Au fond, on se fichait pas mal de savoir s’il allait mourir ou non. Il ne manquerait à personne. Voilà ce que se disait le jeune souriceau tapi dans l’ombre d’une cavité, bien qu’il tremblât de peur, de tout son être et de toute son âme. La terreur se lisait déjà dans ses yeux brillants et la tétanie s’était chargée de prendre possession de son corps frêle et fragile, s’agitant en de brèves vagues de soubresauts, avant même que le loup ne fusse présent dans son champ de vision. Il n’avait pas besoin de le voir pour le sentir. Il savait qu’il était immense, puissant et impitoyable, comme tous ceux de son espèce. Le souriceau avait une capacité cérébrale bien trop faible pour se demander pourquoi une si vaste population de canidés s’était brusquement réfugiée sur son territoire. Lui qui n’était jamais sorti de ces égouts infâmes, comment aurait-il pu imaginer un monde au-delà de son petit cercle de vie monotone et putride ? Tout ce qu’il savait, c’était qu’il était désormais au menu de ces prédateurs géants, et que la partie était bien trop inégale pour lui permettre tout espoir de survie. Il n’avait jamais senti l’imminence de la mort avec une telle intensité. Il savait qu’il allait mourir, c’était inévitable, mais il ne pouvait s’y résoudre.
Les pas du fauve faisaient vibrer à peine le béton sous les pattes rigides du rongeur. C’était à peine une vibration, mais le petit animal ressentait cela comme de véritables secousses. Un remous dans l’eau sale. Il était là. Le prédateur se tenait à quelques mètres de sa cachette. Impuissant, la petite bête le vit détecter sa présence, à l’affût. En d’autres circonstances, il aurait pu s’extasier sur la finesse de l’odorat de ce puissant prédateur, mais il n’en avait pas le cœur. Et pour cause ! La gueule du monstre venait de s’entre-ouvrir lentement, dévoilant ses crocs énormes et luisants. Un frisson parcouru le souriceau lorsqu’il imagina la sensation de ces canines s’enfonçant dans sa colonne vertébrale. Il lui sembla même entendre le bruit que feraient ses os en se broyant avec une facilité déconcertante sous la pression de cette mâchoire imposante. Le regard du prédateur le transperça, lorsque ce dernier tourna la tête dans sa direction. Ses yeux étaient jaunes, et avides, effrayants dans les ténèbres infinis. Impossible de savoir s’il l’avait vu ou non. Qui des yeux ou de l’animal était le plus effrayant. La petite bête crût, l’espace d’un instant, apercevoir l’ombre de ce qui pouvait ressembler à un sourire satisfait et cruel. Il l’avait repéré, c’était sûr. A cette pensée, le souriceau senti son sang quitter tous ses organes. Son cœur tambourinait contre sa cage thoracique, à toute vitesse. Aucun de ses membres ne fonctionnait plus. Il était pris au piège, faire le moindre mouvement lui était devenu impossible. Comme s’il le savait, la Bête s’approcha sans empressement, d’un pas félin. Tout comme sa proie, il semblait savoir qui d’eux deux serait le vainqueur. La jeune souris regretta un instant une vie si courte et si fade. Qu’avait-il accompli ? Et au moment même où il s’apprêtait à rendre les armes, les crocs claquaient à quelques millimètres de son museau frémissant, lui sectionnant net une ou deux moustaches. Abasourdi, le souriceau avait été mû d’un réflexe instinctif qui venait de lui sauver la vie : un bond en arrière l’avait engoncé au fond de sa cache, bien trop étroite pour son ennemi qui, confus et irrité, tentait tant bien que mal d’enfoncer le plus possible sa gueule puante au fond du creux pour happer la proie qui venait de lui échapper par miracle.
La proie cria victoire. Le prédateur impuissant et agacé ne savait plus comment croquer l’objet de sa convoitise et, pris d’un sursaut téméraire et curieux, le petit animal en oublia sa prudence. Sans doute, s’il avait été plus âgé, le souriceau se serait abstenu de provoquer le destin qui venait de l’épargner. Peut-être voulait-il pouvoir raconter à ses enfants combien il avait vu un loup de près ? Le souriceau pourrait se vanter d’avoir nargué le plus grand des monstres qui soit. Mais sa jeunesse le savait stupide et à tout jeu l’on finit par perdre. Il s’approcha quelques fois, timidement, puis de plus en plus près de la gueule béante. Dans un accès de confiance, il alla même jusqu’à toucher le prédateur qui frémit. Jusqu’à l’instant où les dents claquèrent, non pas dans le vide, mais sur sa patte arrière, il ne vit rien venir. Elle se brisa net. La souris émit un couinement suraiguë de douleur et le loup un grognement de victoire. Le sang s’écoulait de cette plaie béante et le rongeur le sentait se répandre partout sur son corps, liquide épais et poisseux. Il se traîna avec peine, en souffrance, au fond de sa cachette, comprenant à ses dépens que la mort peut arriver par surprise. Il allait mourir ici, par stupidité. Au moins, se dit-il en faiblissant, au moins il ne manquerait à personne, sinon à ce loup qui devrait trouver autre chose pour son déjeuner.

BY ACCIDENTALE