dalioka, ma petite soeur, a les yeux vairons. Et l'un d'eux est bleu. Maman nous a dit qu'elle tenait cette couleur particulière de notre père. Je me sens stupide, tout à coup. Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Des yeux bleus ! Voilà ce que je devrais chercher chez tous ces loups au pelage fauve, au lieu de me contenter de chercher une moindre ressemblance ! Je soupire face à ma naïveté longtemps gardée, et j'affiche un air plus déterminé que jamais en fronçant le regard. Désormais, je chercherais avec encore plus de véhémence. J'essaie d'apercevoir les regards des chasseurs, jusqu'à les voir tous disparaître dans l'obscurité totale.

Non, mon père n'était pas parmi eux. Alors, il n'est pas chasseur. Bien, cela retire une piste dans mes recherches. Désormais, j'irais arpenter les lieux qui ne sont fréquentés que par les guerriers de la meute. Si mon père n'est pas chasseur, il doit être guerrier. Je ne l'imagine pas autrement. C'était chasseur ou guerrier, dans ma petite tête. Il ne peut pas être espion. Ou alors si ? Peut-être que, justement, son rôle d'espion lui permet de passer inaperçu et nous empêche, mon frère, mes soeurs et moi, de le retrouver ? Erf ... Un nouveau doute s'installe. Je pensais avoir trouvé une réponse, je repars finalement avec une nouvelle question. Je tape dans un caillou en marchant, et lorsqu'il rebondit contre une paroi, un rat s'extirpe d'un trou, sonné par l'écho dans sa galerie. Mes oreilles se dressent dans sa direction, je m'immobilise quelques secondes pour le fixer. Il me regarde lui aussi, et file à toute allure. Dans un réflexe, la poursuite m'excite et je pars à toutes pattes malgré la lourdeur de mes petits muscles. Je me précipite à sa suite, je bondis de tous les côtés pour tenter de l'avoir à chacun de ses virages brusques, qu'il effectue dans l'espoir de m'échapper. Ca dure de longues minutes, il est déterminé à vivre. Mais moi plus, je le capture entre mes crocs et le secoue si fort malgré ses couinements de détresse, qu'il finit par se taire et s'immobiliser entre mes mâchoires.

Fier de ma découverte, je la porte haut dans ma gueule, la tête bien droite comme pour vanter mes accomplissements. Papa serait fier de moi, j'en suis sûr ! Et maman sera contente que je ramène à manger. Je suis un grand chasseur ! Oui oui ! Peut-être même que ça pourrait être ma voie, plus tard. Mais non, parce que papa n'est pas chasseur, et maman non plus. Moi, je veux suivre leurs traces, surtout celles de papa. En partie parce que je ne le connais pas, et que l'inconnu m'attire, je vous l'accorde. Je ne trotte plus, je me contente de marcher le long des parois pour me reposer les pattes. Je suis déjà si fatigué. Autant économiser mes forces jusqu'à la tanière. Même si j'ai l'impression d'être empli d'une énergie nouvelle grâce à la fierté de ma chasse, je n'en suis pas moins conscient de l'épuisement de mes membres. Alors je préfère prendre mon temps et ne pas plus épuiser mes muscles. Le rat mort sent bon, et sa chair tendre est molle entre mes dents. Je veille à le tenir fermement sans entailler sa carapace de peau, afin de ne pas gâcher la viande ou attirer des prédateurs dangereux par son sang. Maman m'a appris à briser la nuque de mes victimes, comme à mes frères et soeurs. Ca évite d'attirer l'attention des autres carnivores.

J'arrive à une intersection. Des sons étranges parviennent à mes oreilles, alors je me stoppe avant de virer de bord. Les oreilles dressées, j'écoute attentivement, tentant d'identifier l'origine des bruits. Plus rien. Intrigué, je pose ma proie au sol et je m'avance dans la pénombre. Quand je tourne ma tête dans l'obscurité à ma gauche, je plaque brutalement mes oreilles en arrière alors que des bruissements d'ailes déplacent l'air autour de moi. Je me ramasse sur moi-même, et c'est tout un ballet aérien qui s'effectue au dessus de ma tête. Ébahit, stupéfait, j'observe les volatiles se précipiter dans le tunnel en criant. Leurs voix sont stridentes, elles me vrillent les tympans. Mais l'instinct est plus fort que tout le reste, et brutalement je me mets à sauter dans tous les sens pour essayer de les attraper. Elles volent en cercle, se croisent et se recroisent, et moi j'essaie de les capturer entre mes crocs en sautant sur les parois. J'essais de m'élever comme je peux, je m'écrase par terre par moments mais je reviens aussitôt à la charge en jappant d'excitation. La chasse, c'est vraiment trop marrant ! Même si leurs ailes me griffent par endroits, je n'ai de cesse de les harceler, bondissant comme un fou en espérant refermer mes mâchoires sur une malchanceuse. Mais rien. Et elles disparaissent dans les tunnels.

Résigné, je les regarde s'éloigner et finalement ne plus être qu'un écho entre les parois. J'ignore ce que c'était, mais ces créatures sont vraiment très étranges ! A voleter ainsi sans but, comme si elles allaient toutes s'entrechoquer alors qu'il n'en n'est rien ! C'était une formidable aventure ! Je cherche des yeux mon rat, espérant qu'elles ne me l'ont pas volé. Il est là, m'attendant bien sagement là où je l'ai laissé tomber. Je le ramasse délicatement, inhibant ma morsure comme maman me l'a appris, et je repars dans les tunnels. Mes muscles sont d'une lourdeur incomparable. Cette fois, je crois bien que j'ai de loin dépassé mes limites de louveteaux, et une bonne sieste s'impose. Ca et un bon repas, évidemment. Pourtant l'aventure n'est pas terminée, parce que c'est un petit rongeur que j'entends gratter juste à ma droite. Je dépose mon rat au sol dans le plus grand silence, et je m'approche de la paroi toute fraîche. Il est là, je l'entends comme si rien ne nous séparait. Je plisse les yeux comme si je pouvais voir à travers l'obstacle, et mes oreilles se concentrent totalement sur les grattements. Je bondis brutalement en avant, si fort que mes pattes s'enfoncent dans le mur pour écraser la bestiole. Un couinement déchiré fend l'air, puis plus rien. Je reste là, immobile, à attendre d'être sûr. Et lorsque je retire mes pattes, la petite bête à le crâne déformé par la force de la pression qu'a effectué une petite pierre qui se tenait entre elle et moi. Je suppose qu'elle n'a pas souffert. Je l'attrape, choppe comme je peux le cadavre du rat, et je rentre à la tanière fier comme un paon, pour exposer mes exploits devant ma fratrie.