Souffle acide du vent, larmes brulantes du ciel. Le monde ne ressemble plus aux paysages d'autrefois. Les cataclysmes ont frappé, des colonnes de flammes et de fumées se sont élevées sur l'horizon. La guerre. La guerre des hommes. Et nous, les loups n'avons eu d'autres choix que de fuir. Nombreux furent nos congénères emportés. Nous traversâmes les plaines cabossées, les forêts de cendres, poursuivis par la faim, traqués par la mort.
Notre salut, nous le devions malheureusement à ceux qui avaient provoqué notre malheur.
Ce n'est que sous ce ciel grisâtre et morne, que je réalise à quel point le sable de cette plage est pâle. La brise marine fait glisser les grains sur la surface du sol, et les pousse à s'entremêler dans les poils courts de mes pattes malgré leur épaisseur protectrice autour de ma peau. J'inspire l'air froid et salé de la mer, qui me brûle les poumons et me donne envie de me gratter la truffe. Je me retiens cependant, et je commence à longer la plage à l'orée du bois, marchant par intermittence sur le sable et sur la mousse de la forêt. Un endroit pareil, faut bien avouer que c'est fantastique. Même si, vraiment, je ne suis pas d'humeur à voir la beauté de ce qui m'entoure. Je fixe le sol, regardant avec insistance toutes les brindilles et les épines de pins que je piétine, sans chercher à me délecter du paysage. Je pense à ma sœur, comme à chaque seconde de mon existence depuis plusieurs semaines. Elle n'est plus là. Elle ne fait plus partie des nôtres, sans avoir quitté notre monde pour toujours. Je ne comprends pas ce qui lui est passé par la tête. Pourquoi s'est-elle éloignée ? Pourquoi disparaître sans laisser de trace, sans me laisser le moindre indice, la moindre explication ? Durant ces dernières semaines, c'est la confusion et l'inquiétude, qui m'ont envahies. Je me suis posé des questions pendant des jours, j'ai appelé des heures entières sans jamais me lasser, attendant toujours avec impatience la réponse de ma soeur. Mais rien. Toujours le silence pesant, et la douleur de son absence. Rien que le vide et l'angoisse de l'incompréhension.
Machinalement, comme je l'ai fait tous les jours depuis que j'ai constaté sa disparition, je m'entraîne. Encore et encore, sans jamais m'arrêter avant que mon corps soit épuisé. Alors, seulement, je rentre à ma tanière, et je m'affale dans la terre meuble pour me laisser emporter par les bras puissants du sommeil. Dans des rêves lourds, sans consistance, je me laisse aller pendant quelques heures, laissant ce temps de répit à mon corps avant de recommencer inlassablement le même manège, pour être perpétuellement à bout de forces et ne pas me laisser l'occasion de penser à Kaya. Aujourd'hui encore, sur cette plage blanche, froide et vide, je repars pour un nouvel entraînement. Je m'avance dans le sable, cette étendue difficile à fouler parce qu'à chacun de mes pas, le sol avale mes pattes. Je marche longtemps, fatiguant mes muscles les uns après les autres, et continuant toujours à marcher malgré la douleur dans mes membres. Pendant longtemps, je marche ainsi d'un bout à l'autre de la plage, n'essayant même pas d'alléger mon fardeau ou de faciliter mes déplacements. Je marche, encore et encore, et je continue de faire vibrer mes muscles pas après pas, minute après minute. Je m'acharne ainsi contre l'évidence, je ne concentre mon esprit que sur mon avancée infructueuse et douloureuse, cherchant par la même occasion à oublier les souffrances que j'endure mentalement. Pour le loup que je suis, perdre un être cher est une grande épreuve. Plus grande que pour les autres loups. Mais elle est pire encore lorsqu'il s'agit de ma soeur jumelle, et je me demande de plus en plus si je parviendrais à survivre sans elle.
Après un temps qui me semble interminable interminable, je me satisfais de remarquer que mes muscles me paraissent durs comme de la roche. Alors, sans faire plus attention que ça à leur survie, je me mets à trottiner, puis à courir, et finalement je file à toute allure sur la plage qui ensevelit mes pattes à chaque mètre foulé. Je fonce de long en large, je freine, je vire de bord brutalement en veillant à ignorer la douleur. Je pousse mes propres limites dans leurs plus lointains retranchements, et même si ma respiration est saccadée et que l'air me brûle les poumons, je ne m'arrête pas. La langue pendante, je continue encore et encore, je ne cesse de combattre la raison qui me dit d'arrêter avant de tomber raide mort. Je continue de me battre contre mes propres pensées, n'espérant qu'oublier la souffrance que j'endure depuis presque une lune, maintenant. Je soupire, je respire comme un boeuf, l'un de ces ridicules animaux entassés dans des enclos en attendant sagement la mort. Et puis, je souris en courant. Réalisant que lentement, c'est ce que je deviens : un animal d'abattage qui attend la fin posément, avec résignation. Je gonfle mes poumons d'un air brûlant et, le corps en feu, je fonce à toute vitesse vers la mer. Je plonge dans les vagues comme si le froid brutal pouvait détendre mes muscles soudainement, et je me mets à nager. Après tant de fatigue, le poids de mon corps oublié est une véritable jouissance, et je me délecte de cette masse que je n'ai plus à porter. Je nage durant de longues minutes, avant d'enfin décider que j'en ai eu mon compte pour aujourd'hui. Je quitte alors le couvert froid de l'eau et, trempé, dans un blizzard puissant, je rentre chez moi pour m'y sécher et m'endormir grâce à la fatigue.