Souffle acide du vent, larmes brulantes du ciel. Le monde ne ressemble plus aux paysages d'autrefois. Les cataclysmes ont frappé, des colonnes de flammes et de fumées se sont élevées sur l'horizon. La guerre. La guerre des hommes. Et nous, les loups n'avons eu d'autres choix que de fuir. Nombreux furent nos congénères emportés. Nous traversâmes les plaines cabossées, les forêts de cendres, poursuivis par la faim, traqués par la mort.
Notre salut, nous le devions malheureusement à ceux qui avaient provoqué notre malheur.
Par une sans lune ni étoiles, j'erre sur les territoires sans même faire attention où je mets les pattes. Après tout qu'importe, si je croise un loup je n'aurais qu'à l'abattre. Je n'ai plus rien à perdre depuis bien longtemps. Je jouis d'une liberté sinistre, d'une immunité imposée. L'on pourrait s'en prendre à la Horde que je m'en moquerais éperdument. Si je m'entraîne, depuis des semaines, ce n'est plus que pour nuire un maximum au monde que j'habite et que je haie chaque jour un peu plus. Non, je n'ai plus rien. Plus rien à gagner, et plus rien à perdre. Parce que contrairement à la plupart des loups qui foulent ces terres, je ne suis pas ambitieux. Je me moque pas mal d'avoir une tonne de sous-fifres ou d'être respectés de tous pour mon courage et ma loyauté. Moi, tout ce que je veux, c'est veiller sur les miens. Et aujourd'hui, les miens, sont tous morts. Probablement tous. Plus les jours passent, et moins l'espoir de revoir ma soeur vivante brille dans ma tête. Je n'ai plus vraiment le courage de chercher, parce qu'après avoir fouillé chaque territoire de fond en comble, je manque d'imagination. Où peut-elle être, si ce n'est ici-bas ? Son corps a-t-il été emportée ? Est-elle prisonnière des hommes ? Est-elle encore en vie ... ? Les questions tourbillonnent dans ma tête, entre colère et angoisse. Je ne sais plus trop où j'en suis, ces derniers temps, et le seul moyen que j'ai trouvé pour me préserver, est de montrer à tous un Isha vénéneux, agressif et solitaire. S'ils daignaient s'approcher de moi d'un peu trop près, ils verraient dans mon regard à quel point je souffre, et cela m'est intolérable.
C'est quand je hume les odeurs par habitude, que je réalise leur senteur familière. Je grogne doucement, ça ne me dit rien qui vaille. Je redresse la tête, sortant de mes pensées, et détaille les alentours. Une forêt, un sous-bois, le parfum de la mort. Nul doute, je suis chez les Sekmets. Je n'hésite pas une seconde à rester. Quitte à avoir atterris là, autant les faire chier quelque peu, non ? Pourquoi ne pas profiter de cette petite escapade pour aller fouiner près de leur garde-manger ? Chassant toutes mes idées noires de mon esprit tourmenté, je file à travers les bois sans prendre la peine de me faire discret ou de me cacher le moins du monde. Au contraire, si je pouvais attirer un ennemi pour me défouler sur lui, je le ferais avec grand plaisir. Ou si, peut-être, je pouvais revoir Atom un petit moment ... Depuis que nous avons ... Depuis notre dernière rencontre, je n'ai plus eu aucune nouvelle. Elle s'est comme volatilisé, tout comme ma soeur l'a fait avant elle. Je grogne doucement. Décidément, je fais fuir les louves. J'vais changer d'bord, si ça continue ! Je continue de trotter pendant quelques kilomètres avant d'arriver aux abords de l'épave où est stockée l'alimentation de ma meute natale. Je sens, à plusieurs centaines de mètres, l'odeur de la mort et de la chair en décomposition. Je suis certain que les vers bouffent les cadavres les plus anciens. Erf ... C'est toujours ça de moins pour ces pourritures de Sekmets. J'espère que mon père s'étouffera avec un asticots ! Je contourne lentement la réserve, veillant sur les sentinelles avec un air particulièrement affolant, puis je m'éloigne pour mieux revenir à la charge un peu plus tard.
Malheureusement, un autre prédateur au flair plus puissant que le mien, à senti la présence de la nourriture facile. Je me fais surprendre par une ourse noire qui me charge, et ce ne sont que ses grognements lorsqu'elle est à quelques mètres de moi, qui me préviennent de sa présence et me permettent d'esquiver son attaque de justesse. Cependant je ne fuis pas, je me tourne vivement pour lui faire face alors qu'elle s'est immobilisée. Cette espèce d'ours n'est pas bien grande, et cette femelle fait juste ma taille. Mais ça m'étonne qu'elle ne charge pas davantage. Les ours noirs ne sont pas téméraires, mais lorsqu'ils ont une cible ils peuvent la poursuivre sur plusieurs kilomètres. Hors celle-ci m'a seulement forcé à prendre de la distance. La réponse à la question que je me pose vient rapidement, sous la forme de deux oursons qui s'approchent pour se coller à leur mère. Cette dernière me fixe, puis fouille le sol de sa truffe, l'air de rien. Je me rapproche, l'un des oursons se dresse sur ses pattes postérieures en regardant d'un autre côté, mais je sais que c'est moi qu'il détaille avec curiosité. Je dresse les oreilles dans sa direction et m'approche, et il me charge comme sa mère l'a fait. Je repars aussitôt, la queue entre les pattes pour ne pas me la faire attraper, mais je m'arrête dès que le petit rejoint sa mère. Je me rapproche de nouveau, pour me faire charger encore par sa mère. A chaque fois c'est le même cinéma, il faut que je fasse un brusque saut dans une direction pour échapper à ses pattes griffues, et je dois ensuite courir sur quelques dizaines de mètres avant qu'elle ne retourne voir ses petits.
Nous continuons notre manège de longues minutes, jusqu'à ce que je la vois s'intéresser à quelque chose dans l'herbe. L'un de ses petits, plus téméraire que l'autre, s'est éloigné d'elle. Je m'en approche doucement, silencieusement, et je bondis vivement sur lui pour lui mordre l'échine. Mais il se débat férocement en grondant et m'infligeant de violents coups de pattes et de crocs. Je gronde de surprise et de douleur et lui rends coups pour coups, mais sa mère arrive à la rescousse et même si j'étais au-dessus de lui, il me faut partir en retraite et lâcher ma proie pour éviter de mourir bêtement, assassiné par une ourse furieuse. Elle me charge, notre manège reprend, et l'ourson curieux recommence son petit jeu. Je lui mords la croupe au deuxième essai, et une nouvelle lutte s'engage avant que sa mère ne rapplique. Je gronde de frustration en relâchant l'ourson beuglant, je n'ai chaque fois même pas le temps de lui infliger de graves blessures ! Ils ont la peau dure, ces fourbes ! Et j'ai beau m'acharner, reculer et y retourner, mordre frénétiquement dans la chair pour tirer de toutes mes forces ou tenter d'attirer le petit qui me charge vers la forêt pour l'éloigner de sa mère, cette dernière est toujours là en peu de temps pour nous séparer et récupérer son petit sain et sauf, intact. A croire que je ne pourrais rien ramener aux miens. Cette famille est têtue et l'ourse n'est pas décidée à laisser mourir l'un de ses petits, même s'il lui en restera toujours un après. Quelle égoïste !
Après bien longtemps, quand ma langue commence à pendre et que mon corps est brûlant de chaleur à cause de l'effort, l'ourse décide d'en finir avec ce prédateur menaçant la survie de sa famille si précieuse. J'ai envie de lui dire que tout cela est éphémère, qu'elle les perdra bien plus vite qu'elle ne le pense que qu'ensuite, il ne lui restera rien. Rien d'autre que la douleur et la solitude. Mais les loups et les ours n'utilisent pas le même langage, et quand bien même ce n'est pas cela qu'elle a envie de partager avec moi. Après avoir gauchement intimé à ses oursons de rester cacher dans un empilement de troncs, elle font sur moi à toute vitesse. Je pense d'abord faire un brusque écart pour l'éviter à la dernière seconde, mais elle me percute de plein fouet. On ne peut pas toujours tout prévoir à la perfection. Je roule dans un grognement de stupeur, et me relève quelques mètres plus loin pour lui faire face. Sa gueule ouverte, elle me menace de quelques sons rauques en me toisant, et je lui saute dessus à mon tour. S'ensuit alors un combat acharné, ou les muscles de l'ours me martèlent de coups et où mes crocs ne m'auront jamais été autant efficaces de toute ma vie. Je lui entaille la chair en de grosses griffures, mais mes morsures n'ont pas davantage d'effet que cette impression de griffes plantées dans sa peau. Elle a une cuirasse vraiment épaisse. Quand son corps de deux cent kilos se retrouve au-dessus du mien pour mieux me labourer de coups de pattes et de crocs, je décide qu'il vaut mieux battre en retraite.
Je lui assène tous les coups que je peux pour la faire reculer, grondant et aboyant pour l'impressionner un peu plus, et malgré son acharnement elle commence à se fatiguer tout autant que moi. Je continue ainsi, déterminé à ne pas mourir entre les pattes puissantes d'un ursidé, et je me résigne à ne plus essayer d'attraper l'un de ses petits. Peut-être une autre fois, l'occasion se représentera-t-elle. En attendant, j'aimerais seulement retourner sur mes pas et quitter le territoire des Sekmets, en espérant que l'ourse en colère trouvera un autre loup et l'abattra à ma place. Ca fera toujours un ennemi en moins. Dès que son corps m'a laissé suffisamment d'espace pour me relever, je roule sur moi-même et me retourne pour me redresser vivement, puis je m'éloigne de plusieurs pas avant de lui faire face à nouveau. Je gronde, montre les dents, mais j'ai les oreilles plaquées contre mon crâne et la queue entre les pattes. Après quelques secondes d'affrontement du regard, elle charge à nouveau. Cette fois je ne fais pas le malin, je me retourne et je prends mes pattes à mon coups filant rapidement entre les arbres. Elle me poursuit pendant quelques centaines de mètres, mais retourne rapidement auprès de ses petits pour les protéger et ne pas les laisser à la merci d'un autre prédateur. Elle sait que je ne suis pas le seul loup rôdant dans les parages, et les Sekmets s'ils attaquent à plusieurs, auront facilement raison de deux pauvres oursons laissés sans surveillance, qu'ils soient braves ou non. Pour ma part, je rentre chez moi, essoufflé et perclus de crampes, pour y passer une bonne nuit de sommeil.