Souffle acide du vent, larmes brulantes du ciel. Le monde ne ressemble plus aux paysages d'autrefois. Les cataclysmes ont frappé, des colonnes de flammes et de fumées se sont élevées sur l'horizon. La guerre. La guerre des hommes. Et nous, les loups n'avons eu d'autres choix que de fuir. Nombreux furent nos congénères emportés. Nous traversâmes les plaines cabossées, les forêts de cendres, poursuivis par la faim, traqués par la mort.
Notre salut, nous le devions malheureusement à ceux qui avaient provoqué notre malheur.
A ma respiration, une épaisse buée se formait. L'hiver était là, il était froid. Je n'avais pas vu passer beaucoup de fois cette période, ce n'était que la seconde fois à vrai dire. Mais le point positif, c'est que lorsque la froideur de l'air envahissait nos coeurs, nos maîtres nous laissaient garder notre laine, afin que nous ne mourrions pas de froid.
Je tournais en rond, comme tous les jours. Ces quatre murs, qui m'entouraient, me rendaient folle. Je n'en pouvais plus de les voir. Mais après tout, que connaissais-je de l'Extérieur ? On ne m'avait jamais permis de voir plus que le petit rayon lumineux qui traversait la porte lorsque l'on venait nous nourrir ou nous tondre. Je n'avais jamais vu la couleur du ciel, jamais senti l'odeur de l'herbe fraîche. Une fois, l'une de nous s'était échappée, et avait pu goûter à la liberté, pas longtemps. Elle était revenue dans un sal état, rattrapée par les chiens, ceux qui nous gardaient. Mais d'après ses mots, elle m'avait dit que si elle pouvait, elle recommencerait, car cela valait la peine, de se faire tuer, pour voir quelques secondes supplémentaires à ce paradis.
Je ne l'avais crue qu'à moitié ...
Mais enfin était venu le jour où j'avais pu tenter ma chance. Les deux-pattes travaillaient sur la porte de notre prison, et pendant quelques minutes cette dernière avait été laissée sans surveillances. J'avais alors pris mon élan, remplie d'adrénaline, et sauté sur le dos d'un autre mouton, avant de pouvoir sauter la grande barrière qui nous retenait. Ne voulant pas regarder en arrière, de peur de vouloir abandonner ma fuite, j'avais alors couru aussi vite que je l'avais pu. Derrière moi, je pouvais entendre les autres me crier de revenir, et les hommes crier, chargeant leurs fusils. Mais il était déjà trop tard, j'étais déjà trop loin pour eux, ils n'avaient pas pu me reprendre ma liberté nouvellement acquise.
Et alors que j'étais assez loin du danger, l'adrénaline de mon corps se dissipa, je soufflai de ma course précipitée. J'avais quitté leur satané village. Et c'est à ce moment que je découvris la nouvelle merveille qui m'entourait, voyant des couleurs que je n'avais jamais vues. Mon amie n'avait pas menti, cela valait le coup d'être vu. Devant moi il y avait comme une épaisse laine qui recouvrait le sol, d'une blancheur incomparable. Elle semblait renvoyer de la lumière partout où on regardait. En haut, il n'y avait plus l'affreuse toiture sous laquelle j'avais grandi, qui menaçait de s'effondrer à tout instant. Il y avait un ciel, aussi blanc que le tapis gelé sous mes sabots. Et puis les arbres ... L'air ! Tout était formidable ! Bien plus beau que tout ce que j'avais pu voir jusqu'à maintenant. C'était comme une renaissance ....
Mais aussitôt, je vis arriver la chose la plus belle que je n'avais jamais vue. Je n'aurais pas su dire d'où IL sortait, mais une sorte de grand chien s'avançait devant moi. Je savais que je devais avoir peur, mais c'était comme si ce sentiment avait été remplacé par celui de la liberté. Et puis l'animal était si beau ! Il était maigre et peu musclé, il devait être jeune et inexpérimenté, mais son pelage roux tranchait avec le blanc du décor, si bien qu'on aurait pensé que les dieux eux-même lui avaient recouvert sa fourrure d'or. Il était bien plus noble qu'un vulgaire chien, c'était certain. Et il était bien plus agile, souple que l'un de ces molosses qui nous gardaient. On n'entendait qu'à peine ses pas dans la poussière d'étoiles blanches.
Et puis, j'avais croisé son regard. Et ce dernier me figea sur place. Cette couleur, je ne l'avais jamais vue. Elle était étincelante, telle deux pierres précieuses que l'on aurait mis sur soin visage fin. C'était tellement beau. Mais en même temps, cela pouvait être tout aussi moche. Car tout ce qu'on pouvait lire dans ces iris éclatantes, c'était la tristesse. La culpabilité. Je n'avais jamais vu un regard aussi peiné de toute ma vie, même chez les moutons avec qui je vivais, lorsqu'ils se savaient condamnés. Non, alors que moi je profitais enfin de la vie qui s'offrait à moi, lui semblait la subir.
Et puis, la bête banda ses muscles, avant de me sauter dessus. Il avait de la force, même si moins que ce à quoi je m'attendais. Et puis son maigre corps n'était pas si lourd que ça, finalement. Mais je fus tout de même plaquée au sol, n'ayant pas pris de mesures protectrices plus tôt. Quoi qu'il en soit, l'instinct me poussa alors à tenter de me dégager, en lui donnant des coups de sabots, qu'il évita agilement. Je n'avais pas d'expérience moi non plus, je ne savais même pas quel était cet animal ... Le danger n'avait finalement pas été où je le pensais. C'est alors que je sentis une terrible douleur déchirer mon corps, je ne sentais plus ma patte. Un liquide rouge et chaud s'en échappait. Et puis, je vis la bouche de la bête venir déchirer mon épaisse laine, dangereusement près de mon coup.
Je savais alors que ce n'était plus qu'une question de temps avant que je ne découvre un nouveau monde. Un qui serait bien plus doux et agréable que celui dans lequel j'avais passé deux années de ma vie, je l'espérais. Mais je ne lui en voulais pas, j'étais contente tout de même, j'étais sereine. Oui, après tout, j'avais pu enfin voir l'Extérieur, moi aussi. J'avais pu profiter des rayons de soleil sur ma peau. J'avais pu respirer de l'air neuf et frais. J'avais pu marcher sur un nouveau sol, et découvrir une beauté que jamais je n'aurais pu voir en rêve. J'avais vécu, en l'espace d'un instant, et c'était suffisant pour moi. Et puis, je n'aurais pas été tué par ces misérables hommes, qui m'avaient volé ma vie, et mise à l'écart du monde. Non, j'aurais été tuée par un animal noble, d'une beauté à couper le souffle. Je serais morte pour nourrir un dieu.
Et alors que la douleur s'en était allée, et qu'un sourire de paix s'était installé sur mon visage autrefois si crispé, tout devint noir ....