Vous ne pouvez imaginer à quel point il est difficile de se montrer totalement impassible devant son propre louveteau. D'avoir chaque jour à affronter les regards de toute votre portée sans pouvoir jamais leur dire qui vous êtes. D'être obligés au quotidien de les regarder s'épanouir si proches de vous, en étant à la fois tellement loin. Vous ne pouvez vous douter de ce que peut ressentir un père privé de ses droits pour la protection de sa propre progéniture. Moi, je le sais. Pour le vivre à chaque instant de ma vie. Mais aujourd'hui, j'ai eu le droit de les voir de près. J'ai eu le droit d'être regardé par eux, sans que personne ne sache qui j'étais pour eux. Pas même ces quatre petites boules de poils qui se sont interrompu dans les jeux dès mon arrivée. Je soupire. Je regarde en arrière, Tybalt et Ebène ont désormais en charge les apprentissages de l'un de mes fils. Ils ne lui apprendront pas grand chose avant quelques mois, mais en attendant ils peuvent s'apprivoiser les uns, les autres. Je sais que les deux adultes auront besoin de temps pour s'accoutumer l'un à l'autre, c'est la raison pour laquelle je leur ai mis Adriel dans les pattes malgré son si jeune âge. Et maintenant que je me suis éloigné d'eux, je meurs d'envie de faire demi-tour, pour lui.

Au lieu de cela, je me fais violence et je continue d'avancer dans les tunnels, m'éloignant petit à petit du bunker, où j'ai laissé mon propre fils entre les pattes de mon meilleur ami et d'un parfait inconnu. L'un des chasseurs Sekmets. J'ai jugé qu'il serait un bon mentor, après l'avoir observé longtemps sans jamais entrer en contact avec lui. Il me paraît fiable. Je suis certain que cette alliance, si elle ne sera sûrement pas de tout repos, fera des merveilles pour mon petit. Je ne doute pas des capacités de chacun, et je fais confiance à ces deux mâles pour former mon fils dans les meilleures conditions. Un jour, je le sais, Adriel désirera me rencontrer, tout comme son frère et ses soeurs. Et ce jour-là, je me dois de leur expliquer pourquoi j'ai été absent tout ce temps alors qu'en réalité, j'étais si près d'eux. Peut-être, ce jour-là, se souviendront-ils de mon ombre, si souvent présente dans leur vie sans qu'ils n'aient jamais pu s'expliquer pourquoi. Et peut-être qu'ils m'en voudront moins d'avoir été un fantôme. Mais en attendant, je me dois de veiller sur eux à distance. Et c'est ce que je fais aujourd'hui en me dirigeant vers un loup que je n'ai jamais vu dans les parages, auparavant. Je gronde pour attirer son attention.

- Eh ! Qu'est-ce que tu fiche dans les parages ? Ce sont les territoires Sekmets, et tu n'es pas des leurs.

Il ne se retourne que maintenant, alors que je suis persuadé qu'il a senti ma présence bien avant. Il prend son temps, fait des mouvements lents comme pour atténuer un conflit. S'il croit qu'il va m'apaiser en ralentissant la cadence, il se trompe. L'animal sombre ne paye pas de mine, mais son regard est unique en son genre. Je dois avouer que si les yeux flamboyants de Sagueeth m'ont toujours laissé perplexe, cette teinte argentée qu'arbore l'oeil gauche de cet individu me rend curieux. Cependant, il n'est pas dans ma nature de poser des questions personnelles à quiconque, et encore moins à un parfait inconnu. Mais déjà, l'ombre se présente comme un membre de la Horde. Je hume son parfum quelques secondes, et j'y retrouve la marque musquée habituelle qui portent les jeunes recrues ayant récemment rencontré Skull. Et si il est toujours en vie après l'avoir vue elle, c'est qu'il fait désormais parti des nôtres. Cependant, je commence à être agacé par ces recrutements incessants. Nous perdons des membres sans arrêt et je lutte quotidiennement pour entraîner nos quelques recrues. Malheureusement, ce sont tous des minables et il n'y en a pas un pour rattraper les autres. Une bande d'incompétents, voilà ce que la Horde va devenir si je ne parviens pas à bouger les troupes de ma Leader dans les quelques semaines à venir.

- Et toi qui es-tu? Et que fais-tu ici ?

Son regard étonnant plonge dans le mien avec une franchise agaçante. Je déteste tous ces petits louloups à leur mémère qui osent me faire face sans même savoir qui je suis. Je suis lassé de tous les remettre en place les uns après les autres, alors que je sais pertinemment que dès le jour de leur arrivée, leur départ n'est plus qu'une question de temps. Certains meurent aux combats, d'autres sont tués dans leurs propres entraînements pour s'être sur-estimés et d'autres encore, désertent simplement, probablement mus par la terreur de la réalité du monde. Je soupire et je lève les yeux au ciel, mais le petit m'a posé une question. Petit n'est pas le mot, je suis bien d'accord. Cependant, ce sont tous des gosses, face à moi. Tous mes apprentis, tous des débutants. Certains sont seulement des cas moins désespérés que les autres. J'affiche un regard droit et dur, ne courbant pas l'échine et ne marquant que plus ma supériorité évidente face à lui. Mare de toutes ces boules de poils inexpérimentées qui ne cherchent qu'a nourrir leur propre réputation en rejoignant nos rangs. Certains ignorent jusqu'aux ambitions de leur propre Leader. Quelle belle bande de dégénérés mentaux. Montrant toujours les dents, j'hésite encore entre le mordre et me présenter.

- Je suis ton mentor, bien malgré moi, d'ailleurs. Quelles sont tes ambitions ?

- Mes ambitions ne regardent que moi.

- Bien sûr. Et comme tu es aussi fort que tu le paraît, tu vas t'entraîner tout seul et devenir un combattant sans l'aide de personne ? Ta naïveté ressemble grandement à de la bêtise, gamin.

Mais après tout peu m'importe s'il désire se débrouiller tout seul. Après tout, le p'tit ne vient pas d'une meute, je ne sens pas leur odeur dans son pelage. Je suppose que les solitaires ont cette ténacité à l'esprit et que même lorsqu'ils rejoigne un groupe d'individus déjà formé, il s'imaginent pouvoir encore faire leur chemin seul et ne tirer de leur nouvelle "famille" que les avantages. Il apprendra bien vite qu'ici, sous les ordres de Skull, ce ne sont pas ses décisions à lui qui primeront sur le reste. Comme beaucoup avant lui, il testera les limites qui lui sont offertes et se heurtera rapidement à un mur. Voire deux, si je m'ajoute par simple plaisir à la barrière naturelle que représente Skull. Parfois, je me sens presque comme le flic des flic. Les hordiens sont là pour contrôler les débordements des Sekmets, et moi j'ai endossé le rôle de celui qui gère les débordements des hordiens. Un rôle ingrat, sans la moindre reconnaissance, avec plus de prix à payer que de récompenses à gagner. Mais ça me va. J'occupe mes journées à anticiper les conflits pour les stopper à la racines et à remettre à leur place les petits loups qui se prennent pour des héros. Ce quotidien devenu routine me sert d'alibi, pour ne pas penser à mes petits sur lesquels je n'ai aucun droit.

- Je t'ai demandé qui tu étais. Pas qui tu allais être pour moi. A moins que tu ne te définisses que par ta profession auprès des recrues.

Son attitude ne me plait pas le moins du monde, et mes mâchoires me démangent furieusement. Un coup de crocs bien placé le remettrait en place et lui rappellerait qui prend les décisions et donne les ordres, ici. Mais j'ai le sentiment que ça ne lui ferait que trop plaisir. Ce loup semble être le genre qui aime parler, et qui prend les réactions brutales comme des victoires personnelles. Comme s'il préférait mettre mes nerfs à vif et se faire bouffer les entrailles pour ensuite s'estimer vainqueur, alors que dans mon propre esprit je n'ai fais que redresser un simple poil récalcitrant parmi tant d'autre. Non, si je le mordais il se donnerait beaucoup trop d'importance comparé à ce qu'il vaut vraiment. C'est à dire rien du tout. Mes babines retombent sur mes crocs meurtriers, mais mes poils ne se lissent pas pour autant sur mon corps musculeux. Je continue de le fixer pendant de longues secondes, analysant ses manières et cherchant ses faiblesses. Celui-là tente de manier les mots avec souplesse et habileté. Mais je ne suis pas assez stupide pour me laisser entraîner dans un tel jeu. L'inutilité de ses paroles est pour moi la preuve qu'il cherche à jouer au plus malin, hors il ne saurait m'entraîner sur ce terrain-là. Ce n'est pas au vieux singe qu'on apprend à faire la grimace, comme on me l'a souvent dit.

- Tu l'apprendra bien assez tôt.

Sur ces mots, je m'éloigne déjà de l'antre, bien décidé à me débarrasser au plus vite de ce parasite indésirable.

Bon, une chose de faite. Si je n'ai pas eu de temps à consacrer à Skull depuis ce qui me semble être une décennie, au moins je parviens à rencontrer moi-même tous les nouveaux qu'elle recrute. Celui-là ne fait pas exception, évidemment, et je n'ai encore pu donner mon acceptation à aucune de nos nouvelles recrues. Tous des incapables, tous des petits prétentieux inutiles et sans la moindre force. Je soupire alors que je m'éloigne dans les tunnels. Que vais-je bien pouvoir faire de ma journée ? Peut-être aller fureter près de mes petits pour les observer en silence et à distance. Ca me fait penser qu'il va bientôt falloir qu'Atom et moi organisions les présentations. Ils sont presque assez grands pour recevoir un mentor, et si Adriel est déjà sous la responsabilité de ses mentors, il me reste trois louveteaux à caser dans des pattes de confiance. Qui parmi les hordiens pourrait gérer Dalioka ? Kayahan ? Et Maliah ? Oh je pense bien a deux louve pour mes filles. Mais en ce qui concerne mon fils, je n'aurais vu que Sora dans ce rôle et malheureusement, mon compagnon a disparu. Il va falloir que j'organise une entre-vue avec Thorium et Rake Maâr. Elles sont de bonnes combattantes et même si Thorium est une emmerdeuse de première, elle pourrait donner un peu de caractère à ma petite Dalioka. Et puis Rake Maâr saura gérer Maliah.

Et alors que je continue de marcher, je réalise que le loup sombre m'a suivi depuis le départ. Apparemment il ne cherche pas à faire la causette, puisque quand je lui lance un regard en coin il est trop occupé à fureter par-ci par-là pour me prêter la moindre attention. Je me demande même s'il ne me suit pas seulement par automatisme, ou simplement parce qu'il ne connaît pas le chemin jusqu'au camp. Ca ne m'étonnerait pas, en fait. Les nouveaux se perdent aisément, dans les tunnels. Quand un son étrange nous parvient, mon acolyte se met immédiatement sur ses gardes. Au moins, je n'suis pas en présence d'un froussard qui prend ses pattes à son cou lorsqu'il croise le chemin d'une sourire. Intrigué par sa réaction, je m'immobilise et le regarde faire discrètement. Il est prêt à tout voir, il analyse la situation et essaie de se familiariser avec l'odeur. Je me demande d'où il peut bien sortir, pour être aussi vif face à un bruit étranger. Quoi que j'ai ma petite idée. Lorsque j'étais solitaire, je n'avais d'autre choix que d'être sans cesse en alerte. Il en allait de la vie de ma soeur, ainsi que de la mienne. J'observe encore longtemps le loup au pelage de néant, et je prends plusieurs secondes avant de daigner lui expliquer la normalité des faits.

- Ce sont nos proies, que tu entends.

J'affiche un sourire narquoi.

- Tu sais chasser, au moins ?

Je gagne l'attention du loup à la parure d'ébène, et je réalise lorsque mes yeux plongent dans les siens que je ne connais pas son nom. Aie-je seulement envie de le connaître ? Je suppose que non. Je n'ai jamais ressenti ce besoin, de savoir comment appeler mes semblables. Après tout, combien de temps tiendra-t-il au sein de la horde ? Certainement un peu plus longtemps que ses prédécesseurs. Lui est plus vif, moins pataud. Mais ça n'empêche qu'il ne vivra pas jusqu'au bout de nos méfaits, j'en suis persuadé. Ils sont trop nombreux à changer leurs plans, à se rabattre sur des voies plus simples, plus sécuritaires. Seuls les vrais monstres font partie des nôtres pour toujours. C'est le cas de Skull et Tybalt, par exemple. Tous deux sont des tueurs, des assassins si obsédés par le carnage et le chaos qu'ils seraient probablement incapables de changer de chemin, même si l'occasion se présentait à eux. Ils aiment trop le sang pour le reléguer aux autres. Mais en dehors de ces deux sauvages, qui est vraiment digne de la horde, dans nos rangs ? Même moi, je ne suis plus sûr de l'être. Alors tous ces petits nouveaux, sûrement pas. Dans une attitude parfaitement sereine, le bleu fait mine de contrôler sans mal ses moindres émotions. Soit, ce jeu-là peut être joué à deux.

- J'serais vivant si j'savais pas chasser ?

- Bien sûr que oui, à condition de voler les chasseurs.

Je sens l'agacement poindre dans son regard vif. Mon allusion ne lui plaît pas, et la situation tourne dans mon sens puisque je commençais à m'emmerder sévère, et qu'il semble enfin décidé à se réveiller un peu. Je commençais en fait à me demander s'il n'était pas dénué de caractère. Ce qui serait pratique d'un point de vue de contrôle, mais bien chiant pour faire passer nos messages à nos ennemis. En effet, je n'ai aucune envie de me retrouver avec un robot dans les pattes, qu'il faudrait programmer avec des phrases toutes faites destinées à nos ennemis avant de le lancer dans les combats. Je reprends la marche et il me suit sans broncher, je suppose qu'il n'a pas d'autre choix que de le faire pour sortir de là. Et quand nous rejoignons la faille de grenats, je pourrais presque palper son soulagement dans l'air ambiant. Moi aussi, ça m'arrange d'être sorti de là. Je n'aime pas m'isoler longtemps avec un loup auquel je n'ai rien à dire. Ou à faire ... Je jette un oeil aux sekmets vautrés ici et là, probablement des chasseurs rentrés plus tôt ou qui s'apprêtent à prendre leur tour de patrouille.